Initialement publié le 19/11/2014
Pour les médias dominants, la situation dramatique dans laquelle se trouve la ville de Calais présente un acteur incompréhensible : le peuple de Calais.
En 1973, Jean Raspail décrivait dans son roman Le Camp des saints, parabole prophétique rééditée en 2012 par Robert Laffont pour cause d’actualité prégnante, les côtes françaises assaillies par un million de migrants échoués sur ses plages, et évoquait les cas de conscience tragiques qu’une telle situation impliquait. L’état de la ville de Calais depuis quelques mois semble une illustration cruellement réelle de l’anticipation qu’avait réalisée le romancier. Il n’y a qu’un seul point, cependant, sur lequel Jean Raspail se trompait dans sa prédiction du désastre : si le gouvernement et les médias regrettent que la situation s’embourbe, ils n’expriment pourtant aucun cas de conscience. Tout juste avouent-ils un malaise. Car le conflit cornélien que le romancier exposait tenait au choc de deux exigences : la première impliquait, selon le pacte fondamental noué dès l’origine entre les citoyens et l’État, la protection de ces derniers contre toute menace extérieure. La seconde relevait de l’impératif moral, chrétien ou simplement humaniste, de sollicitude envers les malheureux et les exilés. En somme, il y avait autant de raisons morales de tirer sur les envahisseurs pour défendre le pays et sa population, que de secourir les migrants. Mais le premier terme de cette contradiction terrible a été complètement évacué de la conscience des élites médiatiques et politiques contemporaines. Si bien que le seul problème qui demeure revient à savoir gérer des flux migratoires présentées au mieux comme « une chance pour la France », au pire comme inéluctables. Les citoyens qui y sont confrontés ne sont plus les premiers acteurs légitimes du débat, mais les figurants d’un événement supposé fatal. La souffrance du peuple n’est plus le souci cardinal, mais le dommage collatéral d’un processus de mondialisation économique promu par l’idéologie qu’appliquent les gouvernements et que matraquent les médias aux ordres. Cette révolte des élites contre les populations qui amène les premières à trahir l’intérêt des secondes, théorisée par Christopher Lasch et démontrée au sein du best-seller d’Éric Zemmour, Le Suicide français, se trouve illustrée à Calais de manière exemplaire. Si bien que les médias, lorsqu’ils se penchent sur cette situation calaisienne invraisemblable, donnent l’étrange impression de ne plus savoir quoi faire du peuple. C’est lui, et non l’étranger, qui est devenu incompréhensible et dont on interroge la légitimité. Revenons sur cette remarquable inversion du champ et du contre-champ.
Calais : les migrants racontent leur périple depuis l’Afrique http://t.co/VpNp0FqliL pic.twitter.com/ivPobeQWAS
— L’important (@Limportant_fr) 26 Octobre 2014
Le migrant comme icône
Étrangement, dans le discours des médias, l’un des acteurs du drame est parfaitement identifié, quoi qu’il devrait au contraire être celui qui soulève le plus de questions, qui implique le plus de nuances et qui exige le plus de recherches, de précautions, de complexité d’analyse : le migrant. Qu’il soit originaire de si lointains et si divers pays comme le Soudan, l’Érythrée, l’Éthiopie, la Syrie ou l’Afghanistan ; qu’il fuit un pays en guerre, un régime réellement dictatorial ou seulement vécu comme tel ; ou encore qu’il s’abandonne simplement à l’illusion de l’El Dorado britannique, et qu’il s’y abandonne par détresse, pour avoir été manipulé, par naïveté, par bêtise ou par un mélange de tout cela ; qu’il s’agisse d’un aventurier doué de toutes ses forces ou d’une femme cherchant à assurer un avenir meilleur à son enfant, qu’importe : il est le migrant et, en tant que tel, il entre dans une case prédéfinie de l’idéologie dominante, sa réalité humaine particulière n’ayant aucune importance. En tant que migrant, il est l’icône de substitution d’une gauche ayant jeté le prolo dans les poubelles de l’Histoire, lesquelles, comme ce dernier, étant rance et moisi. Il est l’incarnation de la souffrance et de l’injustice du monde qu’il résume et hyperbolise à l’exclusion de tout autre. En conséquence de quoi, d’où qu’il vienne et quelles que soient ses motivations, quel que soit son comportement, il doit susciter l’empathie. Quiconque se soustrait à cet impératif moral, à cette émotion obligatoire, et même s’il le fait seulement pour tenter de réfléchir raisonnablement aux circonstances, est immédiatement perçu comme abject.
Quelque nouveaux amis soudanais à #Calais pic.twitter.com/ulIph593ae
— Gaël LEGRAS (@glegras) 3 Novembre 2014
Orienter l’empathie
Ainsi, le migrant, humain inconnu mais figure rhétorique achevée, doit être le vecteur absolu de l’empathie. Il s’agit là d’un impératif préconstruit qui ne souffre aucune dérogation et les médias vont donc systématiquement orienter vers lui l’empathie des foules. Cela fera office d’analyse et de réflexion. Dans le reportage de Sept à Huit, sur TF1, diffusé en octobre dernier sur le sujet, la manœuvre est on ne peut plus visible. En effet, les journalistes, parmi tous les protagonistes du problème, vont se focaliser sur une mère et son enfant érythréens. Pourtant, cette mère et son enfant, sont en eux-mêmes une exception, la plupart des migrants étant des hommes comme le stipule le commentaire. Lors des distributions de nourriture, les femmes, si rares, ont l’autorisation de couper la file. Autrement dit, l’histoire de cette femme reste marginale, mais c’est pourtant cette histoire qui va être développée au détriment des autres, pour des raisons évidentes de casting. Qui, en effet, aurait le cœur de ne pas s’émouvoir devant une femme seule et son enfant ? Même si le reportage balaiera ensuite les différents aspects du problème calaisien, il s’achèvera par une image de cette femme et de son enfant marchant seuls dans la nuit et sur un fond musical propre à intensifier encore l’émotion légitime que ces deux êtres suscitent. Pourtant, ce n’est pas, a priori, d’une invasion de femmes et d’enfants facétieux dont la population calaisienne souffre et qui produit son exaspération… Alors quelle est l’utilité de cette séquence, hormis ce qu’elle peut avoir d’émouvant, pour comprendre les enjeux auxquels sont confrontés les Calaisiens ? Si ce n’est, bien sûr, de marteler de la sorte, par un angle biaisé et par la pente d’une empathie naturelle, l’idée qu’il n’existe dans cette affaire qu’un seul type de victime qui devrait être pris en compte par l’opinion : le migrant.
Les bénévoles
Autres protagonistes du drame servant le même objectif : les bénévoles interrogés. Valorisés par les reportages (ils ont un nom, une histoire, contrairement à la plupart des autres Calaisiens), ces bénévoles exemplaires doivent orienter l’empathie pour les migrants par mimétisme avec celle qu’eux-mêmes éprouvent. Dans le reportage de TF1, on nous présente ainsi Michel, un bénévole de l’association Salam. Étrange nom, d’ailleurs, pour une association française de défense des migrants, que ce mot « paix » en arabe qui suggère curieusement que le migrant viendrait avec l’intention d’en découdre… Michel emmène la femme érythréenne et son fils prendre une douche dans sa maison. Il ne va pas, cependant, jusqu’à les héberger. Il conserve donc un instinct de propriété privée, de frontière ; mais la frontière, si elle ne doit pas s’appliquer pour le pays, doit néanmoins être restaurée à l’entrée de sa propre maison. D’un autre côté, un élu municipal étiqueté au Front de gauche fait circuler une pétition permettant aux divers commerçants dont les affaires périclitent à cause des migrants de protester. Michel, lui, ne connaît pas ce genre de soucis et pour cause : il est à la retraite. Comme Brigitte Lips, que nous montre un reportage de France 2, et qui, quant à elle, recharge les portables des exilés. Elle retrouve les migrants au portail devant le jardin de sa maison où elle échange tickets et téléphones rechargés. La frontière existe aussi pour elle, marquée par ce portail que, visiblement, les migrants ne franchissent jamais. Elle se montre outrée par les réactions d’exaspération qu’elle entend dans la ville de toute part. Comme Michel, si elle éprouve une empathie immédiate pour les migrants, la réaction des Calaisiens lui demeure incompréhensible, voire suspecte. Seule la souffrance des migrants existe, et seule celle-ci est légitime, comme l’expose également ce client d’un supermarché interrogé dans le reportage de France 2, laissant entendre que si on compare leur situation au dénuement des migrants, les Calaisiens n’ont aucune raison de se plaindre. Certes, mais à ce compte-là, on espère qu’il tiendra le même discours à ses enfants le jour où ils se feront dépouiller. Encore une fois, de deux exigences morales conflictuelles, celle de la solidarité nationale, de la défense des siens, et celle de l’accueil de l’autre, la seconde a simplement annulé la première. Ce qui moralement n’est pas plus satisfaisant que s’il s’était agi de l’inverse.
Légitimité des migrants
Pourtant, cette légitimité des migrants à ne capter que l’empathie, et à la capter toute, est-elle si absolue qu’on nous le présente ? Elle n’est en tout cas jamais interrogée. Tout d’abord, aussi malheureux fussent-ils, lorsqu’ils sont interdits de supermarché dans le reportage de France 2 et que les journalistes « piègent » le vigile en caméra caché pour qu’il révèle les vrais raisons de ce qui semble dénoncé comme un intolérable apartheid, le vigile expose que les migrants n’auraient pas été refoulés s’ils s’étaient contentés de voler de la nourriture, mais qu’ils avaient pris l’habitude de s’approprier de la bière, du vin rosé ou du champagne… C’est d’ailleurs parce qu’ils arrivent nombreux, alcoolisés, qu’ils importunent les clients et déclenchent des bagarres qu’ils se font également refouler des bars, après quoi les patrons des établissements sont malgré tout contraints de se justifier d’une réaction qui paraîtrait absolument naturelle si elle concernait leurs compatriotes. « Avant les Français étaient bons avec nous, explique un migrant érythréen au micro de France 2, maintenant, il y a beaucoup de racistes dehors. » Le comportement souvent déplorable des migrants ainsi que leur nombre exponentiel éclairent pourtant de manière limpide la remarque intriguée et désolée du jeune Érythréen, mais ces évidences ne sont pas prises en compte. Si le Calaisien accueille, il est bon, s’il se rebiffe même pour les raisons les plus légitimes : il est raciste. Donc criminel. En revanche, le migrant, quoi qu’il fasse, demeure toujours l’ « humilié. » Dans le reportage de France 2, après qu’un cafetier a montré une vidéo de surveillance où l’on voit un migrant jeter au visage de la barmaid le café qu’elle n’a accepté de lui servir que dans un verre en carton (à emporter), la voix off enchaîne avec cette expression : « Migrants humiliés contre population dépassée. » Mais qui vient, sous nos yeux, d’humilier qui ? Sans compter qu’au-delà d’un comportement aussi peu respectueux des populations locales, il peut arriver que des jeunes Calaisiens soient carrément lynchés par des groupes de migrants. Auquel cas, la presse locale, comme Nord Littoral, dément — le témoignage avait été rapporté par radio6. Puis les preuves fournies démontrent la censure à laquelle la presse se livre. Aussi le journal régional évitera-t-il de dissimuler en revanche l’agression sexuelle sur une jeune Calaisienne dont se sont rendus responsables des migrants le 12 novembre.
Responsabilité historique
Légitimité absolue à susciter l’empathie, quelles que soient les circonstances, pour le migrant. Mais au-delà, c’est le fait même de la migration qui est d’emblée présenté comme une action légitime. Le président de France Terre d’Asile félicite d’ailleurs les journalistes de France 24, dans l’émission qui le reçoit, d’avoir permis aux migrants de justifier leur trajectoire : « Dans mon pays on vous tue si vous ne rejoignez pas les Talibans. », affirme le premier. « Dans mon pays il n’y pas de démocratie. Je veux vivre comme vous, en société. Je suis aussi un être humain. », argue le second. Et personne, bien sûr, d’analyser le bien fondé de tels arguments. Ainsi l’Afghan serait autorisé à fuir les Talibans plutôt que de les combattre aux côtés de soldats français qui sont venus mourir sur sa terre tandis que lui trouverait refuge sur la nôtre. Ainsi l’Africain considérerait que sa qualité d’être humain suffit à lui donner un passeport européen pour y « vivre en société », et le dispenserait d’avoir à fonder la sienne, dans son pays. À ce compte-là, un milliard de Chinois, humains également, et souffrant de la dictature communiste, pourraient légitimement venir s’entasser à l’Ouest du continent eurasien… On entre là dans le domaine des responsabilités historiques.
Alors que nous fêtons le centenaire de la première guerre mondiale, faut-il rappeler que près de deux millions de jeunes français ont péri au cours de ce conflit pour ne s’être pas (de gré ou de force) défausser de leur responsabilité historique ? Que ces jeunes gens n’ont peut-être pas eu le courage, comme les migrants, de traverser des continents dans des conditions atroces, mais ont en revanche montré celui d’affronter les déluges de shrapnells. Au lieu de défendre ou de changer son pays, on change de pays. Voilà une tentation tout à fait compréhensible et humaine, bien entendu, qu’il serait odieux de juger avec sévérité lorsqu’on se trouve dans la partie privilégiée de la planète. Néanmoins, cette fuite devant sa responsabilité historique ne peut pas non plus se parer d’une légitimité indiscutable.
Consommateurs post-nationaux
Mais alors que ces migrants viennent de pays où leur vie, pour certains, serait menacée, les voilà, une fois saufs, à Calais, se transformant en consommateurs. Ils manifestent contre la police pour réclamer des droits alors qu’ils ne sont même pas censés être éligibles à celui d’être où ils sont. Quand ils ne se plaignent pas de n’obtenir qu’un seul repas par jour, comme si celui-là seul leur était dû, ils refusent de manger en raison d’un manque d’assaisonnement. Ils se plaignent également des squats insalubres où ils s’entassent, comme si l’État français eût été sommé de bétonner la côte d’opale afin de les accueillir dans des conditions décentes…
Mais le pire reste que des réclamations aussi invraisemblables soient presque toutes relayées par les médias comme si elles étaient recevables ! En réalité, cette attitude sous-tend toute la logique en œuvre. Autant que des exilés malheureux, les migrants incarnent des consommateurs post-nationaux. Dans un monde post-national où les notions de « responsabilité historique » ou de « solidarité nationale » doivent disparaître, ne demeurent que des individus consommateurs qui, sur le supermarché des territoires existant sur toute la surface de la Terre, auraient chacun un droit imprescriptible à choisir celui qui leur convient, et sans que l’hérédité des uns contreviennent à ce nouveau droit conçu comme sacré. Et c’est bien cette vision du monde que le migrant comme icône est censé divulguer en saisissant la compassion du citoyen, d’autant que cette vision est précisément celle des élites post-nationales qui ont elles-mêmes abandonné la responsabilité historique qui était la leur, celle de défendre un peuple qui, comme sa nation, est aujourd’hui sommé de disparaître.
2300 migrants vivent dans des conditions indignes à #Calais. Il faut agir ! @francetvinfo http://t.co/qwe1G99Faf pic.twitter.com/6dD9vUeJM7
— France terre d’asile (@Franceterdasile) 29 Octobre 2014
Le peuple en angle mort
Si le migrant est absolument légitime dans sa souffrance comme dans sa migration, la légitimité de la souffrance du Calaisien comme celle de son droit à être protégé par l’État en tant que citoyen d’un pays particulier lui sont refusés. Comme nous l’avions noté dans notre dossier sur Le Grand Journal, ce peuple était simplement absent du « scoop » présenté par Karim Rissouli le 9 septembre. Ce que le journaliste avait remarqué d’inquiétant à Calais c’était la présence de… fachos. Face auxquels se trouvaient donc de pauvres migrants à défendre. Quand le délabrement très concret de la ville de Calais, de son économie, de son état sanitaire (réintroduction de la galle) et sécuritaire (police débordée), quand le cauchemar quotidien vécu par les routiers ont fini par obliger les médias à prendre en compte la souffrance intolérable des Calaisiens, même Le Grand Journal, le 13 octobre, s’est mis à évoquer la chose, avouant par là l’arnaque complète de la perspective qu’avait employée cette même émission un mois plus tôt. Heureusement, la co-réalisatrice du film de propagande sans-papiériste Samba, était là pour remettre les pendules à l’heure. L’idéologie en place, quand ce n’est pas le politicien qui la divulgue, c’est le journaliste, quand ce n’est pas le journaliste, c’est le cultureux « engagé » qu’il interroge. La souffrance des Calaisiens était ainsi présentée comme illégitime, voire odieuse, par la grande âme. Mais quand il faut tout de même la prendre en compte un minimum, elle se résume à « une exaspération ». Un sentiment à demi légitime, qui frôle l’absurde colère. Les éléments de langage répétés par tous les médias, seront d’opposer des « migrants désespérés » à une « population exaspérée ». Un choix de mots tout sauf anodin. Car on pourrait très bien parler de « migrants agressifs et invasifs » face à une « population désespérée ». Ce qui serait en l’occurrence plus en accord avec la réalité des faits rapportés.
Un choix moral rentable
D’un problème moral complexe, les médias ont donc fait une chose simple en déniant à leurs propres compatriotes la légitimité que leur confère leur citoyenneté française. Au lieu de prendre en compte toutes les données du drame, ils se sont rangés en masse derrière la seule exigence morale d’accueillir les migrants et ont passé à la trappe celle qui leur réclamait de défendre les Calaisiens. Non seulement ce choix moral a l’avantage d’être aisé et d’évacuer la contradiction, mais de surcroît il sert in fine l’établissement d’un marché mondial post-national sur les ruines des anciennes patries dont toutes les élites, auxquelles ils appartiennent, se trouvent être bénéficiaires. En plus des bénéfices issus du phénomène, ces élites s’accordent donc une bonne conscience tout en exerçant sur le peuple trahi un chantage moral complètement fallacieux, afin de lui faire accepter sans révolte sa propre dissolution. Voici donc à partir de quelle chaire tombent sur les têtes autant de leçons de vertu.