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Dossier : La Vague dissidente

18 février 2013

Temps de lecture : 11 minutes
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Dossier : La Vague dissidente

Temps de lecture : 11 minutes

Zemmour, Ménard, Lévy, Cohen, Rioufol, Brunet : leur nombre s’accroît et les médias les rassemblent sous l’étiquette de « néo-réacs ». Mais forment-ils, pour autant, une équipe cohérente ? Sont-ils réellement « réactionnaires » ou seulement « réactifs » ? Et comment se cognent-ils au mur de la Pensée Unique ?

Au début des années 90 du siè­cle précé­dent, alors que le mur sovié­tique finis­sait de s’effondrer, un autre achevait de bar­ri­cad­er la nou­velle doxa à l’encontre de tous ceux qui auraient pré­ten­du la remet­tre en cause. Était-ce la con­séquence de la vic­toire occi­den­tale par for­fait du camp adverse ? En tout cas, on baig­nait dans une atmo­sphère de fin de l’Histoire, la dialec­tique idéologique sem­blait désor­mais devoir appartenir à une ère révolue, et un con­sen­sus se met­tait en place, pro­pre à béton­ner tout débat, que cer­tains finirent par nom­mer « Pen­sée Unique » ou « Poli­tique­ment cor­rect », une fois qu’il apparut que les parpaings solide­ment encas­trés étaient égale­ment recou­verts de verre pilé. Cepen­dant, la décen­nie suiv­ante allait peu à peu voir grossir une vaguelette, quoique sécrétée au compte-goutte, de jour­nal­istes cri­tiques ten­tant d’éclabousser le mur de la rec­ti­tude morale offi­cielle. À peine une poignée, ils fer­ont pour­tant telle­ment tâche dans le paysage mono­chrome du dis­cours médi­a­tique, qu’on ne par­lera bien­tôt plus que d’eux, jusqu’à don­ner l’impression d’une grande défer­lante réac­tion­naire s’abattant sur la muraille du Pro­grès. Qu’en est-il réellement ?

Une décennie « néo-réac »

Les atten­tats du World Trade Cen­ter, qui ont ouvert véri­ta­ble­ment le XXIème siè­cle, sem­blent avoir égale­ment relancé le cours de l’Histoire intel­lectuelle. En effet, c’est en 2002 que parais­sent en France deux livres tout à fait symp­to­ma­tiques : d’un côté, la jour­nal­iste Élis­a­beth Lévy pub­lie Les Maîtres censeurs (Lat­tès), attaquant la Pen­sée Unique de manière frontale et dans le champ médi­a­tique ; de l’autre, Daniel Lin­den­berg assène un pam­phlet, Le Rap­pel à l’ordre (Seuil), sur les têtes d’une dizaine d’intellectuels accusés de « réac­tion » (dont la plu­part, c’est à not­er, vien­nent de la gauche ou s’en procla­ment, comme Alain Finkielkraut, Pas­cal Bruck­n­er ou Alain Badiou). Ces deux livres, soule­vant cha­cun de fortes polémiques, vont déter­min­er les modal­ités de l’affrontement. Ceux qui se dressent con­tre la Pen­sée Unique reprochant à ses représen­tants d’entretenir un véri­ta­ble ter­ror­isme intel­lectuel, de refuser le débat et de recourir à des formes insi­dieuses de cen­sure ; ceux qui emboîteront le pas de Lin­den­berg se con­tentant la plu­part du temps de dress­er des listes et d’amalgamer les gêneurs sous le voca­ble de « réac­tion­naires », « néo-réacs », voire, comme Renaud Dély fin 2012 dans Le Nou­v­el Obs, « néo-fachos ».

Tête à clash

En 2006, Lau­rent Ruquier offre un fau­teuil de chroniqueur à Éric Zem­mour, un jour­nal­iste du Figaro à peine con­nu du grand pub­lic pour son livre Le Pre­mier Sexe (Denoël), au sein de son talk-show « On n’est pas couché ». D’abord sys­té­ma­tique­ment hué par les spec­ta­teurs de l’émission, c’est lui qui, par la suite, accom­pa­g­né d’Éric Naul­leau, va assur­er l’immense suc­cès du pro­gramme, notam­ment grâce à un nom­bre con­sid­érable de « clashs » avec les invités qui tour­nent en boucle sur Inter­net. Brisant soudaine­ment à la fois le con­sen­sus pro­mo­tion­nel auquel ont été réduites depuis longtemps les émis­sions cul­turelles et de diver­tisse­ment, et le con­sen­sus idéologique, en assumant des vues de droite dans un milieu uni­for­mé­ment de gauche, Zem­mour fait le show, polémique avec brio, démolit avec humour et devient un véri­ta­ble phénomène de société. Franken­stein échap­pant des mains de ses créa­teurs, une bête médi­a­tique est née, qui dérange un milieu corseté dans le poli­tique­ment cor­rect mais arrange ses employeurs par sa fac­ulté de faire mon­ter l’audimat.

Les mousquetaires des plateaux télé…

Le suc­cès inat­ten­du d’Éric Zem­mour va entraîn­er dans son sil­lage la médi­ati­sa­tion d’autres jour­nal­istes qui, sans doute, seraient restés dans l’ombre si le sys­tème médi­a­tique n’avait pas, grâce au phénomène Zem­mour, repris con­science de quelques équa­tions élé­men­taires : pour qu’il y ait de l’audimat, il faut du spec­ta­cle ; pour qu’il y ait du spec­ta­cle, il faut du débat ; pour qu’il y ait du débat, il faut des con­tra­dicteurs… C’est ain­si qu’Ivan Rioufol, jour­nal­iste au Figaro égale­ment, plus clas­sique, moins flam­boy­ant, mais s’assumant réac­tion­naire (De l’urgence d’être réac­tion­naire, PUF, 2012), va trou­ver égale­ment sa place de mous­que­taire des plateaux télé, à fer­railler seul con­tre tous sur des sujets où l’opinion offi­cielle est par­faite­ment for­matée. Auteur d’Être de droite : un tabou français (Albin Michel, 2006), Éric Brunet va quant à lui car­ré­ment se « ven­dre » sur cette éti­quette tou­jours infâ­mante, mais dev­enue depuis peu asso­ciée à un quo­ta néces­saire à assur­er dans les grandes rédac­tions. Il obtient ain­si une quo­ti­di­enne sur RMC (« Car­ré­ment Brunet ») à par­tir de novem­bre 2010, non sans essuy­er les attaques de l’ACRIMED, l’association bour­dieusi­enne accu­sant tout bon­nement l’un des seuls ani­ma­teurs ouverte­ment de droite de faire une « émis­sion de pro­pa­gande ». À gauche, en effet, on se con­tente de rap­pel­er la Vérité. Prav­da.

Tartuffe démocrate

En 2008, le directeur de Reporters sans fron­tières, Robert Ménard, infati­ga­ble défenseur de la lib­erté d’expression, se con­fronte assez vio­lem­ment à Éric Zem­mour lors de l’émission « On n’est pas couché », au sujet de la Chine. Pour­tant, trois ans plus tard, le pre­mier vient témoign­er en faveur du sec­ond, dans le cadre d’un procès inten­té par plusieurs asso­ci­a­tions sub­ven­tion­nées de lutte con­tre les dis­crim­i­na­tions. Ménard a‑t-il retourné sa veste ? Changé de camp ? Non, sim­ple­ment, cohérent avec l’intitulé de sa cause, le jour­nal­iste s’attache, surtout depuis qu’il a quit­té RSF, à défendre la lib­erté d’expression à l’intérieur des fron­tières, enfin de ce qu’il en reste. Ain­si s’insurge-t-il – presque naïve­ment -, con­tre tous les tabous qu’il détecte, allant jusqu’à sor­tir, avec sa femme Emmanuelle Duverg­er, un pam­phlet titré : Vive le Pen ! (Mordi­cus, 2011), sans accorder pour autant nul sou­tien au Front Nation­al mais pour soulign­er la tartufferie d’une presse soi-dis­ant démoc­rate qui dia­bolise des par­tis pour­tant autorisés.

Complaisance

Le clan Le Pen incar­nant le pôle nord de la vie intel­lectuelle, médi­a­tique et fan­tas­ma­tique française, en 2012 comme vingt ans plus tôt, c’est encore ce sujet qui va faire naitre le scan­dale autour de Philippe Cohen, auteur, avec Pierre Péan, de Le Pen, une his­toire française (Robert Laf­font). En effet, parce que les jour­nal­istes ont mené une enquête très cri­tique, mais volon­taire­ment dépas­sion­née (et sans « dia­boli­sa­tion », donc), sur les cro­quemi­taines du cirque poli­tique, on les accuse de « com­plai­sance ». Le seul soupçon de com­plai­sance envers ce par­ti, fût-il légal, suff­isant à se voir con­fér­er une répu­ta­tion de nos­tal­gique des camps de la mort, ou presque, et s’appelât-on « Cohen », la polémique enfle au point d’aboutir à la démis­sion du coupable de l’hebdomadaire Mar­i­anne, dont il était pour­tant l’un des fon­da­teurs, après une rude con­tro­verse avec Mau­rice Szafran, PDG de la revue. Une revue dont les objec­tifs ini­ti­aux avaient été juste­ment de lut­ter… con­tre la Pen­sée Unique. Élis­a­beth Lévy, qui y col­lab­o­rait, avait mon­té avec Philippe Cohen la « Fon­da­tion du 2 mars », un think-tank des­tiné à pro­mou­voir les valeurs répub­li­caines, ten­dance gaul­lo-chevène­men­tiste. Cette affaire prou­ve, par ailleurs, que dix ans après ses pre­mières ébul­li­tions vis­i­bles, la « vague dis­si­dente », si elle déchaîne tou­jours davan­tage les réac­tions out­rées des milieux médi­a­tiques offi­ciels, n’a jamais pu con­clure sur un réel ancrage dans cette sphère.

Bilan et perspectives

Si l’on en croit les dis­cours des médias autorisés, les « néo-réacs » (voire « néo-fachos », bref, ces « SS 2.0 »), for­ment un ensem­ble idéologique cohérent, suff­isam­ment cohérent pour être insi­dieuse­ment réductible à une seule chose : la cervelle de la Bête immonde, et un ensem­ble d’autant plus menaçant qu’il aurait peu à peu pris ses mar­ques dans le sys­tème médi­a­tique au point de le gan­grén­er de sa pen­sée « nauséabonde ». Tel serait donc le bilan à tir­er de cette décen­nie qui vit sur­gir les néo-réacs. Or, sur ces deux aspects du phénomène : unité de pen­sée et ancrage dans le sys­tème, il serait bon de se pencher de manière objective.

« Ménard sans interdit »… interdit

Tout d’abord, l’ancrage. Quelle est la sit­u­a­tion pro­fes­sion­nelle réelle de nos pro­tag­o­nistes ? Philippe Cohen, nous venons de le voir, a démis­sion­né de la revue Mar­i­anne dont il avait été plus de dix ans plus tôt, l’un des mem­bres fon­da­teurs. Robert Ménard a été débar­qué d’i>Télé en juil­let 2012 où il ani­mait une émis­sion quo­ti­di­enne, « Ménard sans inter­dit », après avoir été déjà évincé de la sta­tion RTL l’année précé­dente. Il s’est depuis « replié » sur Inter­net en lançant le site d’information Boule­vard Voltaire. Si Éric Brunet con­serve sa quo­ti­di­enne sur RMC, il ne sem­ble pas dépass­er le statut de « quo­ta droiti­er ». Quant à Ivan Rioufol, hormis son « Bloc-notes » au Figaro, il n’est jamais qu’un invité récur­rent des talk-shows, de la même manière qu’Élis­a­beth Lévy, laque­lle n’a plus comme il y a quelques années chez Franz-Olivi­er Gies­bert, un fau­teuil de chroniqueuse télé, et se con­cen­tre sur le développe­ment de sa revue Causeur, qui devrait attein­dre les kiosques en avril 2013. Enfin, Éric Zem­mour, le plus emblé­ma­tique de tous, s’est fait évin­cer d’« On n’est pas couché » en pleine gloire et s’il a relancé une émis­sion avec son com­père Éric Naul­leau (« Zem­mour et Naul­leau »), ce n’est plus que sur le câble qu’il appa­raît, demeu­rant égale­ment chroniqueur sur i>Télé (« Ça se dis­pute »), quand ses chroniques quo­ti­di­ennes sur RTL ont été réduites au rythme de deux par semaine. Par con­séquent, l’idée d’une inva­sion des médias par les néo-réacs, telle qu’elle est véhiculée par des jour­nal­istes dis­posant quant à eux de postes clés dans les chaînes de télévi­sion ou de radio publiques paraît totale­ment dis­pro­por­tion­née, si ce n’est déli­rante, ou encore rel­e­vant du pur fan­tasme ou bien, peut-être, d’un sim­ple « sen­ti­ment d’insécurité » que ceux-ci éprou­veraient sur le plan professionnel.

Un courant intellectuel défini et organisé ?

Analysons main­tenant cet autre préjugé qui accorderait une unité idéologique aux néo-réacs, comme s’il s’agissait d’un courant intel­lectuel défi­ni et organ­isé, qu’on pour­rait par con­séquent aisé­ment rap­procher d’autres courants ayant ani­mé les « heures les plus som­bres de notre His­toire ». Si l’on use de la typolo­gie établie par René Rémond dans son célébris­sime ouvrage Les droites en France, force est de con­stater qu’un Zem­mour bona­partiste est assez éloigné, d’un point de vue idéologique, des orléanistes libéraux Rioufol ou Brunet, ces trois-là étant les seuls, par ailleurs, à se déclar­er eux-mêmes « réac­tion­naires », quand cette épithète reste en out­re dénuée de réelle per­ti­nence, puisqu’il faudrait encore savoir quel repère est asso­cié à la « réac­tion » : Avant mai 1968 ? Les années 1930 ? 1802 ? L’Ancien Régime ? Quant à Élis­a­beth Levy et Philippe Cohen, les pre­mières plumes de Mar­i­anne ne peu­vent être situées à droite qu’en ver­tu d’un mou­ve­ment « sin­istr­o­gyre » (« gauchi­sa­tion » des cli­vages poli­tiques), qui aurait déplacé le mar­queur à bâbord d’un engage­ment répub­li­cain laï­ciste de gauche tra­di­tion­nel. Ménard, l’ancien trot­skyste qual­i­fié de représen­tant d’une « gauche libérale » au début des années 2000, même s’il est dif­fi­cile de le main­tenir aujourd’hui de ce côté de l’hémicycle, s’en réfère quoiqu’il en soit tou­jours à Voltaire plutôt qu’à Joseph de Maistre.

Scénario complotiste

Il est donc clair que nous ne sommes pas en présence d’une nou­velle idéolo­gie réac­tion­naire con­stru­ite et qui se dif­fuserait par le biais de jour­nal­istes s’implantant avec habileté dans les médias afin de laver le cerveau du peu­ple. Même si ce scé­nario com­plo­tiste est pro­pre à flat­ter les bas instincts de lyn­chage d’une élite ten­ant à ses prérog­a­tives, un min­i­mum d’honnêteté intel­lectuelle exige qu’il soit bat­tu en brèche. La vérité est beau­coup plus sim­ple : depuis dix ans, le mur édi­fié par la Pen­sée Unique a com­mencé de trem­bler. Du haut des miradors, les gar­di­ens grasse­ment payés se voient oblig­és de laiss­er pass­er de temps en temps un réfrac­taire parce qu’une foule trop impor­tante garde les yeux rivés sur lui. S’il fran­chit les bar­belés, on lui tire néan­moins dessus pour crime de « déra­page » en espérant obtenir en con­trepar­tie un brevet de Résis­tance. On explique ensuite au peu­ple qu’une telle sévérité n’est pas exces­sive quand un com­plot réac­tion­naire men­ace le par­adis à venir, après avoir qual­i­fié de « fas­ciste » le pre­mier déviant venu et d’où qu’il vienne. En fin de compte, il sem­blerait qu’en 1991, si le bloc occi­den­tal a vain­cu, ce n’était que pour asseoir sa vic­toire libérale sous une forme sovié­tique. Quant à la « vague dis­si­dente », si elle man­i­feste un élan réel, sa con­sis­tance et sa force de frappe demeurent pour l’heure essen­tielle­ment sous-jacentes. Mais rien ne s’oppose à ce qu’un jour elle explose véritablement.

MD

Crédit pho­to : mon­tage Ojim

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