Zemmour, Ménard, Lévy, Cohen, Rioufol, Brunet : leur nombre s’accroît et les médias les rassemblent sous l’étiquette de « néo-réacs ». Mais forment-ils, pour autant, une équipe cohérente ? Sont-ils réellement « réactionnaires » ou seulement « réactifs » ? Et comment se cognent-ils au mur de la Pensée Unique ?
Au début des années 90 du siècle précédent, alors que le mur soviétique finissait de s’effondrer, un autre achevait de barricader la nouvelle doxa à l’encontre de tous ceux qui auraient prétendu la remettre en cause. Était-ce la conséquence de la victoire occidentale par forfait du camp adverse ? En tout cas, on baignait dans une atmosphère de fin de l’Histoire, la dialectique idéologique semblait désormais devoir appartenir à une ère révolue, et un consensus se mettait en place, propre à bétonner tout débat, que certains finirent par nommer « Pensée Unique » ou « Politiquement correct », une fois qu’il apparut que les parpaings solidement encastrés étaient également recouverts de verre pilé. Cependant, la décennie suivante allait peu à peu voir grossir une vaguelette, quoique sécrétée au compte-goutte, de journalistes critiques tentant d’éclabousser le mur de la rectitude morale officielle. À peine une poignée, ils feront pourtant tellement tâche dans le paysage monochrome du discours médiatique, qu’on ne parlera bientôt plus que d’eux, jusqu’à donner l’impression d’une grande déferlante réactionnaire s’abattant sur la muraille du Progrès. Qu’en est-il réellement ?
Une décennie « néo-réac »
Les attentats du World Trade Center, qui ont ouvert véritablement le XXIème siècle, semblent avoir également relancé le cours de l’Histoire intellectuelle. En effet, c’est en 2002 que paraissent en France deux livres tout à fait symptomatiques : d’un côté, la journaliste Élisabeth Lévy publie Les Maîtres censeurs (Lattès), attaquant la Pensée Unique de manière frontale et dans le champ médiatique ; de l’autre, Daniel Lindenberg assène un pamphlet, Le Rappel à l’ordre (Seuil), sur les têtes d’une dizaine d’intellectuels accusés de « réaction » (dont la plupart, c’est à noter, viennent de la gauche ou s’en proclament, comme Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ou Alain Badiou). Ces deux livres, soulevant chacun de fortes polémiques, vont déterminer les modalités de l’affrontement. Ceux qui se dressent contre la Pensée Unique reprochant à ses représentants d’entretenir un véritable terrorisme intellectuel, de refuser le débat et de recourir à des formes insidieuses de censure ; ceux qui emboîteront le pas de Lindenberg se contentant la plupart du temps de dresser des listes et d’amalgamer les gêneurs sous le vocable de « réactionnaires », « néo-réacs », voire, comme Renaud Dély fin 2012 dans Le Nouvel Obs, « néo-fachos ».
Tête à clash
En 2006, Laurent Ruquier offre un fauteuil de chroniqueur à Éric Zemmour, un journaliste du Figaro à peine connu du grand public pour son livre Le Premier Sexe (Denoël), au sein de son talk-show « On n’est pas couché ». D’abord systématiquement hué par les spectateurs de l’émission, c’est lui qui, par la suite, accompagné d’Éric Naulleau, va assurer l’immense succès du programme, notamment grâce à un nombre considérable de « clashs » avec les invités qui tournent en boucle sur Internet. Brisant soudainement à la fois le consensus promotionnel auquel ont été réduites depuis longtemps les émissions culturelles et de divertissement, et le consensus idéologique, en assumant des vues de droite dans un milieu uniformément de gauche, Zemmour fait le show, polémique avec brio, démolit avec humour et devient un véritable phénomène de société. Frankenstein échappant des mains de ses créateurs, une bête médiatique est née, qui dérange un milieu corseté dans le politiquement correct mais arrange ses employeurs par sa faculté de faire monter l’audimat.
Les mousquetaires des plateaux télé…
Le succès inattendu d’Éric Zemmour va entraîner dans son sillage la médiatisation d’autres journalistes qui, sans doute, seraient restés dans l’ombre si le système médiatique n’avait pas, grâce au phénomène Zemmour, repris conscience de quelques équations élémentaires : pour qu’il y ait de l’audimat, il faut du spectacle ; pour qu’il y ait du spectacle, il faut du débat ; pour qu’il y ait du débat, il faut des contradicteurs… C’est ainsi qu’Ivan Rioufol, journaliste au Figaro également, plus classique, moins flamboyant, mais s’assumant réactionnaire (De l’urgence d’être réactionnaire, PUF, 2012), va trouver également sa place de mousquetaire des plateaux télé, à ferrailler seul contre tous sur des sujets où l’opinion officielle est parfaitement formatée. Auteur d’Être de droite : un tabou français (Albin Michel, 2006), Éric Brunet va quant à lui carrément se « vendre » sur cette étiquette toujours infâmante, mais devenue depuis peu associée à un quota nécessaire à assurer dans les grandes rédactions. Il obtient ainsi une quotidienne sur RMC (« Carrément Brunet ») à partir de novembre 2010, non sans essuyer les attaques de l’ACRIMED, l’association bourdieusienne accusant tout bonnement l’un des seuls animateurs ouvertement de droite de faire une « émission de propagande ». À gauche, en effet, on se contente de rappeler la Vérité. Pravda.
Tartuffe démocrate
En 2008, le directeur de Reporters sans frontières, Robert Ménard, infatigable défenseur de la liberté d’expression, se confronte assez violemment à Éric Zemmour lors de l’émission « On n’est pas couché », au sujet de la Chine. Pourtant, trois ans plus tard, le premier vient témoigner en faveur du second, dans le cadre d’un procès intenté par plusieurs associations subventionnées de lutte contre les discriminations. Ménard a‑t-il retourné sa veste ? Changé de camp ? Non, simplement, cohérent avec l’intitulé de sa cause, le journaliste s’attache, surtout depuis qu’il a quitté RSF, à défendre la liberté d’expression à l’intérieur des frontières, enfin de ce qu’il en reste. Ainsi s’insurge-t-il – presque naïvement -, contre tous les tabous qu’il détecte, allant jusqu’à sortir, avec sa femme Emmanuelle Duverger, un pamphlet titré : Vive le Pen ! (Mordicus, 2011), sans accorder pour autant nul soutien au Front National mais pour souligner la tartufferie d’une presse soi-disant démocrate qui diabolise des partis pourtant autorisés.
Complaisance
Le clan Le Pen incarnant le pôle nord de la vie intellectuelle, médiatique et fantasmatique française, en 2012 comme vingt ans plus tôt, c’est encore ce sujet qui va faire naitre le scandale autour de Philippe Cohen, auteur, avec Pierre Péan, de Le Pen, une histoire française (Robert Laffont). En effet, parce que les journalistes ont mené une enquête très critique, mais volontairement dépassionnée (et sans « diabolisation », donc), sur les croquemitaines du cirque politique, on les accuse de « complaisance ». Le seul soupçon de complaisance envers ce parti, fût-il légal, suffisant à se voir conférer une réputation de nostalgique des camps de la mort, ou presque, et s’appelât-on « Cohen », la polémique enfle au point d’aboutir à la démission du coupable de l’hebdomadaire Marianne, dont il était pourtant l’un des fondateurs, après une rude controverse avec Maurice Szafran, PDG de la revue. Une revue dont les objectifs initiaux avaient été justement de lutter… contre la Pensée Unique. Élisabeth Lévy, qui y collaborait, avait monté avec Philippe Cohen la « Fondation du 2 mars », un think-tank destiné à promouvoir les valeurs républicaines, tendance gaullo-chevènementiste. Cette affaire prouve, par ailleurs, que dix ans après ses premières ébullitions visibles, la « vague dissidente », si elle déchaîne toujours davantage les réactions outrées des milieux médiatiques officiels, n’a jamais pu conclure sur un réel ancrage dans cette sphère.
Bilan et perspectives
Si l’on en croit les discours des médias autorisés, les « néo-réacs » (voire « néo-fachos », bref, ces « SS 2.0 »), forment un ensemble idéologique cohérent, suffisamment cohérent pour être insidieusement réductible à une seule chose : la cervelle de la Bête immonde, et un ensemble d’autant plus menaçant qu’il aurait peu à peu pris ses marques dans le système médiatique au point de le gangréner de sa pensée « nauséabonde ». Tel serait donc le bilan à tirer de cette décennie qui vit surgir les néo-réacs. Or, sur ces deux aspects du phénomène : unité de pensée et ancrage dans le système, il serait bon de se pencher de manière objective.
« Ménard sans interdit »… interdit
Tout d’abord, l’ancrage. Quelle est la situation professionnelle réelle de nos protagonistes ? Philippe Cohen, nous venons de le voir, a démissionné de la revue Marianne dont il avait été plus de dix ans plus tôt, l’un des membres fondateurs. Robert Ménard a été débarqué d’i>Télé en juillet 2012 où il animait une émission quotidienne, « Ménard sans interdit », après avoir été déjà évincé de la station RTL l’année précédente. Il s’est depuis « replié » sur Internet en lançant le site d’information Boulevard Voltaire. Si Éric Brunet conserve sa quotidienne sur RMC, il ne semble pas dépasser le statut de « quota droitier ». Quant à Ivan Rioufol, hormis son « Bloc-notes » au Figaro, il n’est jamais qu’un invité récurrent des talk-shows, de la même manière qu’Élisabeth Lévy, laquelle n’a plus comme il y a quelques années chez Franz-Olivier Giesbert, un fauteuil de chroniqueuse télé, et se concentre sur le développement de sa revue Causeur, qui devrait atteindre les kiosques en avril 2013. Enfin, Éric Zemmour, le plus emblématique de tous, s’est fait évincer d’« On n’est pas couché » en pleine gloire et s’il a relancé une émission avec son compère Éric Naulleau (« Zemmour et Naulleau »), ce n’est plus que sur le câble qu’il apparaît, demeurant également chroniqueur sur i>Télé (« Ça se dispute »), quand ses chroniques quotidiennes sur RTL ont été réduites au rythme de deux par semaine. Par conséquent, l’idée d’une invasion des médias par les néo-réacs, telle qu’elle est véhiculée par des journalistes disposant quant à eux de postes clés dans les chaînes de télévision ou de radio publiques paraît totalement disproportionnée, si ce n’est délirante, ou encore relevant du pur fantasme ou bien, peut-être, d’un simple « sentiment d’insécurité » que ceux-ci éprouveraient sur le plan professionnel.
Un courant intellectuel défini et organisé ?
Analysons maintenant cet autre préjugé qui accorderait une unité idéologique aux néo-réacs, comme s’il s’agissait d’un courant intellectuel défini et organisé, qu’on pourrait par conséquent aisément rapprocher d’autres courants ayant animé les « heures les plus sombres de notre Histoire ». Si l’on use de la typologie établie par René Rémond dans son célébrissime ouvrage Les droites en France, force est de constater qu’un Zemmour bonapartiste est assez éloigné, d’un point de vue idéologique, des orléanistes libéraux Rioufol ou Brunet, ces trois-là étant les seuls, par ailleurs, à se déclarer eux-mêmes « réactionnaires », quand cette épithète reste en outre dénuée de réelle pertinence, puisqu’il faudrait encore savoir quel repère est associé à la « réaction » : Avant mai 1968 ? Les années 1930 ? 1802 ? L’Ancien Régime ? Quant à Élisabeth Levy et Philippe Cohen, les premières plumes de Marianne ne peuvent être situées à droite qu’en vertu d’un mouvement « sinistrogyre » (« gauchisation » des clivages politiques), qui aurait déplacé le marqueur à bâbord d’un engagement républicain laïciste de gauche traditionnel. Ménard, l’ancien trotskyste qualifié de représentant d’une « gauche libérale » au début des années 2000, même s’il est difficile de le maintenir aujourd’hui de ce côté de l’hémicycle, s’en réfère quoiqu’il en soit toujours à Voltaire plutôt qu’à Joseph de Maistre.
Scénario complotiste
Il est donc clair que nous ne sommes pas en présence d’une nouvelle idéologie réactionnaire construite et qui se diffuserait par le biais de journalistes s’implantant avec habileté dans les médias afin de laver le cerveau du peuple. Même si ce scénario complotiste est propre à flatter les bas instincts de lynchage d’une élite tenant à ses prérogatives, un minimum d’honnêteté intellectuelle exige qu’il soit battu en brèche. La vérité est beaucoup plus simple : depuis dix ans, le mur édifié par la Pensée Unique a commencé de trembler. Du haut des miradors, les gardiens grassement payés se voient obligés de laisser passer de temps en temps un réfractaire parce qu’une foule trop importante garde les yeux rivés sur lui. S’il franchit les barbelés, on lui tire néanmoins dessus pour crime de « dérapage » en espérant obtenir en contrepartie un brevet de Résistance. On explique ensuite au peuple qu’une telle sévérité n’est pas excessive quand un complot réactionnaire menace le paradis à venir, après avoir qualifié de « fasciste » le premier déviant venu et d’où qu’il vienne. En fin de compte, il semblerait qu’en 1991, si le bloc occidental a vaincu, ce n’était que pour asseoir sa victoire libérale sous une forme soviétique. Quant à la « vague dissidente », si elle manifeste un élan réel, sa consistance et sa force de frappe demeurent pour l’heure essentiellement sous-jacentes. Mais rien ne s’oppose à ce qu’un jour elle explose véritablement.
MD
Crédit photo : montage Ojim