Parmi les chefs d’État qui ont défilé pour la liberté de la presse à Paris le 11 janvier dernier, il en est un dont la présence n’a scandalisé personne et qui est pourtant à la pointe de la répression des journalistes dans son pays : Piotr Porochenko, président de l’Ukraine.
Le 11 janvier dernier, Reporters Sans Frontières épinglait la présence de certains chefs d’État à la marche républicaine qui rassemblait plus de 2 millions de personnes à Paris et une quarantaine de chefs d’État sous l’égide de François Hollande.
Dans un communiqué, l’organisation s’indignait « de la présence à la “marche républicaine” à Paris de dirigeants de pays dans lesquels les journalistes et les blogueurs sont systématiquement brimés, tels l’Égypte, la Russie, la Turquie, l’Algérie et les Émirats arabes unis ». « Il serait intolérable que des représentants d’États étrangers qui réduisent les journalistes au silence dans leurs pays profitent de l’émotion pour tenter d’améliorer leur image internationale », continuait l’ONG qui concluait, un poil lyrique : « Nous ne devons pas laisser les prédateurs de la liberté de la presse cracher sur les tombes de Charlie Hebdo ».
Ces « prédateurs de la liberté de la presse » étaient désignés : le Premier Ministre turc, les ministres des affaires étrangères de l’Égypte, de l’Algérie, des Émirats Arabes Unis et de la Russie, ainsi que le chef d’état du Congo. Il y avait pourtant dans le défilé un autre chef d’État d’un pays où la liberté de la presse est bien mal en point, où l’on tue les journalistes, où la censure — justifiée par la propagande guerrière — règne en maîtresse et où les cas de pressions physiques ou morales sur les journalistes sont légion. Il s’agit de Piotr Porochenko, président de l’Ukraine.
Des journalistes accusés d’atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine
Selon le rapport de RSF pour 2014, 6 journalistes ont été tués en Ukraine au courant de l’année alors qu’ils couvraient la guerre civile dans l’est du pays et 33 autres y ont été enlevés. Bizarrement, le pays ne recule que d’une place dans le classement des pays les plus respectueux de la liberté de la presse où elle est quand même, il est vrai, à la 127e place sur 180.
Si RSF se montre plus empressé de dénoncer la répression des journalistes par les rebelles de Donetsk et Lugansk que celle du pouvoir ukrainien, l’ONG a quand même relevé l’augmentation des persécutions contre les journalistes et l’information libre par ce même pouvoir depuis la révolution du Maïdan à Kiev début 2014. La chronique tenue par RSF est instructive même si elle oublie malheureusement certains faits, et pas des moindres.
L’État ukrainien a ainsi interdit à près de cinquante journalistes russes de pénétrer sur le territoire ukrainien, et donc d’exercer leur droit d’informer ; il a également conduit une perquisition au siège de la rédaction du principal journal russophone ukrainien, Vesti, suspecté d’« atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine ». Ce motif permet de fait au pouvoir ukrainien de poursuivre toute personne soutenant les insurgés du Donbass, y compris celles qui organise une aide humanitaire… Ainsi la chanteuse Iulia Chicherina, qui a donné un concert à Lugansk, le chanteur Iossif Kobzon ou encore l’acteur Mikhail Porechenkov ont-ils été mis en examen selon cette incrimination fourre-tout. Mais il y a pire. L’assemblée nationale ukrainienne à peine élue a en effet annoncé étudier la suspension des licences d’émission pour tous les médias audiovisuels “détenus pour plus d’un quart par des investisseurs russes”, ce qui représente les trois quarts du paysage audiovisuel du pays !
Quant à la chaîne télévisée Inter, elle a failli perdre sa licence pour avoir simplement diffusé une émission traditionnelle dans l’espace post-soviétique, « Ogonëk », où se succèdent des chansons interprétées par des stars russes, notamment Iosif Kobzon, qui fait l’objet d’une mise en examen par la justice ukrainienne pour avoir donné un concert dans le Donbass et y avoir livré des médicaments et de l’insuline.
Pour couronner le tout, un ministère de l’Information a été créé début décembre et est entré en fonction le 19 janvier 2015 sous le nom de « ministère de la politique de l’information » qui n’augure rien de bon sur le terrain de la liberté de la presse.
Enlèvements, arrestations arbitraires, reconduites à la frontière…
Par ailleurs, depuis la révolution de février, de nombreux journalistes russes ont connu des vicissitudes en Ukraine. Deux journalistes russes de Lifenews ont ainsi été enlevés et retenus par les forces armées ukrainiennes du 18 au 25 mai où ils ont subi des interrogatoires à Kiev par les services secrets ukrainiens (SBU). Deux autres journalistes ont été retenus par le SBU du 6 au 9 juin. Le 13, un journaliste ukrainien a été torturé par les militaires ukrainiens. Le 16, une équipe de télévision russe a été interpellée à Dnepropetrovsk. Le 18, le rédacteur en chef de deux médias indépendants de Marioupol a été enlevé par six hommes du SBU. Après une première arrestation en mai, le Britannique Graham Phillips, qui collabore à Russia Today, a été arrêté par le SBU le 22 juillet et relâché à la frontière polonaise trois jours plus tard avec une interdiction de pénétrer sur le territoire ukrainien durant trois ans. Du 1er au 6 août, trois journalistes de la télévision Canal 112 Ukraine ont été détenus et interrogés avec brutalité par des soldats ukrainiens. Le 5 août, Andreï Stenine, photographe de Rossiya Segodnia disparaissait. Du 24 au 26 août, deux journalistes du Télégraphe de Crimée étaient détenus par des ultranationalistes de Secteur Droit en Ukraine. Le 21 août, un Français, poète, journaliste indépendant et correspondant de guerre pour la DNR était arrêté par un groupe paramilitaire nationaliste ukrainien ; il a été libéré le 7 septembre sans que cette arrestation arbitraire, assortie qui plus est de mauvais traitements, n’émeuve le Quai d’Orsay ou la presse française pourtant toujours prête à s’indigner pour le moindre manquement à l’égard d’un journaliste.
Et encore cette liste ne reflète-t-elle qu’une petite part des nombreuses exactions commises contre les journalistes durant l’année 2014 en Ukraine. Selon l’Institut de l’information de masse qui compile les nouvelles d’agressions à l’encontre des journalistes, 7 journalistes sont morts et 286 ont été agressés physiquement en 2014 en Ukraine. Par ailleurs, il y a eu 148 cas d’obstruction avérée et 138 cas de censure pure et simple. Et ce sans compter évidemment l’autocensure permanente à l’œuvre dans les médias ukrainiens, ni la diffusion d’« informations » fausses sous couvert de patriotisme et de guerre totale contre des rebelles assimilés à la figure archétypal de « l’envahisseur russe ».
L’année 2015 ne s’annonce malheureusement pas meilleure dans ce domaine : depuis le 1er janvier, il y a déjà eu selon l’institut 8 journalistes agressés, 5 cas de répression de la liberté d’expression et 3 cas de censure. La situation tend même à s’aggraver dans des régions très éloignées du conflit — notamment à l’ouest et au nord du pays, du fait du développement de la censure et de la montée en puissance des intérêts politico-mafieux dans certaines régions du pays.
Les « oublis » de RSF
Par ailleurs, il est intéressant de noter que RSF ment par omission dans sa chronique. Par exemple, en « oubliant » d’indiquer que le rédacteur en chef de deux médias indépendants de Mariupol, enlevé le 18 juin par le SBU qui avait reconnu le détenir, a été tué. Son corps a en effet été retrouvé à Dnepropetrovsk mi-juillet. Autre oubli fâcheux : le 24 mai, le photographe italien Andrea Rochelli et son traducteur russe Andreï Mironov ont été tués à Slaviansk. Les circonstances sont pour le moins embarrassantes pour la « démocratie » ukrainienne : leur voiture, tout ce qu’il y a de civile, a été prise pour cible par les mortiers ukrainiens situés sur le mont Karachun, une colline tenue par les soldats ukrainiens qui dominaient et pilonnaient alors Slaviansk la rebelle, qu’ils reprenaient du reste peu de temps après. L’OCDE et l’Italie ont demandé à l’Ukraine des explications officielles mais personne n’a pourtant jugé utile de mener une enquête impartiale sur les circonstances de leur mort.
Autres oublis de RSF : la mort d’Igor Korneljuk, correspondant de la télévision officielle russe (VGTRK) et de son preneur de son Anton Vloshine. Le 17 juin, les deux hommes ont été tués par des tirs de mortiers ukrainiens à Metallist, dans la banlieue de Lugansk qui était alors sur la ligne de front. Par ailleurs, si RSF mentionne la disparition d’Andreï Stenine, photographe de Rossiya Segodnia, l’organisation oublie dans sa chronique de signaler sa mort, ainsi que celle de deux journalistes d’un média local, ICorpus, survenue le 6 août. L’armée ukrainienne avait alors ouvert le feu sur un convoi de véhicules civils qui fuyaient la zone de combats, et où se trouvaient les trois journalistes, dont les corps ont été retrouvés sur place. Malgré le tollé causé par la découverte des corps, jamais le gouvernement ukrainien n’a daigné s’expliquer, encore moins s’excuser.
Après la manifestation du 11 janvier pour la liberté de la presse, Porochenko est ainsi rentré chez lui, continuer la guerre, pilonner à coups d’obus les grandes villes du Donbass (30 personnes sont mortes pour la seule ville de Gorlovka le 19 janvier), lancer son ministère de l’Information et continuer à réprimer les journalistes qui osent critiquer la rhétorique nationaliste du gouvernement de Kiev.
Du moment qu’ils ne sont pas victimes des rebelles du Donbass, les journalistes qui meurent ou sont agressés au quotidien en Ukraine semblent bien seuls. Une indignation sélective qui est comme une deuxième mort pour ceux de Charlie.