La cinquantaine n’a pas bonne presse. Une bonne moitié de la vie derrière soi, souvent des désillusions par rapport à ses rêves de jeunesse, quelques sorties de route familiales ou professionnelles et un peu de vague à l’âme. Le Point qui a publié un numéro exceptionnel pour ses 50 ans n’y échappe pas après le scandale Zemouri et une volée de départs.
Du Nobel à la pelle !
Tu veux du Nobel ? Pour ce numéro anniversaire, en voilà, dix au compteur, pour la plupart inconnus du grand public, de Denis Mukwege à la sympathique Iranienne Shirin Ebadi, en passant par Mergo Terzian, prix Nobel de la Paix 1999 pour Médecins sans frontières, l’organisation qui attire et recueille les migrants (certains disent qu’elle organise même le mouvement), mais aussi un prix Nobel de Chimie 2011 (Dan Shechtman), un autre de 2020 (Jennifer Doudna) qui enfilent les perles avec talent : améliorer la condition humaine (qui est contre ?), la vie est un cadeau très rare (premier prix des poncifs 2022). Mettons à part le grand architecte japonais Tadao Ando, c’est à qui enfoncera le plus de portes ouvertes : la maladie, c’est mal ; la guerre, c’est méchant ; si tout le monde avait à manger personne ne mourrait de faim.
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Et du people dans tous les domaines
Tu veux du politique ? Dans ce numéro, tu auras François Hollande, Emmanuel Macron (séparément pour éviter les pugilats) et Thierry Breton commissaire au marché intérieur à Bruxelles. Tu veux du littéraire ? Tu auras Houellebecq, Bret Easton Ellis, Amélie Nothomb. Tu veux du sportif ? Tu auras Teddy Riner ou Isabelle Autissier. Tu veux de l’artistique ? Tu auras Björk (pour laquelle nous avons une certaine tendresse) ou Enki Bilal (même remarque). Tu veux du patron ? Tu auras Carlos Tavares (Stellantis) ou Tim Cook (Apple). Manque un raton laveur. Tout ceci est prestigieux en diable, assez fourre-tout et indigeste mais a le mérite d’intéresser… les publicitaires. Nous avons compté plus de cent pages de publicité sur un numéro riche de 234 pages. Au fond, ce numéro spécial, copieux, trop copieux est un excellent exercice de style pour la régie publicitaire du journal, très réussi de ce point de vue.
Mais le vague à l’âme de la cinquantaine est bien là
L’absence de François Pinault lors de la brillante réception d’anniversaire des 50 ans du journal a été remarquée, plus que la présence d’une palanquée de politiques comme Bruno Le Maire ou Gérard Darmanin. La malheureuse affaire Zemouri a laissé des traces ; et engendré des départs (source Lettre A) comme celui de la rédactrice en chef Laetitia Strauch-Bonart partie à L’Express, celui de Thomas Bourgeois-Muller parti chez Lagardère. Le rédacteur en chef adjoint du service société, Marc Leplongeon, serait aussi sur le départ. Sans compter Jérôme Béglé, parti auparavant au JDD où l’a rejoint Marie-Laure Delorme, nouvelle responsable des pages littéraires.
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Certes, il y a eu des arrivées comme celle de la bonne plume Charles Sapin, chipé au Figaro. Il y aussi celle de Hervé Gattegno après son éviction du JDD. Mais il n’est pas certain que l’arrivée comme simple chroniqueur du poids lourd Hervé Gattegno – imposé dit-on par Pinault – réjouisse Étienne Gernelle, le directeur de la publication, sensible au proverbe africain selon lequel on ne met pas deux gros crocodiles dans le même marigot. L’éditorial d’Étienne Gernelle s’intitule « La cinquantaine hurlante », un éditorial sous forme performative qui aurait pu aussi bien titrer « La cinquantaine déclinante ».
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Départs en série
La direction du magazine a sérieusement tangué lors du scandale déclenché par les fausses révélations visant le couple Corbière-Garrido. Solidaire, le tandem formé par Étienne Gernelle et Sébastien Le Fol, s’est malgré tout maintenu mais il a vu son crédit entamé auprès de son actionnaire François Pinault.
Son absence, dimanche dernier, à la fête d’anniversaire des 50 ans du Point a surpris plus d’un convive. Même s’il se tient habituellement à l’écart de ce genre de mondanités, François Pinault, propriétaire du magazine via sa holding Artémis était annoncé parmi les invités de la soirée organisée au dernier étage du journal, aux côtés de Bruno Le Maire, Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer, Thierry Breton, Jean-Yves Le Drian ou encore Alexandre Bompard.
Le milliardaire voulait-il prendre ses distances après le fiasco de l’affaire Zemouri, encore fraîche de quelques semaines ? Quelque chose s’est en tout cas dégradé dans la relation de confiance que l’homme d’affaires entretient avec la direction du Point. Lorsque le scandale éclate, le 22 juin, après la publication de fausses accusations visant les députés LFI Raquel Garrido et Alexis Corbière, François Pinault est furieux, tant l’image et la crédibilité de l’hebdomadaire sont atteintes. La sanction contre l’auteur de l’article, Aziz Zemouri — déjà en disgrâce auprès d’une partie de la rédaction après plusieurs papiers contestés — ne tarde pas. Quelques jours après la parution de l’enquête, le directeur de la publication, Étienne Gernelle, se plaint au micro d’Europe 1 d’avoir été “enfumé” par Aziz Zemouri. Ce dernier sera finalement licencié au cours du mois de juillet pour faute grave. Il s’apprête aujourd’hui à contester son limogeage aux prud’hommes.
Ayant donné son feu vert à la publication de l’article sur le site du Point après consultation de l’avocat de l’hebdomadaire et confrontation d’Aziz Zemouri, Sébastien Le Fol, directeur de la rédaction, pressent toutefois qu’une mesure plus radicale que le licenciement du journaliste s’impose : il propose sa démission à Étienne Gernelle, qui la refuse. Contacté, ce dernier dément l’existence de cet épisode. L’hypothèse d’un départ de Sébastien Le Fol aurait du reste été étudiée par l’actionnaire lui-même, avant d’être rapidement écartée. Étienne Gernelle fait en effet bloc derrière Sébastien Le Fol, tant leur tandem est à ses yeux indissociable. D’autant que leur équipe a été fragilisée en janvier par le départ au JDD de Jérôme Béglé, avec qui ils formaient un triumvirat depuis 2014 : ce dernier jouait les pacificateurs avec la rédaction, quand Sébastien Le Fol peut se montrer plus distant.
Les turbulences à la tête du Point n’ont pas échappé à de potentiels prétendants. Évincé à l’automne 2021 de la direction de la rédaction du JDD, Hervé Gattegno s’est notamment positionné — ce que l’intéressé dément auprès de La Lettre A. Cet ancien rédacteur en chef du Point a déjà remis un pied dans la maison en janvier en étant recruté comme chroniqueur (LLA du 20/12/21). Un choix poussé par l’actionnaire auprès d’Étienne Gernelle, qui ne porte pas Hervé Gattegno dans son cœur.
Au-delà du fiasco Zemouri, François Pinault est contrarié par la série de départs que subit Le Point ces derniers mois.
Géraldine Woessner promue
La direction de la rédaction s’est toutefois mise en ordre de bataille pour rebondir dans la foulée de l’affaire Zemouri. Quelques jours après la polémique, le magazine a publié une enquête fouillée sur les coulisses de la gestion de la crise du Covid-19. Le très dense numéro des 50 ans paraissant ce jeudi ressemble à une tentative de démonstration de force, compilant les contributions d’Emmanuel Macron, du PDG d’Apple Tim Cook, de l’historien Yuval Noah Harari ou encore de dix Prix Nobel. Début septembre, la journaliste Géraldine Woessner a par ailleurs été promue rédactrice en chef en charge de l’écologie — une thématique que Le Point entend couvrir davantage, comme le font déjà L’Obs ou L’Express notamment. D’autres axes de développement sont à l’étude.
Pour tenter d’éviter que se reproduise un nouveau couac sur le site du Point, la direction mise par ailleurs sur la vigilance collective : de larges écrans vont prochainement être installés au milieu de la rédaction, où chacun pourra lire les articles les plus sensibles avant leur parution.