Deux mois après les attentats, l’Ojim revient sur le rôle des chaînes d’info en continu dans la couverture des événements, et notamment ses imprudences mollement sanctionnées par le CSA…
Ces 7, 8 et 9 janvier 2015, suite à l’attaque contre Charlie Hebdo et aux prises d’otages qui ont suivi, la France a vécu au rythme des chaînes d’information en continu et des dépêches en ligne. Volonté d’en savoir plus sur les auteurs, les victimes, la traque, peur de manquer l’assaut du RAID et du GIGN, désir d’avoir son mot à dire dans les discussions entre collègues… Qui ne s’est pas laissé prendre au piège hypnotique de BFMTV et de ses consœurs ?
Pour la « première chaîne d’info de France », les événements furent un véritable jackpot. Selon Médiamétrie, la chaîne a atteint la barre historique des 3 % de part d’audience en janvier, pulvérisant le record de l’année passée (2%) à la même période. i>Télé, bien que loin derrière, a également enregistré une hausse importante de son audience, passant de 0,8 % de part d’audience à 1,2 % pour le mois de janvier.
Le prix de ces performances aura été une couverture intensive, immersive, déployant d’importants moyens et faisant intervenir une grande quantité de témoins et de flash info en tout genre, maintenant le téléspectateur avide de détails devant son téléviseur. Mais à chaque abus son lot d’effets secondaires.
Course à l’audience… et à l’imprudence
En première ligne dans la couverture des prises d’otages, BFMTV s’est retrouvée au cœur d’une double polémique.
Tout d’abord, la femme de l’un des otages de l’hyper casher a mis en cause, en direct et au micro de BFMTV, le traitement qui a été fait du déroulé des événements. « Vous avez failli faire une grosse, grosse, grosse erreur BFM. Parce que vous étiez en direct avec les gens qui étaient dans la chambre froide. Ils vous ont dit qu’ils étaient six en bas avec un bébé. Et deux minutes après, c’est passé sur BFM. Et le terroriste a regardé BFM. Heureusement qu’il n’a pas vu la bande qui passait en bas. Sinon, mon mari et les cinq autres étaient morts, parce qu’il descendait et il les mitraillait tous, parce qu’il était persuadé qu’il n’y avait plus personne en bas », a‑t-elle lancé avant d’ajouter : « Trop d’information tue l’information. »
Dans la foulée, la chaîne d’information s’est défendue de cette accusation. « Nous sommes très surpris. Nous n’avons, à BFMTV, jamais été en contact avec les gens retenus en otage dans la chambre froide », a assuré Hervé Béroud, le directeur de la rédaction, avant d’expliquer que le seul moment où BFMTV avait évoqué leur présence, c’était lorsqu’ils n’étaient plus en danger.
Si le bandeau reste encore un sujet de débat, une chose est sûre : Dominique Rizet, spécialiste police/justice de la chaîne a bien évoqué en direct à l’antenne la présence d’une femme. Dès 14h58, il déclare en effet : « Il y a une femme qui se serait cachée dès l’arrivée de cet homme, qui s’est réfugiée dans une chambre froide. Et qui serait à l’intérieur, à l’arrière de l’établissement. » De quoi mettre en danger la vie des otages ? C’est en tout cas cette question qui a déclenché une vive polémique.
Pour y répondre, Hervé Béroud s’est expliqué sur France 5 en déclarant : « On a estimé, symboliquement et émotionnellement qu’il n’était pas utile de redonner cette information. » Curieuse défense. Ne donner une information dangereuse qu’une seule fois déresponsabiliserait la chaîne ? Quoi qu’il en soit, Béroud ne s’arrête pas là et affirme, dans Le Monde cette fois, qu’une personne du RAID « lui (Dominique Rizet, NDLR) avait dit que ces personnes-là n’étaient plus en danger car les forces d’intervention avaient pris position près de la chambre froide ».
Problème : le site @rrêt sur Images a enquêté sur l’affaire et, après avoir recoupé différentes sources, a annoncé qu’« à aucun moment il n’est précisé que les otages présents dans la chambre froide avaient été mis en sécurité avant l’assaut ». Contacté par le site de Daniel Schneidermann, Dominique Rizet s’agace : « Je ne veux pas vous parler, je me suis fait dézinguer par tout le monde. J’ai fait une liste. Le jour où je vais expliquer ce qui s’est passé, tout le monde va se sentir complètement con. Je sais qu’il y en a qui vont se faire bouffer les couilles. Je ne veux pas en rajouter, vous faites votre boulot, j’ai fait mon boulot. Je fais gaffe à tout, je sais ce que je fais. Je sais qu’il (l’otage, NDLR) était parfaitement en sécurité. »
Dominique Rizet aurait-il donc eu des contacts avec le RAID, ignorés par le commun des mortels ? L’hypothèse était possible… jusqu’à ce que le RAID lui-même démente les dires du journaliste ! Jointe par Le Monde, la direction du groupe d’intervention a déclaré mettre « en cause totalement cette version des faits. Et la meilleure chose, s’il veut prouver que sa version est vraie, serait que le journaliste donne sa source et qu’une enquête de l’inspection générale de la police nationale soit diligentée. »
Appartenant également au groupe NextRadioTV, la radio RMC s’est à son tour illustrée dans l’imprudence, cette fois au sujet de l’autre prise d’otage, celle de l’imprimerie de Dammartin-en-Goële par les frères Kouachi.
Ainsi, dès 11h20 sur les ondes de la station, alors que la prise d’otage est encore en cours, le député UMP Yves Albarello balance tranquillement qu’un otage, ignoré des terroristes, est caché dans le bâtiment.
Terrible révélation, accentuée par la répétition de l’information demandée par Olivier Truchot, qui semble se rendre compte trop tard de son erreur. Interrogé sur le sujet, le député-maire de Claye-Souilly s’est montré agacé par la polémique, assurant qu’il s’était « contenté de répondre aux questions avec les seules informations qui circulaient ». Et de constater « avec regret qu’il est parfois préférable de se taire plutôt que de voir sa pensée déformée en voulant rendre service ». Or en l’occurrence, les propos en question ont bien été tenus et aucune pensée n’a été déformée. Pour le mea culpa, il faudra repasser…
Quoi qu’il en soit, cette série de procédés journalistiques douteux aura attiré l’attention du Conseil supérieur de l’Audiovisuel.
La fronde des enfants gâtés…
Comme toujours dans ce genre de circonstances, le CSA a feint de taper sur la table. Constatant 36 manquements aux règles de la communication audiovisuelle, les Sages ont émis 21 mises en demeure et 15 mises en garde, sans toutefois prononcer de sanctions…
Le Conseil reproche entre autres aux médias plusieurs épisodes : la diffusion de la vidéo du policier abattu sur le trottoir, la divulgation d’éléments permettant l’identification des frères Kouachi, ou encore les informations du déroulé des événements mettant en danger la vie des otages.
Non contents de n’avoir été que réprimandés, plusieurs médias se sont empressés de crier au scandale et d’annoncer le dépôt d’un recours devant le Conseil d’État. Pire, une quinzaine d’entre eux se sont fendus d’une lettre ouverte adressée au régulateur de l’audiovisuel pour dénoncer une « information menacée ». TF1, France 2, France 3, France 24, BFMTV, i>Télé, LCI, Euronews, France Inter, France Info, RTL, Europe 1, RMC et RFI jugent ainsi que « le CSA a rendu une décision sans précédent, infligeant pas moins de 36 mises en demeure et mises en garde, jetant le discrédit sur le travail des rédactions de la quasi-totalité des radios et télévisions françaises publiques et privées ».
Prenant note des reproches du CSA, ces derniers s’interrogent : « Comment peut-on imaginer que le CSA veuille en 2015 renforcer encore le contrôle sur les médias audiovisuels français régulés quand l’information circule sans contrainte dans la presse écrite, sur les chaînes étrangères, tous les réseaux sociaux et les sites Internet. N’est-ce pas nous placer dans une situation d’inégalité devant la loi ? » Et de considérer « que la décision du CSA porte en germe le danger d’une alternative : se censurer ou se voir sanctionné ».
Un comportement qui n’aura pas manqué d’irriter Daniel Schneidermann. Dans son édito hebdomadaire publié dans Libération, le fondateur d’@rrêt sur Image accuse tout d’abord le CSA d’avoir prononcé des sanctions « platoniques » qui resteront sans conséquence. Preuve en est : malgré leurs « dérapages multiples », les médias mis en cause se sont mis « sans la moindre autocritique » à décréter la liberté de la presse en danger. « C’est l’Allemagne de l’est. C’est la Corée du Nord. C’est vrai : que va-t-on devenir si on ne peut plus balancer en direct toutes les images qui arrivent, tous les noms qui buzzent, toutes les infos qui passent par là ? », a ironisé l’éditorialiste.
Et celui-ci d’en profiter pour alerter sur les dangers de l’information en continu et de son pouvoir hypnotique : « On était là, dans les bureaux, dans les salons, dans les cuisines, tétanisés, anesthésiés, maraboutés par BFMTV qui n’en finissait pas de meubler dans l’attente du bain de sang », a‑t-il rapporté avant d’ajouter : « On était là parce que vous gesticuliez, hors d’haleine, pour nous retenir. On n’était pas fiers de nous (…) On regrette d’avoir été là. On aurait préféré être ailleurs. On n’aurait rien perdu en attendant le soir pour connaître l’épilogue. »