Initialement publié le 23/03/2015
Sondages erronés, résultats illisibles, cacophonie orchestrée. Après le brouillage médiatique, l’OJIM tente quelques éclaircissements.
Les élections départementales ont été l’occasion d’un grand cirque improbable où la plupart des grands médias, le soir des résultats du premier tour, paraissent avoir joué sans vergogne la partition qui leur avait été fournie par le gouvernement. Un grand trucage parfaitement décomplexé qui révèle encore une fois les tentatives désespérées de farder la réalité auxquelles se livrent tous ceux qui participent à la nébuleuse majoritaire médiatico-politique. Pourquoi ? Parce que le sol se dérobe sous leurs pieds, traumatisme qui engendre naturellement un réflexe de déni qu’on tente de faire partager au plus grand nombre afin de l’entretenir au mieux. Parce que ce déni bénéficie d’une grande force d’inertie, naturellement : on imagine toujours les situations un rien pérennes comme éternelles. Et puis tant que ce déni fonctionne, le pouvoir demeure entre les mêmes mains… Sauver les apparences, voilà donc ce qui semble l’obsession des tenants du système, et pour ce faire, il se trouve que ceux-ci ont les moyens de fabriquer des apparences. Et ce à quoi nous avons assisté tant durant la campagne des départementales que lors des résultats du premier tour, c’est à une gigantesque fabrique d’apparences ayant eu recours tant aux sondeurs qu’aux médias, à la rhétorique politicienne, aux découpages électoraux, aux auteurs de graphiques, tout cela dans l’élan d’une mobilisation générale pour jouer un scénario pré-écrit pariant sur la prophétie auto-réalisatrice, ou du moins, sur l’efficacité d’un tel cirque en termes de propagande.
Une campagne hystérisée
Nous l’avions déjà remarqué ici, le levier de l’antifascisme d’opérette est l’arme préférée des socialistes au pouvoir, et Valls y avait déjà eu recours à l’époque de l’ « affaire Dieudonné », même si lui-même avait dû en subir l’effet, déclenché par son propre camp, lors de l’ « affaire Léonarda », et combien même le levier avait déjà été employé sans la moindre précaution à l’occasion de l’ « affaire Méric »… Bref, quand Valls dût se demander quelle stratégie adopter en vue des élections départementales, il ne perdit pas quinze heures à tergiverser avant de revenir à ce levier pour l’actionner encore. Avec ses coups de menton, sa violence verbale, son appel à « stigmatiser » un parti et donc ses électeurs, il ressemblait surtout à tel dirigeant du Front Populaire cherchant à nous rejouer la guerre d’Espagne. Le grand ram dam habituel et le couplet de la « République en danger » et du « retour des années 30 », dont on s’était déjà tellement servi à outrance deux ans plus tôt lors de la Manif pour tous, furent à nouveau employés tout azimut, et sans craindre d’opérer le moindre amalgame diffamatoire. On discrimina donc sans complexe une part importante de la population dont on semblait regretter cruellement, deux mois après que tout le monde eut été « Charlie », que celle-ci pût disposer d’une quelconque liberté d’expression.
Le levier et « l’effet 34 »
Bien évidemment, cette tactique du levier antifasciste possède surtout des objectifs pro-socialistes, voire, elle constitue, pour le parti au pouvoir, la seule stratégie possible. Celle-ci permet de mobiliser les électeurs de gauche, qui sont encore les seuls capables d’être dupes d’un tel bluff, mais surtout, cela permet de faire monter le Front National en radicalisant le débat et en jouant sur la montée aux extrêmes. Inéluctablement écrasé par l’UMP quel que soit le cas de figure, le PS a intérêt, dans les scrutins à deux tours de la plupart des élections françaises, à se retrouver en duel avec le FN pour espérer l’emporter.
Or, les sondages, en surévaluant le vote pour le parti de Marine le Pen, ont joué en faveur du scénario fallacieux que voulait vendre Valls : une réplique de 1934. En effet, en 34, après les manifestations monstrueuses du 6 février qui virent défiler ensemble toutes les ligues droitières, fascistes ou assimilées, et firent redouter un coup d’état nationaliste et anti-parlementaire en France, la gauche s’organisa, se rassembla, profita des frayeurs que suscitait l’idée d’un semblable événement, et le Front Populaire parvint ainsi au pouvoir en 1936.
Double abus et outrance des sondages
Pour parodier cet « effet 34 », le premier ministre, qui reproche pourtant toujours à ses adversaires de rappeler les années 30, martèle l’idée d’un « Front National aux portes du pouvoir ». Cette affirmation, clé d’un scénario à la 34, est pourtant doublement abusive. D’abord parce que le FN n’est pas un parti fasciste (Pierre-André Taguieff a bien montré comment il appartient davantage à une tradition populiste et patriotique à la Boulanger ou à la Poujade – aujourd’hui, il resterait à le définir dans une mouvance européenne générale néo-populiste, anti-libérale et anti-immigration dont les contours ne sont pas encore clairement établis). Ensuite, parce que dans tous les cas, il n’est pas aux portes du pouvoir. Si la progression de son parti est tout à fait remarquable, Marine Le Pen se trouve néanmoins encore très loin d’une possibilité de fédérer l’électorat suffisant pour prendre le pouvoir dans une démocratie représentative à scrutin majoritaire. Quoi qu’il en soit, cette expression abusive de Valls aura été servie par des sondages prédisant le FN à des niveaux qu’il n’avait jamais atteint et jusqu’à dépasser la barre symbolique des 30% (quand bien même le FN aurait fait 30%, le pays ne risquait pas pour autant de se retrouver sous son emprise après les départementales !). En somme, ces effets d’annonces symboliques en provenance des sondeurs et relayés par les médias, semblent avoir conféré quelques reliefs au scénario vallsien et permis d’en exagérer encore l’hystérie.
La République sauvée par la « gauche-cigare »
Une fois ce scénario mis en place, le premier ministre, qui y tient le rôle principal et prétend s’engager personnellement pour faire barrage au Front National, va en jouer les fallacieuses péripéties jusqu’au bout. Dans Le Figaro du 23 mars (la plupart des médias relaient la même anecdote), on apprend que Manuel Valls, lorsqu’il a découvert les résultats, s’est allumé un cigare dans ses bureaux de l’hôtel Matignon. « Pourtant, le premier ministre ne fume quasiment jamais, mais là, quand il a découvert que le Front National n’était pas en première position, il s’est relâché. » Sens du détail et de la mise en scène, en ébruitant ces volutes triomphales, Manuel Valls conclue pour les caméras le drame qu’il a lui-même réalisé, en vainqueur ayant terrassé sous son talon l’hydre fasciste et méritant bien, dès lors, cette récompense ostentatoire dont les hommes de gauche, autrefois, affublaient toujours le capitaliste haï, en plus de la bedaine et du haut-de-forme. Sauf que cigare ou non, tout est du flan ! Non seulement parce que, comme nous l’avons vu, la situation n’avait pas grand’ chose à voir avec 1934, parce que la République n’était pas « en danger » et qu’il y a peu de rapport entre le parti de Marine Le Pen et les ligues anti-républicaines d’alors, mais de surcroît, le FN, en dépit des agressives gesticulations du premier ministre et contrairement à ce qu’il affirmera une fois consumé son cigare, est bien le premier parti du pays en termes de voix ! Sans doute la campagne de Valls aura-t-elle davantage mobilisé que prévu son propre électorat, mais pour le reste : poudre aux yeux ! L’idée-même que le FN ait « reculé » grâce au caudillo socialiste tient à une illusion d’optique, puisqu’en réalité, le parti de Marine Le Pen a encore progressé depuis les Européennes, simplement, il progresse moins que les sondages l’avaient prétendu… Avancer moins qu’un myope l’a annoncé n’a jamais fait reculer personne !
La Victoire pour tous
Ainsi a‑t-on assisté à ce spectacle invraisemblable le soir des résultats du premier tour des départementales : tous les partis avaient gagné ! Les socialistes triomphaient d’avoir vaincu la bête immonde, laquelle jubilait au contraire devant l’étendue de ses conquêtes, tandis que l’UMP brandissait sa coupe… Au milieu de ces scènes absurdes, les journalistes ne permettaient en rien d’y voir plus clair, qui relayaient telles quelles les annonces de l’UMP et du PS, affichant à l’appui des graphiques qui variaient pourtant d’une chaîne à l’autre. En fait, cette illisibilité des résultats, comme l’analysait justement 20 minutes le 23 mars, qui tenait aux présentations des candidats par binômes et au sein de blocs divers, permit aux politiques de lire ces résultats en fonction de leurs intérêts. Tout devint subitement extraordinairement élastique. Ainsi Valls put se féliciter du score de la majorité « qu’il a estimé à 28% des voix, en lui ajoutant les résultats de “ses alliés divers gauche et radicaux de gauche”. Avec les suffrages des écologistes et du Front de gauche, «les blocs de droite et de gauche sont à égalité [à 36%] et le Front national est à 25%», a renchéri Stéphane Le Foll. » Ce genre d’interprétations omettant le fait que le Front de gauche et les Verts n’ont pas voté la confiance au gouvernement, et qu’on pourrait tout aussi bien compter le Front National (s’il est d’ « extrême-droite », comme le martèlent les socialistes) à droite, et considérer alors une gauche qui ne serait qu’à 36% pour, minée par ses divisions, faire face à un bloc droitier en deux parts, mais à plus de 60%…
Avènement du tripartisme
En fait, ces trafics divers témoignent essentiellement du fait que les grands partis traditionnels ont désiré créer un rideau de fumée pour dissimuler une réalité qui les heurte profondément. Cette réalité, c’est tout d’abord le flagrant désaveu dont ils souffrent de la part de la population. Pour parvenir péniblement à se situer entre 20 et 30% des suffrages, il faut aujourd’hui à l’UMP et au PS s’assimiler tous les petits partis situés dans leur hémisphère, où vont les électeurs qu’ils ne parviennent plus à attirer directement, afin de gonfler leurs scores de manière pour le moins discutable – en cette occurrence, cela est particulièrement vrai pour le PS. Comment imaginer qu’un électeur de Mélenchon passe pour un soutien de la politique de Manuel Valls ? Et c’est pourtant ainsi que furent tournées les choses… Quant à l’UMP, qui se présenta comme le grand vainqueur du tournoi, et qui est déjà bâtie sur une alliance (RPR-UDF), il lui fallut encore les secours de l’UDI et du Modem pour dépasser un FN qui fut le seul authentique possesseur de ses voix. Le taux d’abstention record, même s’il fut, encore une fois, inférieur à celui qu’on craignait, est un autre symptôme de ce désaveu. En réalité, les deux grands partis s’effondrent, dispersent leurs voix, colmatent les brèches comme ils peuvent, suscitent le désintérêt de la moitié des électeurs et nourrissent le succès du seul parti à se présenter comme anti-système : le Front National. La conséquence de ces mouvements divers, c’est que nous venons d’entrer dans un régime tripartite. Voilà finalement, la seule chose qu’il y avait à retenir de significatif lors de ce premier tour des départementales. Et c’est bien parce que nous avons quitté le ring des duels, où il est si clairement aisé de départager le vainqueur et le vaincu, mais que nous nous trouvons devant cette configuration inédite où aucun résultat n’est plus binaire, que chacun peut tenter de s’attribuer une victoire relative. Sauf que si on met cette situation en perspective avec les trente dernières années de vie politique française, nous ne pouvons qu’observer une défaite cuisante des partis de gouvernement qui viennent de perdre pour la première fois leur absolu monopole.
Fumée et dissipation
Libération et Le Figaro, qui jouèrent le rôle d’organes de leurs partis respectifs, reprirent à peu près ce que le PS et l’UMP développaient sur les chaînes de télévision lors de la soirée électorale. Ainsi, chez Libé, on titre : « La droite en tête, la gauche tient le coup, le FN reste haut », tout en précisant que : « blocs tout compris, droite et gauche font jeu égal. » Manière d’exprimer l’idée que rien n’avait changé et que si le FN demeurait une menace, il s’agissait d’une menace contenue. Mais rapidement, les internautes du site du Figaro commencent de contester la ligne officielle, ce qui donne lieu à un article où l’on relève que : « Si dans ces départementales, chaque parti est tenté d’interpréter les résultats à sa manière, la progression du parti de Marine Le Pen est incontestable. Et nos internautes ne sont guère convaincus que le pilonnage de Manuel Valls ait vraiment fait reculer le parti… Pour nos lecteurs, comme Christelle, “il ne fait aucun doute que le FN a gagné ce premier tour”. Et d’innombrables internautes de mettre en avant les chiffres du ministère de l’Intérieur. » Puis c’est au tour des éditorialistes, même les plus à gauche, de venir corriger la confusion hypocrite de la soirée électorale, comme Frédéric Bonneau qui titre : « Mirage électoral » dans Les Inrocks pour moquer l’attitude du PS et de Cambadélis : « À l’écouter, on commençait à se dire que les sondages ne servaient qu’à ça, au fond : exagérer la catastrophe pour que les dirigeants socialistes puissent pousser un soupir de soulagement plutôt qu’un cri de dépit. ». Dans L’Express, un article démontre même comment le FN est en réalité le vrai vainqueur du scrutin, et Christophe Barbier oppose aux mots d’ordre de la veille, une analyse bien différente : « Le FN grand vainqueur, la droite marche plus droit, la gauche en ruine. »
Puis la lumière fut…
Dans Marianne, le politologue Laurent Bouvet analyse les résultats comme une « installation très nette et d’ampleur du Front National dans le paysage politique français », tout en rappelant que « nous avons eu l’impression, durant la soirée électorale, dans certains commentaires de responsables politiques, et puis dans la presse également, que le FN avait perdu l’élection au premier tour. Moi je pense que le FN a gagné. » À Contrepoints, le webzine libéral, on arrive aux mêmes conclusions, par conséquent, on s’étonne que « certains titres “amis” comme le Figaro (puissent) titrer, toute honte bue, que l’UMP de Nicolas Sarkozy remporte la victoire… », et l’on note donc que « le premier tour de ces élections départementales donna lieu à un sacré mensonge médiatique. »