Début septembre, lorsque l’Allemagne ouvrait grand ses portes aux centaines de milliers de migrants d’Afrique et d’Orient qui arrivaient en Europe, elle se voyait clairement comme le phare de l’humanité. Sa presse unanime célébrait son humanisme et les Allemands jubilaient : enfin pourraient-ils rompre avec cette image de pays-repoussoir, patrie des panzers et de la dictature nazie ! A peine six semaines plus tard, les voilà qui déchantent en masse. La gueule de bois de la presse allemande, qui commence timidement à critiquer le pari fou de Merkel, illustre ces illusions perdues.
On se souvient encore de ce début septembre, où les allemands accueillaient dans la liesse les réfugiés. A l’époque, d’après un sondage publié sur la chaîne ARD, 95 % des Allemands se félicitaient du mouvement de solidarité provoqué par l’afflux de réfugiés et 45 % des sondés jugeaient que l’immigration offrait « plutôt des avantages pour le pays ». Le 3 septembre, le journal Die Zeit avait l’impression qu’un nouveau chapitre de l’Histoire s’ouvrait : « Une expérience a commencé. Elle va plus modifier profondément l’Allemagne que la réunification. Devant nous c’est l’inconnu ». Dans le même journal, un sociologue, Heiz Bude, s’exclamait : « Nous sommes les Américains de l’Europe, que nous le voulions ou non. » La dernière partie de la phrase était révélatrice : personne n’avait jugé utile de consulter le peuple et les choses se feraient en somme « qu’il le veuille ou non ».
Ce peuple si soumis n’allait ainsi pas être consulté mais semblait pourtant convaincu. Plusieurs semaines durant la presse outre-Rhin soulignera la liesse populaire des Allemands accueillants, en contraste avec « l’égoïsme » et la « xénophobie » des autres pays européens, longuement fustigés dans l’ensemble des médias dominants du pays. Le diable tout trouvé était évidemment la Hongrie, qui en se barricadant ne faisait du reste qu’appliquer les accords de Schengen après avoir été elle-même submergée par le flot. Beaucoup de médias allemands comparaient délibérément les événements d’aujourd’hui à la chute du Mur. Un parallèle étrange, mais pas anodin pour le sociologue Dietrich Tränhardt interrogé par France 24 : « la réunification est un symbole positif pour les Allemands qui le perçoivent comme un exemple d’intégration réussie, et [les médias] veulent inscrire la situation actuelle dans la même dynamique » de solidarité et d’union nationale. Le ton des articles était d’ailleurs très uni, presque enchaîné à la ligne d’un parti : « La plupart des articles sont très positifs et dépeignent l’arrivée des migrants comme une chance pour le pays ».
En même temps, la séquence permettait à la chancelière Merkel de corriger son image, elle qui était jusque là perçue comme la Mère Fouettard de l’Europe par les pays du sud malmenés par l’Allemagne – dont la Grèce bien sûr. Et ce grâce à la presse européenne unanime pour passer la brosse à reluire, saluant son « leadership d’un genre nouveau», « son acte de responsabilité » ou le fait qu’elle «incarne un modèle de gouvernance, d’intégration, de responsabilité, de société organisée » tandis Le Point se pâmait sur « l’incroyable Mme Merkel ».
Les fausses notes étaient délibérément ignorées. Parmi elles, l’augmentation très nette, presque épidémique, des viols perpétrés en Allemagne. Deux constantes : les victimes sont presque toujours des Allemandes ; les violeurs sont presque toujours des immigrés récents, venus d’Afrique, du Pakistan ou du Moyen-Orient. Mais malgré l’alarme sonnée par les services sociaux, les médias restaient de marbre, délibérément muets. Autre fausse note : les accrochages entre chrétiens et musulmans – ou entre musulmans chiites et sunnites – dans les asiles. Les nombreux blessés ont fait conclure au chef de la police allemande qu’il fallait les loger séparément. Là encore, ses propos ont été ignorés par la plupart des médias allemands, attachés à ne pas aller au-delà du discours officiel. Plus récemment, un autre rapport social pointait que dans les refuges pour immigrés ouverts en Hesse, les femmes étaient très exposées au risque d’être violentées voire violées par les immigrés de sexe masculin. Là encore, il ne s’est pas trouvé de grand média allemand pour s’en indigner. Comme il ne s’est pas trouvé de média pour écouter le désarroi des Allemands, visible dans les médias alternatifs, que ce soient les blogs – ou les blogs livejournal que tiennent de nombreux Allemands issus de l’immigration récente en provenance de l’ex-espace soviétique.
Et puis finalement deux facteurs ont précipité le désenchantement qui explose à présent dans les médias allemands : la saturation totale des capacités d’accueil du pays – surtout en Bavière et dans les landers riches de l’ouest et du centre – et le risque de plus en plus réel d’une augmentation d’impôts au niveau national, voire européen afin d’assurer l’accueil et l’intégration de ces réfugiés. Problème : les conservateurs au pouvoir ont promis de ne pas augmenter l’imposition et ne veulent pas en entendre parler. La majorité de Merkel s’effrite et celle-ci n’arrive pas à reprendre la main sur la scène politique. L’Allemagne doute.
Ses médias aussi. Dans deux volets successifs (1 et 2) la fondation Polémia relève ces articles qui se font critiques sur le choix de la chancelière Merkel. Par exemple Die Welt, qui brocarde le 11 octobre une Merkel fuyant ses responsabilités alors que le pays sature : tant d’audace dans la critique, c’était encore impensable il y a deux semaines ! Même si le quotidien conservateur, qui est à l’Allemagne ce que Le Figaro est à la France, ne fait que rappeler des évidences. Le même jour, il critique également l’angélisme du pouvoir, alors que la majorité des migrants sont musulmans ce qui bouleverse des états allemands – particulièrement la Bavière – où le catholicisme est encore profondément présent dans la vie quotidienne.
Le retournement d’opinion est aussi flagrant. Toujours Die Welt : la moitié des Allemands est désormais opposée à l’accueil des réfugiés – qui seront entre 800 000 et un million à la fin de l’année. Et, comme le souligne la presse française, sa cote de popularité s’effrite, sondage après sondage. Le quotidien économique Handelsblatt rapporte, lui, la tentative ratée de Merkel de convaincre sa base militante en ex-Allemagne de l’Est, lors du congrès de la CDU à Schkeuditz en Saxe. Elle se fait sérieusement tancer par l’assistance, dont le seul souci est désormais de fermer les frontières.
« Fermons les frontières ! » C’est le cri populaire que traduit le Frankfurter Allgemeine Zeitung le 14 octobre. Le quotidien conservateur et libéral du sud explique que deux tiers des Allemands ne croient plus à la réussite de l’accueil des immigrés et 1 sur 5 seulement estime que le pays est en mesure d’accueillir d’autres réfugiés. Désormais, la Bavière est en révolte. Son ministre-président – et homme fort de la CSU, le parti frère de la CDU en Bavière – s’exprime au parlement régional de Bavière (Landtag) en demandant un « coup d’arrêt » de l’immigration en Allemagne et surtout en Bavière, littéralement submergée car elle accueille 300 000 réfugiés dont la quasi-totalité sont venus pour des raisons exclusivement économiques, et sont de surcroit musulmans.
Alors que l’opposition social-démocrate allemande est elle aussi déchirée sur la conduite à tenir, entre grands idéaux humanistes et réalités triviales du terrain – comme le souligne le Frankfurter Allgemeine Zeitung le 14 octobre – Merkel pourrait chuter à cause de la crise profonde au sein de la majorité et le retournement de l’opinion allemande, se risque à prévoir Focus. Un mois et demi à peine après s’être posée en phare de l’Humanité en Europe, plus dure est la chute… Mais cette chute est aussi celle du paysage médiatique qui l’a soutenue dans son aveuglement sans une once de sens critique, et qui se fait rattraper par la réalité.
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