[Première diffusion le 2 mai 2016] Rediffusions estivales 2016
Suite à une phrase maladroite, Laurence Rossignol, ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, a vu débarquer dans son bureau trois jeunes blogueurs du Bondy Blog mandatés par Libé, semble-t-il, dans le but qu’elle s’humilie publiquement comme à la plus belle époque de l’ « autocritique » stalinienne. Une séquence invraisemblable qui nécessitait un décryptage détaillé.
Ils sont trois, la vingtaine, ont grandi en banlieue parisienne, des origines socio-ethno-culturelles qui, en ce qui les concerne, les auront professionnellement servi, à revers de ce que prétendent actuellement les affiches anti-discrimination que l’État a fait placarder sur les murs. Pour Libération et le Bondy Blog, ces trois jeunes gens, reçus par une ministre de la République, vont se permettre d’adopter à son encontre un comportement proprement hallucinant : de véritables petites frappes en mode Guépéou, assermentées par la presse de gauche, immunisées par leurs origines, d’une arrogance absolue, d’une agressivité inouïe, et dont la mission ne semble plus rien avoir à voir avec l’exercice journalistique mais se réduire, plutôt que de tenter de comprendre, à acculer brutalement une coupable aux aveux.
Rappel des faits
Quelle est donc la faute impardonnable que la ministre a commise ? Fin mars, celle-ci se trouve en direct dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin sur RMC. L’entretien est rapide, serré, pugnace, quand on arrive sur le sujet de la « mode islamique ». En effet, de grandes marques ont récemment décidé de commercialiser et publiciser des lignes de vêtements compatibles avec les critères de l’islam rigoriste. C’est alors que Laurence Rossignol lâche la phrase polémique lorsque, voulant évoquer la dimension de servitude volontaire qui peut pousser certaines femmes musulmanes à défendre leur droit de porter le voile, ce que la ministre considère comme relevant de leur propre aliénation, elle ose une comparaison hasardeuse et surtout, un vocabulaire problématique, expliquant qu’il y avait bien « des nègres américains qui étaient pour l’esclavage. » L’emploi du mot « nègre » par une ministre et dans un discours public est évidemment complètement inapproprié. Aussi, dès après l’émission, la ministre confessera-t-elle à l’AFP une « faute de langage », précisant qu’elle a employé ce terme péjoratif en tant qu’il appartenait au contexte historique évoqué (celui de la traite négrière), et non pas comme s’il devait être acceptable et commun. L’expression est donc immédiatement corrigée, on peut considérer que l’exercice de l’entretien tendu face à Jean-Jacques Bourdin entraîne facilement à des maladresses, ou que la ministre est imprécise, brouillonne voire médiocre à l’oral, mais on pourrait en tout cas oublier ce détail pour en revenir, éventuellement, à l’enjeu du débat.
Début de polémique
Sauf que nous sommes en France en 2016 et, immédiatement, les réseaux sociaux, qui tiennent plus de l’arène que de l’agora, se déchainent. Le mécanisme est connu : pour la plus grande jubilation des lyncheurs que la nomenclature du Net nomme « haters », le moindre propos propice à l’excitation, arraché à son contexte, voire même à sa signification initiale, est lancé comme un os parmi les chiens affamés, le volume des jappements enfle hors de toute proportion raisonnable, les tweets haineux se multiplient par émulation collective, la haine s’organise en pétition, et des 7000 tweets horrifiés, on arrive à une pétition signée par 35 000 personnes qui exigent la démission de la ministre, tandis que 400 plaintes s’accumulent à son encontre. Cette réaction d’une ampleur littéralement démente vient sanctionner un « propos déplacé » durant une émission en direct et voudrait, pour punir celui-ci, rien moins que la démission d’une ministre et sa comparution devant un tribunal. On le voit, la sphère du débat public est totalement minée, et le flicage langagier atteint un degré parfaitement grotesque aujourd’hui. Mais cela, encore, ne suffisait pas. Portés par cette belle atmosphère de lynchage, trois inquisiteurs juniors, avec la bénédiction de Libé, allaient se rendre chez la ministre pour la molester verbalement, déguisant en entretien journalistique un long moment d’intimidation digne des heures les plus rouges de notre histoire.
Ceci est la ministre française des familles de l’enfance et des droits des femmes: @laurossignol (je m’en remet pas) pic.twitter.com/jGb0o80YO9
— Widad.K (@widadk) 30 mars 2016
Profils des accusateurs
Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah se sont rencontrés au lycée. À tout juste 24 ans, ces deux amis forment un duo qui peut se targuer d’avoir réalisé déjà plusieurs émissions à la radio et à la télévision (France Inter et Arte), un documentaire et un roman. Lancés par Pascale Clark en 2010 comme caution banlieue-jeune de la station bobo, la seule discrimination professionnelle dont ont pu souffrir nos deux blogueurs aura été systématiquement « positive ». Quant à Widad Kefti, 30 ans, journaliste pour le Bondy Blog, Canal+, i>Télé, Causette, elle s’est déjà faite connaître pour plusieurs coups de gueule ayant trait à la question ethnique. Soit parce qu’elle déplore qu’on la soupçonne instinctivement d’opinion pro-palestinienne en raison de son arabité (reproche qu’on peut comprendre, sauf que vu que c’est le cas, elle s’insurge donc contre un préjugé qu’elle confirme, ce qui peut paraître un rien pervers de sa part), soit qu’elle réclame instamment que la « caste blanche » laisse sa place aux minorités ethniques afin de « permettre au cycle de la vie de suivre son cours. », comme elle l’expliquait donc dans une tribune à l’automne dernier, avec une expression étrange paraissant justifier à sa manière et par une métaphore bucolique la théorie du « Grand Remplacement » définie par l’écrivain Renaud Camus.
Objectif : aveu
La nature de l’entretien que ces trois jeunes journalistes vont mener avec la ministre se révèle symptomatiquement dans l’absurde phrase-titre : « Laurence Rossignol : « il m’est tombé un parpaing dans l’estomac ». C’est tout de même surprenant pour titrer une entrevue avec la ministre du droit des femmes, d’autant qu’on ne voit pas le rapport avec la condition féminine et qu’on hésite à y voir une allusion à des difficultés digestives ou à une vocation viscérale pour la maçonnerie. Mais on comprend, en lisant l’entretien, qu’il s’agit de l’expression la plus intime et la plus expressive qu’elle ait donnée de sa honte et de sa douleur suite à son propos déplacé sur RTL, l’aveu le plus sensible que ses trois accusateurs sont parvenu à lui arracher, et que cet aveu, et non une quelconque réflexion sur le voile ou la condition féminine, mais cet aveu seul, était l’objectif de cette rencontre. Par ailleurs, la manière dont il a été obtenu fait passer l’interview avec une ministre de la République dans un registre proprement sidérant, qu’on en juge :
Mehdi : Vous pleurez souvent ?
LR : (Silence) Non, je ne pleure pas souvent, mais j’ai d’autres manifestations de pleurs intérieurs.
Mehdi : Vous avez pleuré suite à vos propos ?
LR : Oui. D’un certain point de vue.
Mehdi : Comment ?
LR : Avec un parpaing dans l’estomac. Il m’est tombé un parpaing dans l’estomac. Comment vous dire ? Votre question est tellement intime. Je crois que j’ai passé trois jours à ne pas parler.
Le style « Mehdi et Badrou »
Mais c’est tout l’ensemble de ce très long interrogatoire qui traduit une arrogance inouïe et, à défaut de réflexion, d’une revendication ethnique sommaire, offensive, martelée sans le moindre complexe. Le paragraphe introductif est un échantillon du style très ado, brouillon et surfait qui a fait la marque distinctive du duo des Kids (Mehdi et Badrou) : « Aux premiers abords, Laurence Rossignol a l’allure d’une ministre, tailleur taillé, yeux bleus, mais qui racontent tellement de turpitudes, poignée franche et un bureau sous les ors d’une République qui n’a plus la force de l’âge. » La bêtise de cette phrase est assez remarquable : une ministre a l’allure d’une ministre (du moins au premier abord), c’est-à-dire qu’elle ne se promène pas en jogging dans ses bureaux mais porte un tailleur qui a cette spécificité d’avoir été taillé, comme le suggère le mot lui-même, néanmoins ses yeux bleus « racontent tellement de turpitudes » - pas moins, et ainsi, à peine la découvrent-ils que nos trois jeunes semblent lire dans le regard de Laurence Rossignol les souvenirs de quelques séances particulièrement corsées en club sado-maso. Enfin, le bureau de la ministre se trouve sous les ors d’une République « qui n’a plus la force de l’âge », bref qui est vieille, tout à l’opposé, on l’aura compris, de la vigoureuse jeunesse conquérante d’enfants d’immigrés gonflés à bloc de récriminations qui viennent de faire leur entrée, et dont il est difficile de savoir si l’arrogance provient du ressentiment de potentiels laissés-pour-compte ou, au contraire, des incroyables et précoces succès professionnels qui sont les leurs, en dépit, on le voit bien, d’une écriture digne de rédactions de classe de 3ème.
Imaginons…
Afin de tenter une mise en perspective, imaginons la même rhétorique, si elle était employée du point de vue opposé, et si, mettons, à la place de Laurence Rossignol, trois blogueurs de Versailles venaient interviewer une femme voilée. Ils écriraient donc quelque chose approchant de cela : « Aux premiers abords, Fatima Ben Rozinal a l’allure d’une mère musulmane de banlieue, voile voilant, yeux noirs, mais qui racontent de telles insanités, poignée de main prohibée, et une posture soumise sous les rigueurs d’un islam toujours aussi primitif. » Cette rhétorique nous paraîtrait odieuse et raciste — parce qu’elle l’est, et qu’au-delà de Laurence Rossignol, les « hostilités épidermiques » qu’éprouvent les « Bondy blogueurs » semblent suscitées par l’ensemble du monde autochtone qui les a pourtant promus journalistes-écrivains-réalisateurs-témoins-des-opprimés. Laurence Rossignol, parce qu’elle a eu un propos maladroit, même si elle s’en est excusée, semble ainsi accusée de trahir l’inconscient raciste et colonisateur dont serait éternellement coupable le peuple français indigène, et dont il serait éternellement redevable, la ministre cristallisant par là cette soif de règlement de comptes qui anime si viscéralement nos « journalistes ».
Bolossage en règle
Après cette introduction, le début de l’entretien fait songer à un « bolossage » en règle à trois contre une dans un couloir désert. Le seul enchaînement des questions est révélateur :
- Après vos propos polémiques, avez-vous pensé démissionner ?
— Pas une fois vous ne vous êtes dit que vous deviez quitter vos fonctions ?
— Il y a plus de 35 000 personnes qui appellent à votre démission. Ça ne vous a pas effleuré ?
— (…) Vous, ça ne vous a pas effleuré une seule seconde cette pétition ?
— Vous savez, « Nègre qui était pour l’esclavage » c’est comme dire que « des youpins étaient pour les camps de concentration » ou « des bougnoules étaient pour les ratonnades ».
— Est-ce que vous comprenez que vos explications ne soient pas entendues ?
— Est-ce que vous avez regretté vos propos, le soir, quand vous êtes rentrée chez vous ? »
En face d’un tel mitraillage, la ministre, qui ne s’est jamais proclamée raciste et a toujours dit regretter sa formulation, et n’a donc pas grand’ chose à ajouter pour sa défense, tente d’expliquer le concept de la servitude volontaire, lequel, par le paradoxe qu’il implique, semble bien au-delà des capacités de compréhension strictement binaires de ses accusateurs. En outre, ceux-ci ne sont pas là pour l’entendre, ils sont là pour l’humilier et rapporter des excuses à leur camp.
Derrière la ministre, attaquer la France
Widad Ketfi va pousser la malhonnêteté intellectuelle jusqu’à transformer la maladresse en révisionnisme et le révisionnisme en rappel des crimes imprescriptibles du pays dont elle est censément citoyenne, tout en s’adressant à la ministre comme s’il s’agissait d’une vulgaire délinquante : « quelque part, avec votre propos, vous niez la responsabilité française et occidentale sur la traite négrière, c’est pour cela que vous serez devant le juge. L’autre remarque que j’aimerais vous faire par rapport aux populations africaines que vous n’avez pas voulu vexer avec ce propos-là, est-ce que vous comprenez que la non-reconnaissance de cette histoire-là a un impact sur la manière dont les gens se perçoivent eux-mêmes ? Sur la manière dont les jeunes aussi peuvent être en colère, par exemple. » On ne voit pas en quoi la question de la servitude volontaire impliquerait pour autant une disculpation des esclavagistes et donc une « non-reconnaissance » de cette histoire, pourtant rabâchée en France jusqu’à plus soif, et alors que la traite organisée durant des siècles par les ancêtres arabes de Widad Ketfi, est au contraire singulièrement occultée. De toute manière, ce n’est pas de réalité historique dont sont soucieux nos trois journalistes militants, mais de l’utilisation qu’on peut faire de certains faits historiques pour laisser exploser une haine de la France tout à fait décomplexée, humilier sa population autochtone et s’y imposer en tant qu’éternel ayant-droit.
Quant au débat lui-même…
Quant au débat lui-même, il faut noter ceci qu’en fait, l’idée-même, pourtant aisément compréhensible, que des mœurs étrangères opposées aux traditions du pays d’accueil, en l’occurrence le fait de voiler les femmes dans un pays habitué depuis des siècles à la mixité sexuelle pourrait heurter les autochtones, cette idée-même paraît inconcevable à nos jeunes de banlieue seuls susceptibles et à jamais d’être « heurtés » par quelque chose. Ne serait-ce que s’opposer au port du voile n’est pour eux pas une opinion possible mais déjà une insupportable agression comme le suggère l’impayable Widad dans une question : « Est-ce que vous savez que les femmes voilées sont les principales victimes des actes islamophobes ? », question qui baigne dans le même esprit de lapalissade permanente distinguant nos brillants chroniqueurs, et alors qu’il faut bien admettre que les cagoles en mini-jupes sont rarement victimes, en effet, d’islamophobie. Si on ne sait, concrètement, en quoi consistent les actes islamophobes dont se plaignent les femmes évoquées par Widad, on sait qu’il existe aussi, quoi qu’en pensent nos petits caïds labellisés Libération, une violence consécutive à l’ordre sexuel dont le voile est un instrument de propagation. Dix jours après cet invraisemblable entretien, dans l’une de nos riantes banlieues françaises où le « cycle de la vie suit librement son cours », une jeune fille, d’origine maghrébine, en était victime, parce qu’elle était jugée trop légèrement vêtue par les habitués du voile. Elle le paya de plusieurs heures de coma après un lynchage public.