On peut écouter avec intérêt l’émission hebdomadaire de commentaires politiques sur l’actualité de la semaine écoulée, « L’Esprit Public », produite et animée par Philippe Meyer sur l’antenne de France Culture, car elle dispense tous les dimanches à 11h une information raisonnable, rassurante, savante, toutes choses synonymes de sécurité intellectuelle. Nous avons à faire a priori à des gens qui savent où ils vont, mais a posteriori ?
Le panel des invités ne peut laisser aucun doute sur la qualité présumée des interventions. Hors Philippe Meyer, dont nous connaissons les qualités, nous avions dimanche 1er mai sur le plateau Jean-Louis Bourlanges, essayiste, François Bujon de l’Estang, ambassadeur de France, Nicole Gnesotto, professeur titulaire de la chaire sur l’Union Européenne au CNAM, Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale au journal Le Monde, Éric Le Boucher, éditorialiste du journal Les Échos et co-fondateur du site Slate.fr et Michaela Wiegel, correspondante à Paris de la Frankfurter Allgemeine Zeitung».
La sérénité curieuse — marque de cette émission — se heurte de plus en plus aux remous internationaux et à une situation politique et sociale difficile en France même, illustrant un monde bien différent de celui qui nous est proposé par l’équipe de l’Esprit Public.
Dimanche 1er mai, une obamania de bon ton
Jean Louis Bourlanges, ancien député européen, « chrétien démocrate » un temps proche de M. Bayrou, est un partisan déterminé du « marché libre et non faussé », c’est un partisan historique de la Construction « européenne, » officielle qu’il a régulièrement et farouchement soutenue dans les faits mais aussi dans ses ambitions proclamées. La stratégie supposée des pères de l’UE était notamment de bâtir une puissance politique faisant d’une partie du vieux continent un interlocuteur à part entière des grandes puissances du moment. M. Bujon de l’Estang pour sa part, ambassadeur de France à la brillante carrière, est en principe porteur et défenseur de l’intérêt national. C’est là a priori le sens même de son métier. Les autres intervenants affichent des qualités différentes, mais également de bonne tenue.
Pour en revenir à l’actualité de la semaine concernée, la venue de M. Obama en Grande Bretagne et en Allemagne était en soi naturelle, entre partenaires. Mais Lorsque le président des États-Unis s’est mêlé publiquement des affaires intérieures du pays hôte et de la vie de l’UE, nous devons en déduire qu’il n’était pas venu en représentant d’un pays ami, mais en patron dispensateur de conseils, d’ordres et de menaces (à peine voilées) à l’encontre du Royaume-Uni dans le cas d’un Brexit.
Quelles réactions sur le plateau de l’Esprit Public ? Des commentaires de bon aloi analysant la pertinence évidente des paroles de M. Obama, qui instituent de fait l’UE comme un appendice de la puissance US, dont la fragilisation serait aussi celle du « grand frère » d’outre Atlantique. Comprenons que l’avenir de l’UE intéresse au premier chef les États-Unis, qui y interviennent légitimement quand bon leur semble. On s’est gravement interrogé sur le fait que M. Obama n’a pas fait une halte à Paris. La France vient de se réinvestir totalement dans l’OTAN, et on voit mal comment M. Hollande, qui a fait partie des « Young leaders » (voir internet sous le titre « Young leaders »), pourrait au-delà des discours poser un problème quelconque à un chef d’état américain, tant son alignement atlantiste est quasi complet.
Les pressions sur les anglais
Ont été égrainées les menaces de l’UE contre la Grande Bretagne pour peser sur le scrutin relatif au Brexit, M. Bourlanges les déclinant avec précision. Il eût affirmé clairement sa condamnation de telles menaces, si tel avait été son avis. Ce ne fut pas le cas, ni d’ailleurs celui de ses partenaires. Cette mise en cause officielle de la liberté démocratique des Anglais face à leur destin, du fait de M. Obama et de Bruxelles, n’a pourtant choqué personne, elle a même paru parfaitement naturelle aux « experts » présent sur le plateau.
Il faut croire qu’on peut soutenir l’UE sur une radio de service public en ignorant les principes de base de la vie démocratique, à savoir que le vote des citoyens a en démocratie force de loi, et qu’il importe que l’expression du vote échappe à toute pression susceptible d’en fausser la sentence. M. Obama est donc le patron, en vertu de quoi l’ « Europe » et l’expression démocratique des pays de l’UE n’existent en rien face à la volonté US (et à celle de Bruxelles), M. Bujon de l’Estang précisant dans la foulée que le risque de fragmentation de l’UE favoriserait l’ « impérialisme russe », ce qui semble être par les temps qui courent l’ « ultima ratio » bénie par Washington.
Le vrai discours en filigrane, l’Europe vassale naturelle des US
Si nous traduisons simplement les propos de nos amis de l’Esprit Public, l’UE vassalisée est une évidence qui relève d’une espèce de droit naturel lié à l’imperium US. La présence de la Grande Bretagne dans l’UE aussi, et ce d’autant plus que telle est l’opinion de M. Obama. La sortie du Royaume (encore) Uni de l’ensemble communautaire serait donc une anomalie au regard du « nouvel ordre mondial » voulu par les États-Unis, du moins on le suppose. Le Brexit est récusé à la fois par Washington et Bruxelles, ce qui est par voie de conséquence l’opinion raisonnable qui, on le suppose, trace la frontière entre les populistes, les extrémistes et les gens sérieux.
Pointer les dangers de l’impérialisme russe, souligne si l’on comprend bien, la nécessité de serrer les rangs derrière les États-Unis, et donc, en filigrane, derrière l’OTAN dans un processus de confrontation avec la Russie (et peut-être avec la Chine). Au total, une seule réalité susceptible d’être admise sans méfiance a été évoquée, à savoir le refus majoritaire des sociétés européennes de la signature du catastrophique traité transatlantique, et la volonté majoritaire de leurs gouvernants d’y enfermer leurs pays. M. Bourlanges a immédiatement assimilé l’hostilité des citoyens au traité à une tentation protectionniste, ce qui dans sa bouche est éminemment condamnable. On est en droit d’en déduire son appui au fameux traité.
Le réel fâché avec l’Esprit Public et l’expression de « l’état profond »
Quels que soient les sujets abordés par cette émission hebdomadaire, le travail des équipes réunies par M. Meyer définit une ligne politique « subliminale » que l’on peut résumer en disant qu’elle exprime la vision consensuelle de l’establishment, et qu’elle entre de plus en plus fréquemment en contradiction avec les faits. Evoquer le Brexit sans expliquer en quoi le désir de quitter l’UE peut apparaître fondé aux yeux des citoyens anglais revient à surlégitimer le discours des autorités « compétentes » face à l’ignorance supposée des citoyens. Instituer l’UE comme vassale des Etats Unis, c’est soutenir la conception d’un « empire occidental » et d’un leader US « naturel » contre toute idée de souveraineté, au moment où les forces centrifuges minent l’ensemble européen et où les Etats Unis sont eux-mêmes travaillés par l’isolationnisme, forme américaine du souverainisme.
Une question légitime se pose. Si l’on considère que M. Philippe Meyer donne en direct la parole à des représentants de l’ « état profond », à savoir à des personnes qui sont aussi parfois des personnages importants impliqués dans des instances internationales comme la Trilatérale ou le groupe Bilderberg et autres hauts lieux de la mondialisation néolibérale, et qui, dans tous les cas, ont à voir avec le Pouvoir économique, financier et politique au plus haut niveau, on est en droit de se demander si les « classes dirigeantes » française, européennes et mondiales n’ont que ce type d’argumentaire à opposer au chaos qui menace. Alors, le ton apaisant de cette émission peut devenir un sujet d’interrogation angoissée : n’ont-ils que cela à nous dire quand la maison brûle ?
ERRATUM 12/05/2016 : Thierry Pech a été indiqué par erreur comme un des participants de l’émission du premier mai, présent habituellement il était absent ce jour.