[Rediffusions estivales 2017 – article publié initialement le 08/04/2017]
Dans un entretien fleuve à Vice France, Aude Lancelin tire à boulet rouge sur la presse française, et particulièrement sur cette presse « de gauche » qui n’en a plus que le nom.
En mai 2016, alors qu’elle était directrice adjointe de la rédaction de L’Obs, celle-ci avait été licenciée brutalement, payant ainsi ses positions bien marquées (à la gauche de la gauche, dirait-on pour aller vite) et sa proximité idéologique avec des intellectuels radicaux, tels qu’Alain Badiou, Jacques Rancière, ou encore Frédéric Lordon, son compagnon. Depuis, elle a sorti un livre, Le Monde Libre (éditions Les Liens qui Libèrent) dans lequel elle allume cette presse de gauche devenue « esclave du Marché ».
Pour Vice France, Aude Lancelin étaye ses critiques. Tout d’abord, elle s’étonne d’être accusée, en tapant sur la profession, d’avoir fait preuve de « manque de confraternité ». « Si vous êtes charcutier, devez-vous vous sentir solidaire d’un confrère qui mettrait de la viande avariée dans ses saucisses ? », s’interroge-t-elle. Or ce qu’elle dénonce est bien plus profond qu’une simple rancœur.
Pour elle, la presse fait aujourd’hui face à un nouveau danger, venu avec un nouveau type d’actionnaires. Terminé les Hersant et autres Dassault, qui rachetaient des titres pour soutenir tel ou tel camp. Désormais, les actionnaires et propriétaires sont de riches affairistes, venus gérer un journal comme une entreprise commerciale. En témoigne le profil des cadres promus dans leurs titres : des managers, employant un vocabulaire commercial et privilégiant « l’idéologie managériale aux contenus ». « On a tout à fait quitté l’univers d’Albert Londres », plaisante-t-elle.
Une propagande plus insaisissable
Et n’allez pas croire que cette démarche est dépourvue de toute idéologie, bien au contraire. « Il ne s’agit plus de s’offrir un titre pour soutenir tel ou tel camp, on est passé à un autre âge de la propagande, plus insaisissable, plus dangereux par conséquent », explique la journaliste. Désormais, il s’agit « d’imposer une vision libérale du monde ». Une stratégie qui, pourtant, ne porte pas ses fruits. Car « le journalisme dépolitisé, liquide et ultra-connecté est un véritable naufrage économique ».
Plus loin, Aude Lancelin revient sur le Décodex, ce nouvel outil lancé par Le Monde pour « labéliser les sources d’information ». Et de s’interroger : « Comment les journalistes d’un groupe appartenant à deux milliardaires issus du luxe et des télécoms et un banquier d’affaires peuvent-ils se penser bien placés pour décerner des points de bonne conduite intellectuelle à qui que ce soit ? » Car en effet, au Monde comme dans les autres grands titres de presse, « il y a une pensée autorisée, et une pensée interdite. C’est du maccarthysme au sens le plus classique du terme ». Et ceci est sans parler du niveau intellectuel des journalistes actuels. « Les journalistes chargés de mettre en place le Décodex ont-ils le cadre intellectuel suffisant pour déterminer ce qu’on a le droit ou non de penser sur des situations aussi mouvantes et complexes que celle qui règne aujourd’hui en Syrie ? », se demande Lancelin.
Tout peut s’effondrer très vite…
Au final, le combat idéologique assumé a été remplacé par un autre combat, radical malgré ses apparences de neutralité. « Un phénomène politique comme Emmanuel Macron est l’émanation politique directe de cette presse-là, prétendument neutre et “objective”, ni-de-droite-ni-de-gauche, mais qui mène en réalité des opérations idéologiques très agressives », ajoute-t-elle.
Fort heureusement, c’est un phénomène qui ne va pas durer. « Nous approchons du moment de rupture, tout peut s’effondrer très vite. Comme je vous l’ai dit, économiquement parlant, ça ne marche pas ! », répète Lancelin. Cette affirmation pourrait passer pour une spéculation sans fondement, mais les chiffres sont là. Et l’élection récente de Donald Trump en dépit de l’agressivité de la quasi-totalité de la presse américaine est là pour nous le rappeler… Non seulement la propagande ne passe plus, mais le modèle économique s’effondre. Partant de là, les entreprises désespérées comme le fut le Décodex sont à regarder d’un œil nouveau ; comme la fin d’un monde.