[Rediffusions estivales 2017 – article publié initialement le 29/04/2017]
Au soir du premier tour de l’élection présidentielle, les grands médias peuvent crier victoire. Non seulement leur favori s’est qualifié, mais cerise sur le gâteau, le voilà en compétition avec le diable lepéniste qui, espère-t-on, ne sera pas trop difficile à éliminer. Retour sur un scrutin (presque) dicté d’avance.
Macron, le candidat des médias
En l’espace de quelques mois, Emmanuel Macron est passé du statut de ministre de second plan, peu apprécié des Français et particulièrement des travailleurs, à celui d’homme providentiel du « renouveau » et de la « modernité », plébiscité par la quasi-totalité des médias. Selon un sondage paru en octobre 2014, seules 11 % des Français souhaitaient que leur ministre de l’Économie joue un rôle important dans la vie politique future. Plusieurs milliers d’heures d’antenne, d’articles et de couvertures de magazine plus tard, il nous était présenté comme le grand favori de la présidentielle, parfois même comme déjà couronné. Dans cette campagne, les éditorialistes s’en sont donnés à cœur joie. Pour Laurent Joffrin (Libération), Macron « fait souffler un zéphyr de nouveauté sur la vie politique ». Dans le même temps, Nicolas Beytout (L’Opinion) y voyait un « vent de fraîcheur ». Usé jusqu’à la corde, ce vocabulaire a été utilisé durant toute la campagne.
Et ceci est sans parler de la « vedettisation » à outrance du « couple Macron » et de cette « romance » particulière entre Emmanuel et Brigitte, entre l’élève et le professeur, qui a inondé presse people et traditionnelle confondues, histoire d’amadouer l’électorat féminin. Cet emballement médiatique pour le candidat d’« En Marche ! » n’est heureusement pas passée inaperçu, et nombreux sont ceux qui ont constaté, voire même dénoncé cette « Macron-mania ». Pour Thomas Guénolé, politologue, cette starification d’Emmanuel Macron est d’autant plus suspecte qu’elle était, au moment des faits, « absolument disproportionnée par rapport à son capital de sympathie dans la population ». Ceci s’explique. L’effet marronnier, tout d’abord, car le « phénomène Macron » fait vendre. Mais aussi une certaine convergence, car « la plupart des médias qui surexposent Emmanuel Macron ont une ligne éditoriale favorable au libéralisme économique », ajoute-t-il.
Enfin, comment ne pas parler de l’influence de certains grands patrons de médias. Pour le député LR Eric Ciotti, « il y a des groupes de presse, et notamment celui qui est dirigé par M. Drahi, qui, il est assez clair et assez évident, soutiennent ouvertement monsieur Macron, dans le but de le faire élire président de la République, c’est manifeste. Après, à chacun de retrouver les liens, historiques, anciens, passés, entre ces groupes et monsieur Macron. Il y a un soutien très clair de ce groupe de presse pour monsieur Macron, c’est une évidence. » Par exemple ? Patrick Drahi, le milliardaire israélien patron du groupe Altice Media, qui détient notamment BFMTV, RMC, L’Express et Libération, et qui doit beaucoup à l’ancien ministre de l’Économie pour son coup de main dans le rachat de SFR… Autre exemple : Pierre Bergé, actionnaire du Monde qui a affiché publiquement son soutien à Macron. Aude Lancelin, journaliste licenciée de L’Obs en mai 2016, ne dit pas autre chose sur son site, voyant là « la main invisible d’une poignée de propriétaires de presse, au premier rang desquels Xavier Niel et Patrick Drahi ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le mouvement « En Marche ! » partait sur de bonnes bases… Ainsi pendant que la SDJ de Challenges dénonçait le « boulevard fait à Macron » au sein de leur magazine, la rédaction des Inrocks affichait fièrement quel était le vote de ses journalistes. Le second tour était prêt, le tapis rouge de l’Élysée déroulé, les affaires concernant François Fillon feraient le reste, et la prophétie auto-réalisatrice des médias a logiquement triomphé au soir du premier tour, avec un Macron en tête à 24,01 %, devançant une Marine Le Pen à 21,3 %. La mission était accomplie, ne restait qu’à boucler l’entre-deux tours.
Un sacre dès le premier tour
Avant d’avoir à supporter le traditionnel refrain antifasciste, les téléspectateurs ont eu droit à une première mise en bouche de cette élection présentée comme jouée d’avance. Dès le soir du premier tour, Emmanuel Macron était traité en futur président de la République. Célébration en direct sur toutes les chaînes, convoi de motards, couverture minute par minute des déplacements de l’héritier de François Hollande. Un sacre avant Reims.
Spectateur de France 2, comme des millions de Français, Daniel Schneidermann a livré, dans Libération, son ressenti sur cette soirée électorale. « S’il reste quelques citoyens qui n’ont pas compris comment les médias ont imposé Macron comme une évidence, alors qu’ils se précipitent sur le replay de la soirée électorale de France 2 », explique-t-il. Évidemment, avant cela, comme nous l’avons dit, le terrain avait bien été préparé avec « la collection complète des couvertures de l’Obs » ou encore « les éditos à répétition des snipers de Challenges ». Tout ceci a constitué un « bloc de propagande visible » qui a connu sa consécration ce 23 avril au soir. Escorté par les motards, Macron triomphait. « On a l’impression de voir un président élu, et c’est assez impressionnant », s’est même émerveillé en direct le journaliste Jeff Wittenberg ! Et Daniel Schneidermann de faire remarquer qu’en l’occurrence, ces images, « il en était lui-même le fabricant, lui et sa chaîne, et tous les autres ».
« Si on pistait ainsi Macron, pourquoi ne pistait-on pas pareillement Marine Le Pen à Hénin-Beaumont ? », s’interroge le fondateur d’@rrêt sur Image. Rien de plus logique pour venir clôturer une campagne où « quelques médias dominants ont fait passer le fils préféré de Hollande, l’un des maîtres d’œuvre occultes du quinquennat sortant, pour le champion du renouvellement ». Notons néanmoins que cette chronique lucide, trop rare dans la presse, n’est pas passée inaperçue. Aussitôt publiée, elle a été sévèrement critiquée par Patrice Romedenne sur France 2, qui tel un chien de garde s’est empressé de dénoncer une chronique « moche » et « mensongère ».
2002–2017 : Le difficile remake de l’entre-deux-tours
Évidemment, avec Marine Le Pen au second tour, on s’attendait à un remake de l’entre-deux-tours de 2002. Problème : nous ne sommes plus en 2002, les manifestations de masse n’ont pas eu lieu, et Marine Le Pen n’est pas son père. Qu’à cela ne tienne ! Les médias n’auront pas tardé à embrayer pour passer aussitôt à un logiciel antifasciste encensant le sacro-saint « barrage républicain ». De partout, les éditos engagés ont fleuri. Le Monde, quotidien de « référence » qui s’est depuis peu auto-proclamé label de vérité avec son Décodex, a estimé que ce résultat devait nous « alerter sur l’état de notre démocratie ». Ainsi, sa décision ne souffre pas de « la moindre ambiguïté » : « nous souhaitons la défaite de Marine Le Pen et appelons pour cela à voter en faveur d’Emmanuel Macron. » Voilà qui est dit.
Libération également y est allé de son billet en priant pour « que le cauchemar ne devienne pas réalité ». Le quotidien se demande « où est passée cette capacité à s’émouvoir devant la menace de l’extrême droite, comme en 1986 ou encore en 2002 ? ». De son côté, Marianne fait sa une en voyant en Macron un « rempart ». Enfin, L’Obs juge qu’« il flotte en ce lendemain d’élection un parfum nauséabond d’habitude ». L’hebdomadaire va même plus loin, virant carrément complotiste sur les bords. Dans un autre billet, L’Obs juge que la Russie ne va « probablement pas (…) laisser perdre Marine Le Pen sans intervenir », la victoire de Macron étant une « grave défaite pour Poutine ». Ainsi, sans aucune preuve concrète, L’Obs nous assure très sérieusement que Moscou s’apprête à s’ingérer dans l’élection en faveur de Marine Le Pen. En tous cas, « vue l’importance de la France et Marine Le Pen dans la stratégie européenne du Kremlin, on a du mal à imaginer le contraire », nous dit-on. Un grand moment de journalisme… et de complotisme autorisé.
Pressions et censure
Ailleurs, on tente de faire pression sur certaines personnalités et certaines instances. A Libération, on somme Jean-Luc Mélenchon de retirer de sa veste son triangle rouge, porté en hommage aux déportés communistes dans les camps de concentration nazis. La raison ? Il n’a pas appelé à voter Macron ! « A moins d’un appel à voter Macron, il doit s’en défaire », estime ainsi l’écrivain Didier Daeninckx. Au Monde, on crie « honte » aux évêques qui n’appellent pas à voter contre Marine Le Pen. La Conférence des évêques de France n’ayant donné aucune consigne de vote, Christian Delahaye (professeur au centre d’études théologiques de Caen) estime que « ce sont les seuls responsables confessionnels à faire tomber la digue anti-FN ».
La pression est également sur les épaules des journalistes, dont certains ont reçu des remontrances. Titiou Lecoq, journaliste notamment pour Slate.fr, explique sur Twitter s’être faite « engueuler par une responsable des comités d’En Marche » pour avoir écrit que Macron était « libéral ». Cette responsable lui aurait demandé de « modifier parce que ça fait le jeu du FN ». Un comble, lorsqu’on lit l’article incriminé, où celle-ci nous dit que « le danger Le Pen, c’est pas en 2022, c’est maintenant ». Johan Hufnagel, rédacteur en chef du site web de Libération, s’est lui-aussi fait tirer les bretelles pour avoir dit qu’il trouvait Macron « trop arrogant d’aller fêter une victoire de premier tour avec des people »… Il s’est du coup rattrapé le 28 avril en écrivain un article intitulé « A mes camarades de gauche qui ne voteront pas contre Le Pen » dans lequel il laisse entendre que si Marine Le Pen à l’Elysée, il n’est pas certain qu’elle en sorte (autrement dit, risque de coup d’Etat à l’issue du quinquennat !)
A France Inter aussi, quelques tensions se font sentir. Mercredi 26 avril, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré a été privé de chronique sur les ondes de la station. Contraint de diffuser sa chronique depuis son domicile sur sa page Facebook, celui-ci commence par dire qu’on lui a « demandé de ne pas faire cette chronique ce matin à France Inter ». Et pour cause. Dans celle-ci, l’humoriste s’exclame, entre autres : « Vous pensiez vraiment que j’allais vous dire que j’allais voter Macron ? Eh ben non, je n’aime pas son programme, je ne vote pas pour lui, c’est tout, c’est ça, c’est la démocratie. » Et ce dernier de faire l’éloge des abstentionnistes. Une version démentie par Nagui, l’animateur de l’émission, qui ajoute néanmoins : « Il n’y a pas de censure sur France Inter. Mais, nous vivons des semaines qui ne sont pas tout à fait anodines. » Comprenne qui pourra.
Connivences et parti-pris
Pressions, censures, mais aussi parti-pris affiché. Perrine Tarneaud, directrice de l’information parlementaire de la chaîne Public Sénat, a cru bon de relayer un Tweet hostile à Marine Le Pen et pro-Macron. Elle est loin d’être la seule. Car outre les éditos et les articles orientés, les journalistes ne se privent pas pour faire passer quelques messages sans filtre, sur les réseaux sociaux et même à l’antenne. C’est le cas de Daphné Burki, animatrice de « La Nouvelle Émission » sur C8, et qui, après avoir compilé les points Godwin, a appelé directement les électeurs de Marine Le Pen à « changer d’avis »…
Dans le même temps, Audrey Pulvar a rejoint les signataires d’une une pétition lancée par Laurence Rossignol, la ministre de la Famille, de l’Enfance et des Droits des femmes intitulée « Féministes, nous ne voulons pas du Front National. Nous votons Emmanuel Macron ! ». Difficile de faire plus clair. Un parti-pris évident et douteux pour la journaliste, qui anime sur CNews deux émissions le dimanche : « Le grand journal de la présidentielle » et « Le Grand Rendez-Vous ». En somme, pas des émissions où on cause recettes de raviolis. Face à l’indignation des réseaux sociaux, CNews a pris ses responsabilités en suspendant sa journaliste pour une durée indéterminée. Un choix déontologique qui, pourtant, n’a pas plu à tout le monde, de SOS Racisme qui a cru bon de racialiser l’affaire en défendant une femme « noire » face au FN, à Bernard-Henri Lévy qui a apporté son « soutien sans réserve à Audrey Pulvar ». Et le présumé philosophe d’expliquer qu’ « en état d’urgence politique, on comprend que les règles de neutralité soient momentanément oubliées »… BHL, Nagui, même combat !
Injuste pour @AudreyPulvar ! Les 3/4 des journalistes devraient être suspendus dans ce cas-là… #JeSuisAudrey https://t.co/YAEhkD7anY
— Robert Ménard (@RobertMenardFR) 27 avril 2017
S’il convient de saluer la décision de CNews, comme l’a fait remarquer ironiquement Robert Ménard, maire de Béziers et soutien du Front National, celle-ci n’en demeure pas moins « injuste » pour Audrey Pulvar. En effet, partant de ce principe, « les 3/4 des journalistes devraient être suspendus », explique-t-il. Quoi qu’il en soit, ce (petit) sursaut déontologique de CNews nous ferait presque oublier sa principale concurrente, BFMTV, surnommé « BFMacron » par de nombreux internautes durant la campagne. Outre la surexposition de ses meetings et la bienveillance à l’égard de l’ancien ministre, BFMTV s’est récemment illustrée à nouveau avec une séquence quelque peu dérangeante.
Mercredi 26 avril, la chaîne d’information en continue couvrait le meeting du candidat à Arras. Dans l’attente du direct, la journaliste Ruth Elkrief (qui était visible dans un coin de l’écran) a alors adressé un salut plus qu’amical, complice pourrait-on dire, à une personne présente hors champs. Quelques secondes plus tard, Emmanuel Macron passait derrière l’image ! Contrairement à ce qui s’est aussitôt répandu sur les réseaux sociaux, et qui a suscité l’indignation, ce n’est pas le candidat d’« En Marche ! » que Ruth Elkrief a salué. Il s’agit en réalité de Benjamin Griveaux, membre de l’équipe d’Emmanuel Macron. Ce qui, soit dit en passant, n’est pas moins grave.
Si, face à la polémique, la journaliste s’est justifiée, évoquant une « poignée de main rapide » et une « mauvaise interprétation », le mal était fait, et cette image n’en restera pas moins le symbole de cette connivence maintes fois dénoncée.
Poignée de main rapide de fin D interview. Candidat en retard. #mauvaise interprétation
— ruth elkrief (@ruthelkrief) 26 avril 2017
Tapis rouge et gueule de bois
Qu’on se rassure, BFMTV est loin d’être la seule chaîne coupable de connivence et de deux-poids-deux-mesures flagrant. Il suffit de constater la différence de traitement des deux candidats dans les entretiens qu’ils donnent à la télévision et à la radio. Quand Marine Le Pen est sans arrêt coupée et acculée de contradictions, Emmanuel Macron jouit d’un temps de parole lisse et sans remous. Même constat concernant les éditorialistes et journalistes politiques, presque tous hostiles à la candidate frontiste.
Heureusement qu’il y a le CSA… ou pas. Comme à chaque fois, le gendarme de l’audiovisuel demeure bien silencieux face à tous ces manquements et à cette différence de traitement qui, pourtant, saute aux yeux. En attendant, les médias peuvent continuer en toute tranquillité leur travail, de diabolisation d’un côté, de présidentialisation de l’autre. Et pendant que Le Lab d’Europe 1 voit dans les appels de Marine Le Pen aux dauphins un « clin d’œil aux néonazis » (voir ci-dessus la capture d’écran de cet article, depuis retiré en urgence), Emmanuel Macron poursuit sa campagne au sein d’un monde médiatique presque entièrement acquis à sa cause et qui le place déjà sur le trône.
À moins que, comme nous avons déjà pu le voir outre-Atlantique, les résultats du second tour nous réservent des surprises ? Auquel cas, le retour au bureau lundi 8 mai au matin risque d’être difficile pour nombre de nos journalistes, assis depuis déjà bien longtemps sur leur charte d’éthique.