[Rediffusion – article publié initialement le 09/11/2017]
Depuis les dernières élections législatives en Autriche qui ont vu la victoire du parti chrétien-démocrate (ÖVP) et de son jeune leader Sebastian Kurz, de nombreux sites ont repris en boucle l’information suivante : « Sebastian Kurz a informé le milliardaire mondialiste George Soros que sa fondation Open Society avait 28 jours pour cesser son activité en Autriche. » Annonce ainsi commentée par le site d’information catholique Médias-Presse-Info (proche de Civitas) : « Après la Hongrie, l’Autriche prend le chemin du grand nettoyage. »
Propagation de la fausse rumeur
Une information reprise de manière convergente par le site laïc Résistance Républicaine, qui utilise quant à lui le conditionnel tout en citant des déclarations supposées du prochain chancelier autrichien. L’annonce de cette confrontation sera ensuite reprise en cascade sur de nombreux sites francophones et étrangers : depuis le fantasque MetaTv (article supprimé depuis, encore accessible via le cache de Google) jusqu’au très sérieux quotidien italien Il Giornale ainsi que par une foule de sites anglophones. Des vidéos étant réalisées par certains, dont quelques-unes ont déjà recueilli un nombre significatif de vues.
Cette information sur Kurz et Soros est en fait complètement fausse. En remontant vers l’origine de ces allégations, on tombe sur un article unique qui cite de prétendues déclarations de Sebastian Kurz ; déclarations dont on ne trouve aucune source dans l’article en question ni nul part ailleurs sur le web. Parmi les déclarations relatées on peut citer :
« La situation est devenue critique (…) Soros jette tous ses moyens dans sa poussée pour un contrôle global. La désinformation et la manipulation des médias ont déjà augmenté de façon exponentielle du jour au lendemain. Nous n’avons pas de place pour la complaisance. » (resistancerepublicaine.eu)
Ou encore :
« Le spectre de George Soros est le plus grand défi auquel l’humanité sera confrontée en 2017. Il est comme un grand calamar vampire enroulé autour du visage de l’humanité, enfonçant sans relâche son entonnoir dans tout ce qui sent l’argent ; utilisant cet argent pour corrompre les politiciens, les journalistes et le secteur public, et tenter de créer le monde à son image » (money.it)
La seule lecture de ces déclarations révèle immédiatement le côté irréaliste et grotesque de celles-ci, surtout prononcées par un ministre des affaires étrangères prochainement chancelier d’Autriche ! L’article poursuivant dans la même veine :
« Kurz, est un “truther” autoproclamé qui se dit avoir été éveillé (NDA : en anglais” red-pilled” en référence au film Matrix) par le film” Loose Change” sur les attentats du 11 septembre. Kurz affirme avoir pleinement compris l’agenda de Soros et déclare : “en aucune façon mon pays ne sera sa cinquième victime”. (money.it)
L’auteur de l’article — qui s’est visiblement bien amusé – prêtant enfin au futur chancelier une dernière citation bravache :
« Le peuple autrichien a rejeté le Nouvel Ordre Mondial, et c’est mon devoir et mon privilège de maintenir sa volonté. » (money.it)
Nous sommes ici confrontés à l’exemple type d’une fausse information relayée en cascade et non vérifiée aux multiples étapes de sa diffusion.
Kurz lié à Soros ?
Le plus étonnant dans cette histoire étant que Sebastian Kurz fait partie, ou bien a fait partie, de l’ECFR, un think tank influent lié à George Soros et à l’Open Society Foundations.
Citons ici un dossier publié sur le site geopolitica.ru intitulé : « quels liens unissent Sebastian Kurz et les réseaux Soros ? » Un article qui met en lumière le rôle des réseaux Soros au sein de l’ECFR :
« Le futur plus jeune chef d’État du monde appartient en fait à l’ECFR : European Council on Foreign Relations. Un think-tank européiste de haut niveau, fondé sous l’impulsion de George Soros lui-même et financé en grande partie par l’Open Society Foundation. Une information confirmée par la simple lecture du portail internet de l’ECFR où l’on retrouve son nom parmi la liste des membres autrichiens :
http://www.ecfr.eu/council#austria — Sebastian Kurz — Federal Minister for Europe, Integration and Foreign Affairs ».
Un article de Jean Quatremer paru sur son blogue en octobre 2007, intitulé « Soros milite pour une politique étrangère européenne » expliquait ainsi les origines de l’ECFR :
« Le richissime financier américain d’origine hongroise, George Soros, estime nécessaire que l’Union européenne devienne un acteur de poids sur la scène mondiale (…) Il parraine donc le lancement, aujourd’hui, d’un “think tank” paneuropéen qui est aussi un lobby dont le but est de contribuer à créer une politique étrangère véritablement commune : le” European Council on Foreign Relations” (ECFR) »
Toujours sur geopolitica.ru :
« Parmi les membres de l’EFCR on retrouve aussi Wolfgang Schüssel, ancien chancelier fédéral d’Autriche, qui lui aussi avait réalisé en 1999 une entente gouvernementale entre libéraux conservateurs et populistes. Populistes dirigés à l’époque par le célèbre Jörg Haider. Une alliance qui avait fait grand bruit et avait entraîné une campagne médiatique massive contre l’Autriche. »
Le dossier de geopolitica.ru expliquant par ailleurs avec nuance :
« Mais il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse et d’imaginer Sebastian Kurz comme un simple pion de George Soros, ceci dans une vision complotiste de la politique. En tant que ministre d’un gouvernement européen, il est assez logique que Sebastian Kurz participe de think-tanks d’importance comme l’ECFR. Pour autant, il est aussi crucial de rappeler le rôle central que jouent les réseaux Soros au sein de l’ECFR et plus encore le rôle que joue ce think-tank dans la politique européenne actuelle, notamment en matière d’immigration massive et imposée. »
Il est en fait assez troublant de constater que la nouvelle présentant Sebastian Kurz comme un opposant virulent de George Soros ne correspond pas du tout à la nature des liens qui unissent le futur chancelier à l’un des think tanks européistes les plus puissants de l’Union Européenne et par ailleurs proche de l’Open Society de Soros, ceci n’impliquant pas – excès inverse – que Kurz soit un obligé de Soros aux moyens quasi illimités.
Afin de comprendre le processus d’intoxication qui a eu lieu autour de cette nouvelle, il est intéressant de se pencher plus avant sur la source de ces rumeurs.
En remontant le fil de diffusion de cette véritable « fake news », on arrive à une source unique. Il s’agit d’un article écrit par un certain Dmitry Baxter publié sur le site yournewswire.com. Dmitry Baxter est l’un des principaux rédacteurs de yournewswire.com. Avec une page Facebook suivie par plus de 80 000 personnes, il s’agirait en fait d’un faux compte utilisé comme avatar par Sean Adl-Tabatabai, le propriétaire et rédacteur en chef de yournewswire.com.
yournewswire.com : l’artillerie lourde des « fake news »
yournewswire.com est un site spécialisé dans les effets d’annonce et les titres complotistes racoleurs. Avec des accroches telles que : « George Soros orchestre un plan dévastateur pour tuer 100 000 Haïtiens » ou encore « Trump mobilise les troupes américaines pour contrer une attaque chinoise de style “Pearl Harbor” sur la Californie », yournewswire.com navigue en fait entre le site « clikbait », la provocation ou le second degré et la dissidence médiatique. Un mélange des genres qui le rend difficile à classer tant le vrai se mêle au faux dans la production de masse d’informations « alternatives » que cherchent à diffuser yournewswire.com, dont le titre signifie : « votre fil de nouvelles ».
Il est à l’origine de nombreuses nouvelles non sourcées, telle celle affirmant que la Reine d’Angleterre aurait menacé d’abdiquer si le Royaume-Uni votait contre le Brexit. Le bobard ayant été partagé plus de 23 000 fois sur Facebook.
yournewswire.com est souvent présenté par les médias mainstream anglophones comme un site proche de l’Alt-Right américaine. Il est aussi régulièrement pointé du doigt comme un possible outil de la guerre proxy utilisé par la Russie dans le cadre de la nouvelle guerre froide médiatique en cours. C’est la version qu’en donnent des médias libéraux (au sens américain) tels que motherjones.com, un site pour le coup réellement lié à George Soros.
Dans un article consacré à yournewswire, le Times développait à son tour cette idée plus en détails :
« Joel Harding, un ancien officier de renseignement américain et expert en propagande au Kremlin, a déclaré que YourNewsWire.com est “utilisé par les Russes comme un site proxy pour répandre la désinformation, que son propriétaire soit au courant ou non”. YourNewsWire.com est l’un des plus grands, a déclaré Harding. “Il est prolifique. Il est vraiment très bon, en ce sens qu’il produit beaucoup d’histoires à gros volume qui sont en fait reprises par beaucoup d’autres, citées et référencées”. »
Selon cette logique, yournewswire.com a aussi été mis sur liste noire par un certain nombre d’organismes de contrôle des médias, comme par exemple le service diplomatique de l’Union européenne : l’EEAS — European External Action Service – organisme chargé des affaires extérieures et des relations publiques de l’union européenne. L’EEAS considérant que yournewswire publie des : « fausses nouvelles médiatiques soutenant la politique de la Russie ».
Début 2017, Google bannissait yournewswire.com de sa plateforme publicitaire. Le site rejoignant plus de 200 autres éditeurs interdits de recevoir des revenus publicitaires par Google.
Ce qui est certain, c’est que cette « théorie du complot russe » émane de médias et d’instances dirigeantes d’Occident préoccupées par l’érosion médiatique que connait la dominance cognitive américaine avec l’émergence d’acteurs géopolitiques non-alignés sachant utiliser l’arme de l’infoguerre à leur tour. Sean Adl-Tabatabai, le fondateur et propriétaire de yournewswire.com, infirmant de son côté complètement cette version et déclarant son site complètement indépendant de la Russie.
Sean Adl-Tabatabai, un curieux « conservateur »
Issu de milieux modestes, Sean Adl-Tabatabai a d’abord travaillé comme producteur de télévision pour la BBC et MTV avant de prendre la direction du site de David Icke, un ancien présentateur sportif de la BBC célèbre pour avoir diffusé massivement la théorie du complot reptilien. David Icke est à l’origine de l’idée délirante que le monde serait en fait secrètement dirigé par des reptiles extraterrestres déguisés en humains. David Icke ne faisant que reprendre certains archétypes de la culture populaire américaine contemporaine, telles qu’on a pu les voir dans la célèbre série télévisée « V » ou dans le film visionnaire « Invasion Los-Angeles » de John Carpenter. John Carpenter qui utilisait alors le complot extra-terrestre comme une métaphore de l’élite mondialiste et non de manière littérale. Arriviste et malin, David Icke reprendra à son compte de nombreux autres topos de la science-fiction comme Matrix mais aussi des conceptions de type new age ou issues de l’occultisme de bas-étage, produisant ainsi toute une littérature anxiogène pour les esprits en perte de repères face à l’avènement de la société liquide globalisée.
Le fondateur de yournewswire.com semble donc directement issu de cette complosphère-spectacle. Mais pas seulement, Sean Adl-Tabatabai s’est d’abord fait connaître comme l’un des premiers homosexuels à se marier au Royaume-Uni, posant complaisamment avec son compagnon. La propre mère de Sean Adl-Tabatabai, « experte en médecine holistique », participe aussi de l’aventure, étant l’une des principales rédactrices avec des milliers d’articles à son nom.
Un profil qui ne correspond pas vraiment à celui de l’activiste de l’Alt-Right tel que l’on se le représente habituellement ni même de celui de l’animateur vedette d’un nouveau konservintern anti-globaliste.
Tout indique dans l’origine et l’historique de Sean Adl-Tabatabai un possible montage médiatique visant à intoxiquer internet, mais dans quel but ? S’agit-il réellement d’un outil utilisé par la Russie ? Quel intérêt peut bien avoir la Russie à diffuser ainsi un tel brouillage médiatique alors qu’elle démolit plus surement la domination cognitive américaine par des outils plus conventionnels tels que Russia Today ou Sputnik et surtout par la foule de sites et de blogs pro-russes tels le Saker : outils d’un soft-power proliférant et asymétrique bien plus efficace dans la guerre mondiale de l’information contemporaine.
On pourrait dès lors imaginer le scénario inverse : yournewswire.com pourrait être issue d’officines chargées de diffuser un discours absurde et de mêler le vrai au faux afin de discréditer la réinformation sérieuse et sourcée. À l’image de l’ancien patron de Sean Adl-Tabatabai : David Icke. Icke qui discréditera pendant des années l’anti-globalisme conséquent de chercheurs reconnus par ses conceptions délirantes sur un complot d’hommes reptiles extra-terrestres. Les médias dominants pouvant alors recourir facilement à l’amalgame entre un discours quasi psychiatrique avec un véritable travail d’enquête sur des thématiques controversées.
Ou bien Sean Adl-Tabatabai et ses proches sont-ils simplement de malins arrivistes qui ont compris certaines tendances du moment et qui savent les exploiter pour de pures raisons financières en surfant sur la confusion généralisée des esprits ?
Toujours est-il que le plus problématique reste la reprise trop rapide de cette « fake news » sans aucun contrôle de la part des médias qui ont relayé cette rumeur. À l’heure du bombardement ininterrompu d’informations quotidiennes et de brèves via les réseaux sociaux, on ne saurait trop mettre en garde les acteurs professionnels ou bénévoles des médias – les officiels comme ceux de la réinfosphère — de toujours garder présent à l’esprit le critère premier de toute recherche d’information : la vérification des sources. Dans tous les domaines : historique, médiatique, médical ou autre, plus que jamais, le critère axial de la recherche d’information reste la vérification et la multiplicité des sources. Dans le tourbillon contemporain d’informations, ce critère est le seul gage d’une information/réinformation sérieuse et professionnelle.
Entre les médias de masse subventionnés et la complosphère délirante, il existe une troisième voie : celle de l’enquête sérieuse et sourcée. C’est celle de l’Observatoire du Journalisme.
« In medio stat virtus » disaient les anciens romains…