[Rediffusion – article publié initialement le 13/12/2017]
David Petraeus avait bombardé la Serbie en tant que responsable de la coalition anti-serbe en 1999. Il s’est brillamment reconverti en investisseur dans les médias dans les Balkans via le fond d’investissement américain KKR : la fin de notre enquête exclusive. Première partie ; deuxième partie ; troisième partie.
Conquérir les cœurs et les esprits
Correspondant de Marcel Bigeard et lecteur avide des Centurions de Jean Larteguy, Petraeus admet volontiers ses influences françaises, notamment celle du théoricien David Galula. Cela n’empêche pas un compagnon d’armes français, le général Maurice Druart, de dénoncer sa devise « gagner les cœurs et les esprits » comme « une démarche de merchandising oppressive sur la population » (voir l’excellente étude de l’armée française Gagner les cœurs et les esprits, CDEF, 2010, p. 57).
Le sens véritable de cette expression est défini par le manuel FM 3–24 de manière suivante : « Cœurs » signifie persuader la population que son meilleur intérêt est servi par le succès de la contre-insurrection. « Esprits » signifie convaincre la population que la force peut les protéger et que la résistance est inutile. Notons que la sympathie de la population pour les troupes d’occupation n’y a pas d’importance. Ce qui compte, ce n’est pas l’émotion, mais un calcul d’intérêt bien compris. La section « Les médias et la bataille des perceptions » offre des préceptes quasi orwelliens : « Choisissez les mots avec soin… Par exemple, la force de contre-insurrection est-elle un libérateur ou un occupant ? »
Expérimenté dans ce type de double pensée, Petraeus persiste à parler d’une « victoire » en Iraq alors que l’intervention est une catastrophe incontestable. Alors que la région est plongée dans le chaos, les raisons d’engagement invoquées se sont révélées fausses et les objectifs déclarés n’ont pas été atteints. Dans les faits, la contre insurrection modèle de Petraeus associe grande manipulation et grande violence : guerre civile, frappes aériennes, raids nocturnes, attaques de drones, torture. Cette réalité émerge difficilement dans les médias qui semblent eux aussi obéir au manuel de Petraeus (section « Exploiter un narratif unique »).
L’année 1986 sera une année charnière pour Petraeus : il devient théoricien de la contre insurrection, membre du Council on Foreign Relations. Il fait la connaissance de James Steel, vétéran du programme Phoenix au Vietnam et rencontre l’agence de RP britannique Bell Pottinger . Les deux opèrent en communication directe avec Petraeus : l’agence en réalisant des faux films d’Al-Qaïda, Steel en formant les escadrons de la mort et des centres de torture.
Espionnage et manipulations sur la toile
En 2010, Petraeus recrute la première armée de trolls sur internet (l’opération d’espionnage étasunienne manipule les réseaux sociaux, Guardian, 2011). Son commandement CENTCOM lance un appel d’offres pour un logiciel de gestion d’identités en ligne qui permettrait à 50 utilisateurs de simuler 500 faux nez (sock-puppets) « sans crainte d’être découvert par des adversaires sophistiqués ».
Quelques années après, les pratiques identiques de la Russie sont dans le collimateur de nombreux journalistes mais l’exemple américain fondateur est régulièrement omis. Ainsi un article de l’Obs-Rue89 énumère-t-il cinq pays impliqués, il ne manque que les Etats-Unis dans la liste.
Le militaire dans Petraeus comprend très bien que les technologies d’information sont indispensables aux opérations d’information. Chef de la CIA, il avertit : « on vous espionnera à travers votre lave-vaisselle » (Wired, 2012). En magnat des médias, il reste aussi belliqueux que jamais : « Le cyberespace est un domaine de guerre entièrement nouveau » (BBC, 2017). Il milite surtout pour un contrôle toujours plus grand de l’internet.
À ce propos, KKR contrôle un grand nombre d’entreprises de l’internet, dont Optiv (cybersécurité), GoDaddy (hébergement), First Data (argent numérique) et naturellement, les fournisseurs d’accès à internet d’United Group.
La surveillance massive d’internet par les services de renseignement anglo-américains, révélée par Edward Snowden, bat son plein alors que Petraeus dirige la CIA. On y trouve des projets comme PRISM, qui permet un accès direct aux serveurs des géants Google, Facebook, Apple, Microsoft et alii ; ou Muscular et Tempora qui infiltrent directement les câbles de fibre optique.
Dans les Balkans, une grande partie du trafic internet passe par les fournisseurs achetés par Petraeus. Une étude serbe sur les « infrastructures invisibles » a établi que tout le trafic menait à un seul point : « Si l’on souhaite examiner, filtrer ou conserver tout le trafic national transitant par le réseau de SBB, on peut le faire en n’utilisant que ce point unique ». Il se trouve que ce point est en la possession de KKR.
Pourquoi infiltrer, si l’on peut posséder ?
Argent public et argent privé
Les guerres de Petraeus représentent des coûts considérables non seulement en termes de vies humaines, mais aussi pour les contribuables. Ces coûts ne sont plus estimés en milliards, mais en billions de dollars, du jamais vu. Des sommes sans précédent ont également fini dans les mains des corporations privées (Des sous-traitants privés récoltent 138 milliards de dollars de la guerre en Irak, Financial Times, 2013) pour des services civils (Halliburton-KBR) mais aussi militaires (Blackwater) ou d’intelligence (Bell Pottinger). La guerre s’est privatisée, d’où la section « Multinationales et sous-traitants » dans le manuel de Petraeus.
Commandant en chef, Petraeus disposait déjà de fonds colossaux et traitait directement avec les corporations privées. Mais qui commande vraiment quand la plus grande force militaire se surendette pour payer ses guerres : le commandant ou le financier ?
Conclusion : de l’armée à la finance, une promotion
Toute sa vie, Petraeus a développé sa carrière en courtisant le pouvoir le mieux placé. Son passage des sommets de l’armée et du renseignement au rang des financiers est d’habitude vu comme une sorte de retraite ou de démission. On est tenté d’y voir une promotion.
La carrière de David Howell Petraeus suit la même ligne ascendante et le même fil rouge : la manipulation des perceptions. Son cas illustre un changement radical du monde de l’information. Avant lui, nul ne pouvait imaginer un ancien chef de service de renseignement à la tête des médias d’un pays qu’il avait contribué à détruire. Général ennemi, chef de service secret et spécialiste de propagande, il s’impose dans les médias de la nation agressée, sous prétexte d’y garantir une information objective, un véritable tour de force. Mais rien ne choque les cœurs et les esprits quand ils sont abusés et manipulés.
Crédit photo : capture d’écran vidéo KKR. DR