Première diffusion le 10/09/2018 — L’Observatoire du journalisme (Ojim) se met au régime de Noël jusqu’au 5 janvier 2019. Pendant cette période nous avons sélectionné pour les 26 articles de la rentrée qui nous ont semblé les plus pertinents. Bonne lecture, n’oubliez pas le petit cochon de l’Ojim pour nous soutenir et bonnes fêtes à tous. Claude Chollet, Président
Une gauche anti-migrants en Allemagne ? Un mouvement de stupeur et d’incompréhension risque-t-il de parcourir les rédactions des médias parisiens ? Tour d’horizon.
Un impossible ? La naissance d’une gauche clairement opposée à l’immigration massive. Pour un journaliste français de média officiel, la pilule est difficile à avaler. En règle générale, dans la majorité des médias régimistes français, être anti-migrants va de pair avec xénophobie, racisme, populisme, extrême-droite et reductio ad hitlerum. Du coup, comment ces médias, massivement de gauche ou libéraux libertaires, se sortent-ils de cette nasse en évoquant la création de Aufstehen (« Debout ! ») par Sahra Wagenknecht, membre du parti de gauche radicale Die Linke, épouse d’Oskar Lafontaine, qui fut ministre des finances avant de participer à la création de Die Linke et d’en devenir co-président. Sahra Wagenknecht, surnommée « Sahra la Rouge » par L’Obs en 2015, en référence à Rosa Luxembourg, hebdomadaire qui la considérait aussi comme « l’icône anti Merkel ».
Florilège des réactions des médias français
Le Monde, habituellement prompt à analyser et à développer les articles quand apparaît un fait s’opposant aux migrants (le quotidien multiplie ainsi les articles consacrés aux manifestations qualifiées « d’extrême droite » de Chemnitz) est plus discret quant aux prises de positions de Sahra Wagenknecht. Un article paraît le 3 septembre 2018, signé du correspondant à Berlin, et dans la rubrique « Allemagne ». Avec « Debout ! », il s’agirait d’un mouvement visant à « reprendre le terrain laissé à l’extrême droite ». Ce qui n’empêche pas de remarquer que la gauche allemande est « en pleine crise existentielle ». Wagenknecht est présentée comme ayant continué à se dire marxiste, soutenu la Russie, critiqué l’OTAN et développé un discours sur l’immigration « en décalage avec celui qui prévaut dans son camp ». Elle s’est opposée dès 2015 à la politique de Merkel à ce propos et est montée sur scène pour fustiger les viols de Cologne, viols dont il est dit ici qu’ils ont été perpétrés « par des hommes pour la plupart originaires d’Afrique du Nord », ce que Le Monde, comme l’essentiel de la presse officielle française avait eu des difficultés à accepter à l’époque, au point d’éviter autant que possible le sujet. Que lui reproche-t-on ? De vouloir limiter l’immigration. Le Monde insiste sur le fait que son discours serait différent de celui de l’AFD, que le quotidien considère comme un parti d’extrême droite. Une petite inquiétude perce en conclusion, vu que « 60 000 personnes se sont enregistrées » sur le site depuis la création du mouvement.
Libération affiche plus clairement son inquiétude, dans un portrait consacré à la « femme du jour » dès le 22 août 2018. Pour la correspondante à Berlin de Libération, il y a « les relents anti-migrants d’une figure de proue de la gauche allemande » (avoir une opinion différente au sujet des migrations n’est pas pour Libération du domaine des libertés liées à la démocratie mais de celui de la puanteur, le mot relents est un marqueur classique) et la reprise « des accents de l’extrême droite sur la question migratoire ». Le quotidien en profite aussi pour critiquer les plus récentes mesures du gouvernement Merkel dans le domaine migratoire, jugées « trop dures ». Libération conclut en supposant qu’à l’approche des élections régionales dans plusieurs Länder de l’Est, la création de ce mouvement pourrait permettre la mise en œuvre de coalitions entre Die Linke et la CDU pour contrer le grand méchant AFD. L’embêtement est assez grand pour que le CheckNews du quotidien se demande : « Que dit exactement Sahra Wagenknecht sur l’immigration ? ». Que lit-on ? « On peut résumer ses positions ainsi. Sahra Wagenknecht défend le droit d’asile dans sa forme actuelle et s’est opposée à son durcissement. Elle estime cependant que pour régler la crise des réfugiés, il ne suffit pas d’ouvrir les frontières du pays mais de traiter les causes, qui justifient que des personnes quittent leur pays en guerre ». Par contre, elle considère qu’une « position d’ouverture totale des frontières n’est pas une position de gauche, car l’immigration de main‑d’œuvre étrangère augmente la concurrence entre les travailleurs allemands et immigrés et tire, selon elle, les salaires vers le bas » (en gros, la position du parti communiste français avant l’élection de François Mitterrand). Elle considère aussi que ces migrations provoquent « un manque à gagner pour les pays d’origine ». Suivent ensuite des extraits de discours de la responsable politique. Le choix proposé vient à l’appui de l’analyse des journalistes de Libération.
Le Huffpost reprend le 4 septembre 2018 les informations de l’AFP et insiste sur « la critique d’une supposée naïveté de la gauche » soutenue par Wagenknecht, ainsi que sur ses critiques contre « l’ouverture incontrôlée des frontières » et sa remise en cause « du droit d’asile dont ont bénéficié les auteurs, pour beaucoup originaires du Maghreb, d’agressions sexuelles le 31 décembre 2015 à Cologne » (à l’époque, ce média avait de même été peu prompt sur le sujet). Le média insiste aussi sur le fait que le nouveau mouvement ne s’apparente pas à l’AFD mais qu’il veut « juguler la montée de l’extrême droite » et termine par un sondage indiquant que 33 % des personnes interrogées seraient susceptibles de voter pour Debout.
Les Échos publie le 4 septembre 2018 un véritable article journalistique, tout en retenue et en neutralité, qui pourrait être lu pour l’exemple par les rédactions de nombreux médias Français.
Ce n’est pas le cas du Point, du moins en son titre : « Sahra Wagenknecht, la gauche allemande sur le créneau antimigrants » et son accroche : « La coprésidente du groupe parlementaire Die Linke mise sur la préférence nationale. Et espère chiper des voix à l’extrême droite ». On rappelle l’entartage « antifa », la ligne « pro-russe », mais on développe aussi sur son père iranien « porté disparu » et sur son adhésion au parti communiste de RDA en 1989, quelques mois à peine avant la chute du Mur de Berlin. Notons que cet article propose un lien conduisant à un article du même hebdomadaire paru fin août et intitulé « Nationalistes et socialistes à la fois », illustrée d’une photo de Mélenchon en tribun agité. Le début de l’article fait encore plus fort que le titre : « National et socialiste à la fois ». National et socialiste… On sent que la période des européennes va être agitée au sein du Point, et la mobilisation pointe déjà pour aider Macron à imposer ses élus.
La télévision à l’unisson
Le site infomigrants de la chaîne de télévision publique France 24 propose cette accroche, le 5 septembre 2018 : « Avec le mouvement de gauche Aufstehen, Sahra Wagenknecht veut reconquérir l’électorat populaire en Allemagne. Pour ce faire, elle n’hésite pas à emprunter à la rhétorique du parti d’extrême droite AFD. » Pour ce média, Debout ! a été un peu vite « catalogué comme une version germanique de la France Insoumise de Mélenchon ». Ce ne serait pas illogique, sauf que Wagenknecht n’hésite pas à emprunter « à la rhétorique anti-immigrés des populistes d’extrême droite de l’AFD, là où Mélenchon s’est toujours présenté comme le premier opposant au Rassemblement National ». On indique que « ses adversaires affirment qu’elle est autiste » et suppose que « la création de son mouvement résulterait d’une sorte de frustration de ne jamais s’être imposée à la tête de Die Linke. » Est indiqué en fin d’article que celui-ci a été initialement publié sur France 24, on peut en effet le retrouver ici. Un article visant clairement à distinguer le mouvement Debout ! du parti de Jean-Luc Mélenchon, ce qui laisse penser que finalement La France Insoumise ne dispose pas seulement du Média mais parfois aussi d’un autre organe de presse, France 24.
TV5 Monde s’inquiète plus, en titrant le 26 août 2018 : « Immigration, la gauche allemande chasse-t-elle sur les terres de l’extrême droite ? ». Pour ce média, Debout ! « reprend la rhétorique de l’extrême droite allemande, notamment de l’AfD (…) ce parti qui mène les cortèges contre la présence d’étrangers en Allemagne dans la ville de Chemnitz ». TV5 Monde choisit de présenter une vidéo de Sahra Wagenknecht entartée par « un militant antifasciste » (selon le média, qui n’interroge pas la pratique en question sur le plan du débat politique démocratique). La chaîne précise que Die Linke se « désolidarise des idées anti immigration » de ce mouvement. Un encart indique que debout ! « n’est pas sans rappeler l’alliance rouge-brune en Italie, entre le mouvement 5 étoiles, anticapitaliste, et la Ligue du Nord, parti d’extrême droite anti immigration ». On suppose que le stagiaire responsable de cet encart est encore étudiant à Sciences-po, sans quoi sa connaissance des mouvances dites rouges-brunes seraient sans doute plus fine
France 3, en son JT du 5 septembre 2018 se demande si l’AFD ne serait pas « pillée »? Cette gauche allemande chasserait sur les terres de l’extrême droite indique le correspondant. Cela se ferait sur l’idée que les réfugiés récents « capteraient les aides sociales », ce qui serait une idée de Debout ! L’écoute de la vidéo donne à penser que le jeune journaliste s’exprimant en direct de Berlin parle du FN des années 80 du siècle passé.
Le JT de France 2 du 4 septembre 2018 propose un reportage centré sur Sahra Wagenknecht, dont le ton est celui usuellement usité pour les reportages traitant de sujets effrayants, type Allemagne nazie, qui indique qu’elle « veut dynamiter la vie politique allemande », cette femme longtemps « ardente défenseur de la RDA communiste ». Citation de la femme politique : « j’en ai marre de laisser la rue aux partis d’extrême droite, parce que beaucoup de gens qui les suivent ne sont pas seulement xénophobes, ils se sentent plutôt laissés de côté, abandonnés par la vie politique ». Suite à cet extrait, le commentaire (extraordinaire) du journaliste est : « Le grand écart politique ». Il semble difficile de voir en quoi la citation précédente peut conduire à ce commentaire. C’est que sur la question des migrants « cette fille d’un père iranien rejoint le discours de la droite populiste, elle dénonce l’ouverture incontrôlée des frontières ». Citation de la femme politique : « Il y a beaucoup de colère contre les immigrés car il y a un lien avec les problèmes sociaux ».
Ainsi, pour France 2, ne pas être favorable à l’ouverture incontrôlée des frontières n’est pas une opinion libre dans le débat démocratique mais un marqueur d’extrémisme de droite. C’est un discours largement partagé par les médias français au sujet de cette initiative politique en Allemagne. Le plus étonnant est cependant ailleurs : aucun média français n’interroge les causes de la naissance de Debout !, ni les faits concrets, ce qui est pourtant la base du journalisme avec une question simple : ce qui est affirmé par Sahra Wagenknecht correspond-il au réel de la situation allemande ?
Crédit photo : Die Linke via Flickr (cc)