Les médias officiels adoreraient la liberté d’expression. La preuve, ils prétendent être aux commandes pour la défendre. Du coup, elle pourrait être sauvée ? Alors, Europe 1 a créé « Aphatie en liberté ».
Lors du récent mercato de rentrée, habituel jeu de chaises matinales dans les studios et sur les plateaux, Jean-Michel Aphatie est passé de Franceinfo où il officiait à l’interview politique du matin, en compagnie de Bruce Toussaint, à Europe 1, radio dont la matinale battait de l’aile sous l’égide de l’ancien héraut de France Inter, Patrick Cohen. Vous suivez ? Non ? Ce n’est pas grave : les studios changent mais non le contenu des voix, et celles-ci tiennent en gros toujours le même discours. Bien sûr, les résultats en termes d’audience ne sont pas toujours au rendez-vous, ceci expliquant cela. En cette rentrée, Patrick Cohen a été débarqué de la matinale d’Europe 1 et la radio a fait appel à Nikos Aliagas, ancienne vedette de TF1, pour sauver le navire. Ce dernier compte justement sur le recrutement d’Aphatie. Rien de neuf, donc ? En apparence, seulement. Pourquoi ? Jusque-là, Aphatie se libérait seul et confondait journalisme et militantisme. Maintenant, il n’a plus de masque : il est là, dans le studio, pour être « Aphatie en liberté ». Autrement dit, pour exprimer librement ses opinions, cette même liberté dont l’évidence oblige de dire qu’il la réclame souvent pour autrui, ainsi récemment au sujet de Zemmour. Cet extrait de passage à la télévision ajouté à sa nouvelle rente de situation sur Europe 1 montre un changement important : Jean-Michel Aphatie n’est plus un journaliste militant travaillant pour un média mais un invité régulier militant, ayant apparence de journaliste et donc payé comme tel. Cette évolution, en période de volonté de réorganisation de ce qui est autorisé à se penser dans les médias et sur les réseaux sociaux, méritait un petit pot-pourri des récentes chroniques « en liberté » d’Aphatie.
Europe 1 libère l’expression d’Aphatie
On pourrait supposer que cette expression était bridée, il n’en est évidemment rien. Aphatie a été et est partout depuis de très longues années. En tout cas, dans sa nouvelle matinale, Nikos Aliagas, lui offre une chronique dite « en liberté ». Une liberté qu’Aliagas qualifie, pour l’annoncer, de « coup de gueule ». La liberté d’Aphatie, pour quoi faire ?
Lundi 17 septembre 2018, Aphatie est libre au sujet de la sortie d’Emmanuel Macron proposant à un chômeur de traverser la rue afin de trouver un emploi. Qu’en pense Jean-Michel ?
- « Depuis, il y a beaucoup de critiques, alors on se demande : est-ce qu’il a fait une boulette, Emmanuel Macron, ou pas ? »
- « C’est vrai que la réponse est un peu vive, sans doute, inattendue (…) mais il n’y a pas de mépris dans la réponse, au fond il n’y a pas d’agressivité. Que dit Emmanuel Macron ? Ben, bougez-vous, prenez-vous en main (…) Faites quelque chose, réagissez ».
- « Il n’y a rien de scandaleux là-dedans, des milliers de parents disent cela tous les jours à leurs enfants ».
- Question d’Aliagas : « Mais alors pourquoi les gens réagissent à votre avis ? »
- « Mais parce que c’est Emmanuel Macron. Il y a aujourd’hui une hystérie autour de Macron »
- « Franchement samedi, ya pas de quoi fouetter un chat ».
Mardi 19 septembre 2018, Aphatie s’intéresse au ministre de l’intérieur Gérard Collomb, lequel vient d’annoncer sa volonté de quitter le gouvernement pour briguer à nouveau la mairie de Lyon. Qu’en pense Jean-Michel ?
- « Situation anormale. Normalement, quand un ministre dit “Je pars”, ben il part. Mais un ministre qui dit “Je pars mais pas tout de suite, donc je reste”, ça c’est… on n’a jamais vu. Du coup ça affaibli immédiatement sa fonction (…) son ministère (…) L’État (…) le gouvernement ».
- « Quand il va aller dans sa ville, qu’est-ce qu’on va dire ? Il est plus ministre. Il fait campagne. L’intérêt général est bien servi comme cela ? »
Le ministre décidant seul :
- « C’est l’autorité d’Emmanuel Macron qui est affaiblie. Cela fait beaucoup de dégâts. Edouard Philippe, c’est le premier ministre, d’un gouvernement en perpétuel remaniement. Déjà, avant, ses relations n’étaient pas bonnes avec Gérard Collomb, vous croyez qu’elles vont s’améliorer là ? »
- « C’est une situation, que crée Gérard Collomb, qui est risible, peut-être dangereuse, sans doute intenable et pratiquement inacceptable. On se demande comment Gérard Collomb ne se rend pas compte, et on se dit aussi, curieusement, que le premier ministre et le président de la République devraient avoir davantage d’exigences avec leurs ministres ».
Vendredi 21 septembre 2018, Aphatie s’intéresse à la psychiatrie et à Marine Le Pen, laquelle est depuis longtemps son dada. Présentation d’Aliagas : « Polémique avec Marine Le Pen, mise en examen après la diffusion d’images d’exécution de l’Etat Islamique. Et les juges, dans le cadre de la procédure, lui demandent de se plier à des tests psychiatriques ». Qu’en pense Jean-Michel, du cerveau de cette femme politique ?
- Aphatie ne peut réprimer un immense sourire de satisfaction quand il commence ainsi : « Oui, expertise psychiatrique, dans cette affaire il faut bien le dire on est chez les fous. 16 décembre 2015, Marine Le Pen publie sur son compte Twitter officiel, tout à coup, à la surprise générale, des images montrant des personnes exécutées par Daech. C’est violent et une diffusion d’images violentes sur internet, ça vous vaut une mise en examen automatique, et ça c’est bien fait pour Marine Le Pen ».
Les derniers mots de cette citation ne manquent pas d’intérêt.
- « Et après, la justice se demande : est-ce qu’elle est normale, et alors elle rend des comptes et c’est très bien, ou alors est-ce qu’il y a un trouble pour publier ce type d’images, elle peut être déclarée irresponsable, et donc il n’y a pas de procès ».
- « On peut être opposé à Marine Le Pen, on sait bien qu’elle est pas folle (…) Par ailleurs, on connaît les circonstances qui ont poussé Marine Le Pen à publier ces images. 16 décembre 2015, Jean-Jacques Bourdin reçoit sur RMC l’islamologue Gilles Kepel, et Bourdin se lance dans un parallèle foireux entre le FN et Daech en disant, je cite “que le repli identitaire est finalement une communauté d’esprit entre le FN et Daech”, c’est n’importe quoi. Et Marine Le Pen réagit de traviole en mettant ces images sur twitter »
- « Donc elle n’est pas folle, il n’y a pas besoin d’expertise psychiatrique, c’est une évidence, c’est presque un scandale. Il faut se pencher deux secondes sur les juges de Nanterre, ils ont bien dû se marrer entre eux : “dis donc, t’es pas capable d’envoyer une expertise psychiatrique à Marine Le Pen… Tu vas voir si je suis pas capable, tiens” (rire d’Aliagas), en fait, c’est potache au tribunal de Nanterre, et nous on en fait évidemment beaucoup ».
- « On peut conclure comme cela ce matin, on est tous dingues »
Il n’a pas tort Aphatie : ils sont tous dingues. Pourquoi ? Aucun sujet traité lors de cette semaine, aucune opinion du chroniqueur ne présente le moindre caractère essentiel. Il s’agit simplement d’un commentaire, depuis la cour de récréation, sur ce qui se passe dans cette même cour de récréation médiatique. Il n’y a aucun vrai sujet, à aucun moment, et pourtant Aphatie en fait des chroniques. On peut être en désaccord ou en accord avec les avis et opinions de Jean-Michel Aphatie, transformé chaque matin en commentateur personnel de la vie politique. Mais ce n’est pas la question. Cette dernière est plus simple : quelle est la légitimité de Jean-Michel Aphatie ? Plus précisément : qu’est-ce qui légitime son passage du statut de journaliste à celui d’invité quotidien à donner son opinion personnelle à toute la France, sur des non-sujets ? Europe 1 ne pourrait-elle pas donner la parole à des intervenants intéressants, légitimes, sur des sujets d’importance, autrement dit à arrêter de croire que les auditeurs sont des niais ? Un peu d’intelligence et de finesse d’esprit, des sujets et non pas des historiettes insignifiantes de cour de récréation de cette école primaire que semble être devenu le Paris médiatique, qui sait ? Cela redorerait peut-être le blason de cette matinale et augmenterait l’audience de la chaine.