L’article qui suit est un peu particulier. Écrit par un ancien journaliste des deux titres. L’auteur est fils de journaliste communiste, ancien journaliste communiste lui-même, il nous avait déjà décrit la saga de La Marseillaise en mars 2018 dans un article fameux que vous trouverez ici.
Deux titres historiques de la presse française paraissent engagés dans une agonie qui laisse peu d’espoirs de regain. Pour ceux qui s’intéressent à l’actualité de la presse régionale et nationale, il est clair qu’en dépit des aides de l’État et des efforts désespérés des uns et des autres, une structure économique, une entreprise, telle un journal, ne peut pas vivre durablement sans subvenir de manière autonome à ses besoins, comme toute entreprise privée dont la survie dépend du rapport entre ses gains et ses pertes. Au-delà des artifices juridiques, comptables, fiscaux, des compressions de personnels (etc..), la presse, écrite en l’occurrence, a aujourd’hui simplement besoin de lecteurs, ceux qui payent en toute indépendance le service médiatique de leur choix. Le temps des « lecteurs captifs » liés par des convictions partisanes à un titre (ce fut largement le cas de La Marseillaise et de L’Humanité) est révolu. Il est loisible pour éviter d’aborder le fond du problème, la désaffection des lecteurs, de mettre en avant le Net, l’offre gratuite diversifiée des réseaux sociaux et tout autre argument moderniste pour accréditer l’idée que la disparition de cette presse serait, mutatis-mutandis, une tragédie, inévitable, pour la démocratie… comme si cette presse en crise contribuait réellement au débat public et remplissait encore un rôle vertueux d’information dans le cadre plus ou moins démocratique qui reste pour l’heure le nôtre.
Oligarques et presse militante
Or, il se peut que l’inverse soit vrai. Après tout, une majorité de « grands journaux » écrits encore debout, (ceux qui ne sont pas issus de la mouvance communiste et on peut se demander comment et pour combien de temps, en dépit des aides publiques massives), perdent aussi des lecteurs et leur légitimité par là même. Leurs propriétaires oligarques investissent massivement aux côtés de l’État pour boucher les trous, pourquoi, pour combien, en vertu de quelles contraintes éditoriales, et jusqu’à quand ?
On avancera certes que L’Humanité, officiellement en difficulté depuis 2008, à présent en cessation de paiement, au bord de la liquidation en cette fin janvier 2019, n’appartient pas à un oligarque, argument dont s’est fait l’écho l’un de ses hauts responsables. En aurait-elle pour cela plus de lecteurs ? Un journal appartenant à un richissime patron, soucieux de ses propres intérêts plus que de l’intérêt général serait donc la panacée ? Voilà une remarque qui laisse dubitatif… Bref, la presse écrite est au plus mal et n’a aucune vocation à devenir peu ou prou un puits sans fond pour aides publiques. Au nom de quoi en effet les citoyens devraient ils payer indirectement pour maintenir artificiellement en vie des produits presse qui ne les intéressent plus ? Faute de lecteurs donc, la presse écrite, qui a un coût, ne peut simplement plus vivre.
On peut dès lors considérer que cette crise de la presse écrite est une conséquence naturelle du fonctionnement démocratique de notre société consumériste, à savoir l’expression du libre choix des citoyens d’acheter ou de ne pas acheter, et non son contraire, l’avènement d’un obscurantisme lié à l’inculture, à l’individualisme échevelé de nos concitoyens et à l’univers d’« entertainment » sans limite que nous vend la télévision jour après jour. Les Gilets Jaunes nous montrent que la conscience citoyenne reste puissamment présente dans sa diversité, et qu’un lectorat éventuel peut être suscité pour peu que les médias ou supposés tels sortent de leur navrant conformisme sociétal et économique. Voilà en tout cas une piste à creuser. Si les « creuseurs » existent encore.
Comment par ailleurs, pour ce qui est de L’Humanité et de La Marseillaise, percevoir aujourd’hui une différence réelle entre ce qu’est devenue l’« idéologie communiste » et la doxa ultra libérale, européiste et multiculturaliste qui caractérise la majorité des classes dominantes visibles dans notre pays et une grande partie des « grands médias » eux-mêmes souvent en voie d’extinction ?
Le « papier » n’est pas le socle d’un système scolaire, que chacun d’entre nous serait prié d’intégrer au nom d’un intérêt citoyen supérieur. Or, les dérives idéologiques politiques et sociétales ont fait trop souvent des journalistes des « maîtres », voire des « prêtres » de nouvelles génération, que leurs « patrons » ont chargé de diffuser une bonne parole que, de moins en moins nombreux, les citoyens veulent entendre.
La Marseillaise : un « cadet » prématurément vieilli
Rappelons donc que L’Humanité a été fondée en 1904 par Jean Jaurès. Alors que La Marseillaise est née sur les ruines du « Petit Marseillais », journal collaborationniste, en 1943. Le premier et le second ont pourtant des racines profondes dans l’histoire de notre pays.
Le quotidien marseillais qui a connu ses heures de gloire accompagnant celles du PCF se meurt depuis de nombreuses années, et en arrive à présent au bout du bout, si l’on en juge par ces chiffres de mars 2018, dont France 3 Provence s’est fait l’écho à l’époque : 8 millions de dettes — 2 mois de sursis avant liquidation — 40 licenciements immédiats dont 16 journalistes. Or, déjà en novembre 2014, « La Marseillaise a déposé le bilan au tribunal de commerce de Marseille, dans le but de permettre une procédure de mise en redressement judiciaire”. En novembre 2016, La Marseillaise dépose encore le bilan « et dit espérer un placement en redressement judiciaire ». Le journal a même frôlé la liquidation judiciaire.
Conséquence : alors que le quotidien était distribué depuis sa création « dans les Bouches-du-Rhône, les Alpes-de-Haute-Provence, le Var, le Vaucluse, le Gard et avait fait paraître une édition héraultaise sous le titre « L’Hérault du jour » (source : Wikipédia), la direction a décidé il y a quelques mois d’abandonner sa diffusion dans le Vaucluse et les Alpes-de-Haute-Provence, fermant les agences d’Avignon et de Digne. Dans l’Hérault et le Gard, le quotidien est devenu hebdomadaire sous le nom l’« Hebdo d’Occitanie » en vente dans les kiosques le vendredi (jusqu’à quand?). L’hebdo est réalisé par la rédaction de Montpellier.
La diffusion de La Marseillaise en tant que quotidien est donc restreinte, puisqu’elle ne couvre plus que les Bouches-du-Rhône et le Var. On sent bien que l’heure n’est pas aux grandes ambitions, faute de moyens matériels et humains, qui pourtant sont indispensables aussi bien pour les quotidiens que pour les hebdomadaires. La Marseillaise aurait bouclé une recapitalisation auprès du groupe Media, spécialisé dans la communication des entreprises et des collectivités, du promoteur immobilier Quartus, qui s’est adossé à Nice Matin et s’est appuyé sur l’« Association des amis de La Marseillaise ».
On voit à quel point le journal en est rendu. On ne saurait évoquer La Marseillaise sans l’associer au tissu industriel jadis bien fourni de la cité phocéenne dont les quartiers Nord abritaient une nombreuse population ouvrière, qui majoritairement lisait… La Marseillaise. A cette époque, la prospérité et le tirage (important) de la presse communiste étaient les reflets de la puissance, des idées et de l’influence du PCF, ce que les conséquences de l’effondrement ultérieur du parti ont apparemment prouvé.
L’« Huma » enterre le XXe siècle
L’Humanité, le journal fondé en 1904 par Jean Jaurès, est en cessation de paiements (scoop de Marianne puis information reprise sur le bloc de M. Brighelli, collaborateur de « Causeurs » et sur France Culture du 30 janvier 2019). L’auteur de ces lignes a connu ce quotidien au temps de sa grandeur, alors sis au faubourg Poissonnière. Nul n’y doutait de la justesse du combat politique mené alors. On y croisait les caciques du PCF. Ce journal qui tirait 350 000 exemplaires quotidiens, que les militants vendaient à la Criée, atteint désormais les 30 000 exemplaires, et encore. Si La Marseillaise a paru manquer de ligne politique depuis les années Mitterrand, l’Humanité, elle, a directement subi celles des directions du PCF successives, à savoir la ligne sociale-démocrate depuis l’Union de la gauche, que la toute nouvelle direction du PCF en 2018 incarne à merveille, pas moins toutefois que le règne Laurent. Pourquoi lire l’ « Huma » puisqu’on a (encore!) « Le Monde » ou « Libé »? En vérité, cette faillite était programmée au moins depuis M. Hue, qui demandait « au parti» de lui signifier une ligne politique dont de toute évidence il était dépourvu, ce qui bien entendu a porté peu de fruits. L’ « Huma » mourante est un vestige touchant d’une tentative controversée de « changer le monde », ambition que ce journal a par ailleurs abandonnée depuis longtemps. Il suffit d’aller sur son site internet pour retrouver un socle de références idéologiques qui cadre mal avec les stratégies éditoriales suivies depuis au moins 1983.
Moralité : à qui le tour ?
Un journal qui perd massivement et régulièrement ses lecteurs ne répond plus aux conditions qui ont produit son apparition et son succès. Il ne rend donc plus le « service d’information » que l’on attendait de lui.
Par hypothèse, quel service La Marseillaise pourrait-il rendre aujourd’hui aux citoyens ? Né dans une métropole industrielle, le voici qui meurt dans une cité appauvrie et tertiarisée. Sorti du combat de la Résistance, il n’a pas su, comme tant d’autres titres, prendre en compte les changements de mentalités nés des trente Glorieuses. Soumis (lui aussi) à une technocratie autiste, il a subi les évolution politiques économiques sociales et sociétales sans pouvoir ou vouloir de manière autonome tenter de s’adapter. Était-ce par ailleurs possible ?
Ne lui jetons pas la pierre. France Soir n’a pas résisté, et ni le premier Libération (D’Astier de la Vigerie) ni le second (July première manière et la suite) en voie d’extinction assez remarquable, ne peuvent servir de contre exemple. Sans parler des autres « grands quotidiens d’information » ou de certains « hebdos » qui pourraient se replier sur une édition numérique à l’exclusion du support papier, décidément trop cher à produire dans le contexte actuel. Il faudrait visiter l’hôpital et le cimetière des quotidiens et autres journaux en soins palliatifs ou disparus au champ d’honneur ou du déshonneur de la bataille pour l’« information » pour prendre la mesure du désastre.
Risquons donc que la presse qui prétend tenir un discours performatif et autoritaire a aujourd’hui peu chance de perdurer dans sa logique actuelle. Elle n’est plus au service du débat démocratique, et tout naturellement les citoyens s’en désintéressent. La « crise de la presse » ? Sans doute la crise du discours shampouiné de la presse actuelle, qui a fini par croire que son existence ne dépend pas des lecteurs mais de l’autorité « naturelle » de ses journalistes et de la doxa de l’heure, dictée par les oligarchies toutes puissantes qui la possèdent ou qui l’influencent (médias publics). La crise de cette presse est aussi celle de ses journalistes, enkystés dans le Système, qui ne font plus leur travail (charte de Munich de 1971 !), mais celui des politiques dominants, souvent contre toute réelle déontologie professionnelle. Le combat d’idées abandonné, à quoi bon entretenir des outils dits d’information qui enterrent cette dernière, jour après jour quitte à faire semblant de s’opposer? Les citoyens ont tranché. On voit mal comment d’autres « organes d’information » bien connus ne rejoindront pas officiellement un jour ou l’autre La Marseillaise et l’Humanité dans leur dangereuse précarité existentielle. Il sera bien temps alors de compter les survivants et d’analyser leur performance, et surtout de songer à refonder un tissu médiatique « papier » et numérique pluriel et libre, en mesure de répondre vraiment aux attentes des lectorats concernés et de nourrir à nouveau un vrai débat démocratique.