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Une brève histoire de la censure

8 mai 2019

Temps de lecture : 9 minutes
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Une brève histoire de la censure

Temps de lecture : 9 minutes

Avec l’autorisation de la pub­li­ca­tion, nous reprenons de notre con­frère l’Antipresse, un excel­lent arti­cle (5 mai 2019) de sa rubrique Can­ni­bale lecteur sur la cen­sure passée et présente. Les inter­titres sont de notre rédaction.

Nous avons à plusieurs reprises – et encore la semaine dernière – abordé la question du « politiquement correct ». Celui-ci, désormais dans les mains des réseaux dits « sociaux » et contrôlé par les tenants de la société diversitaire, n’est-il pas d’abord l’héritier de la censure d’État, à laquelle il s’est substitué ? Et la censure d’État, comment fonctionnait-elle dans les époques et régimes passés ?

Emmanuel Pier­rat, né en 1968, est avo­cat au bar­reau de Paris, spé­cial­iste du droit de l’information et de la cul­ture. Il est devenu l’un des prin­ci­paux avo­cats du monde du livre en France et tient un blog sur le site du mag­a­zine pro­fes­sion­nel Livres Heb­do, dans lequel il com­mente régulière­ment des ques­tions juridiques liées notam­ment aux ques­tions de cen­sure, de droits d’auteur, etc. Bien qu’il soit encore jeune, sa bib­li­ogra­phie est par­ti­c­ulière­ment étof­fée: romans et fic­tions (pas loin de vingt livres), essais (plus de quar­ante titres), livres d’arts et illus­trés (plus d’une ving­taine), aux­quels s’ajoutent une douzaine d’ouvrages juridiques et une poignée de livres con­sacrés à la franc-maçon­ner­ie. À ses heures per­dues, il est aus­si tra­duc­teur. On attend avec impa­tience qu’il se lance – enfin! – dans les livres de cui­sine, de brico­lage et de développe­ment personnel…

Nouvelles morales, nouvelles censures

Il a déjà par le passé con­sacré plusieurs de ses essais à la cen­sure, et les deux derniers, parus qua­si simul­tané­ment chez deux édi­teurs dif­férents, abor­dent le sujet sous deux angles dif­férents. Dans Nou­velles morales, nou­velles cen­sures(1), il recense les con­damna­tions sans appel édic­tées, non plus par la jus­tice, mais par le tri­bunal des tweets et de l’opinion publique, qui s’abattent sur tous les gen­res artis­tiques et les artistes. L’intérêt du livre réside bien dans le regard de juriste que porte Pier­rat sur ces affaires, du black­face à Tintin au Con­go. Mal­heureuse­ment, vu l’accélération du rythme de ces nou­velles cen­sures, un tel livre est con­damné à être dépassé dès sa parution.

À ce pro­pos, puisque cette «nou­velle morale» se niche décidé­ment partout, je trou­ve assez sidérant qu’une frange du fémi­no-gauchisme appelle les hommes à «rester à dis­tance» des man­i­fes­ta­tions qui agré­menteront la «grève des femmes» en Suisse le 14 juin prochain. Dans la foulée, il fau­dra logique­ment exclure désor­mais les blancs des man­i­fes­ta­tions con­tre le racisme, et cer­taine­ment inter­dire aux goys de soutenir les man­i­fes­ta­tions con­tre l’antisémitisme. Et j’en passe. Je trou­ve per­son­nelle­ment qu’on est un peu nom­breux sur terre (bien­tôt huit mil­liards d’humains). Si l’on pou­vait rétablir la règle selon laque­lle le ridicule tue, on serait rapi­de­ment bien moins nom­breux, non? Je ne sais pas vous, mais moi je suis pour! Out­re qu’on se retrou­verait peut-être de la sorte entre per­son­nes «de bonne intel­li­gence», cela ne pour­rait de sur­croît qu’avoir un effet posi­tif sur l’environnement et le réchauf­fe­ment cli­ma­tique – tant qu’on y est! Le dou­ble effet Kiss Cool, en quelque sorte: Kiss parce que ça se fête d’être débar­rassé en une fois d’autant de pré­cieuses (et pré­cieux) ridicules, et Cool pour ce grand air frais con­sé­cu­tif à la diminu­tion dras­tique de CO2 résul­tant de la dis­pari­tion de cer­taines «espèces». Mais je m’égare.

Dans son sec­ond livre, Le grand livre de la cen­sure(2), c’est davan­tage à une his­toire de la cen­sure que se livre Emmanuel Pier­rat, à tra­vers les grandes thé­ma­tiques qui ont tou­jours été his­torique­ment objets de la cen­sure, notam­ment sex­u­al­ité, reli­gion, poli­tique et pou­voir, mais aus­si des domaines plus orig­in­aux, tels san­té et hygiène. Il présente de nom­breux cas, sou­vent con­nus, mais par­fois moins, et c’est assez riche et doc­u­men­té pour per­me­t­tre de mesur­er l’ampleur du phénomène à tra­vers les âges.

Critiques et journalistes, les premiers censeurs

L’approche de Robert Darnton(3), si elle est moins «grand pub­lic» est toute­fois pas­sion­nante. Dans De la cen­sure. Essai d’histoire com­parée(4), Darn­ton se livre à un exer­ci­ce autrement plus ambitieux: com­par­er la cen­sure d’État pour les écrits (livres et presse) à trois épo­ques et sous trois régimes autori­taires dif­férents. Tout d’abord la France des Bour­bons au XVI­I­Ie siè­cle (sa spé­cial­ité), l’Inde du XIXe siè­cle sous dom­i­na­tion anglaise ensuite et, pour ter­min­er, la RDA au XXe siè­cle. Il ne s’agit pas ici pour Darn­ton de con­damn­er mais de com­pren­dre com­ment la cen­sure s’exerçait, quelles rela­tions entrete­naient les écrivains et jour­nal­istes avec les censeurs. Et cette approche est non seule­ment orig­i­nale, mais pleine de surprises!

En effet, dans la France du siè­cle des Lumières, la vision manichéenne de la cen­sure (pour sim­pli­fi­er: la rai­son con­tre l’obscurantisme, la tolérance con­tre la big­o­terie) ne tient pas longtemps. Les censeurs étaient d’abord des cri­tiques lit­téraires avant l’heure: leur refus d’accorder un «priv­ilège» tenait sou­vent à la médi­ocrité du livre, que ce soit dans sa struc­ture ou dans son style. Un exem­ple avec la moti­va­tion du refus d’un livre émanant du censeur Fouch­er, en 1751: «Ce n’est point un livre. On ne sait quel est le but de l’auteur que lorsqu’on a lu l’ouvrage: il avance, il revient; plusieurs de ses raison­nements sont faibles et super­fi­ciels; son style est pétu­lant à force d’être vif […]. Très sou­vent il tombe dans le ridicule et dans la sot­tise à force de vouloir dire de jolies choses.» On croirait lire une note d’un lecteur de mai­son d’édition plutôt qu’un avis de censeur! Bien évidem­ment, le censeur doit éval­uer cer­tains fac­teurs, comme l’orthodoxie du texte en ter­mes de reli­gion, de poli­tique ou de morale. Mais aus­si sa con­tri­bu­tion à la lit­téra­ture, à un domaine de con­nais­sance, ain­si que son esthé­tique et sa valeur com­mer­ciale. Et le censeur a le choix entre trois déci­sions: recom­man­der l’octroi d’un priv­ilège roy­al, auquel cas le livre portera son nom accolé à l’approbation – il doit donc être vig­i­lant –, l’«approbation tacite», qui per­me­t­tra à l’ouvrage d’être pub­lié en France, mais sans appro­ba­tion, comme s’il avait été imprimé à l’étranger, ou encore le refus, et dans ce cas le livre aura de fortes chances d’être pub­lié illé­gale­ment à l’étranger. Avant cela, le censeur va par­fois jusqu’à réécrire cer­tains pas­sages, assumant de la sorte le rôle d’un édi­teur. Cela n’empêche évidem­ment pas cer­tains livres d’être brûlés ni de nom­breux auteurs d’être embastil­lés, mais ce que nous dit Darn­ton per­met une lec­ture beau­coup plus riche de l’exercice de la cen­sure dans la France prérévolutionnaire.

Dans l’Inde bri­tan­nique du XIXe siè­cle, le para­doxe entre libéral­isme et impéri­al­isme est fla­grant: com­ment con­cili­er d’un côté lib­erté d’expression et lib­erté de la presse, fon­da­men­taux du libéral­isme anglais, et de l’autre con­trôle des écrits sédi­tieux, en par­ti­c­uli­er après la Révolte de cipayes en 1857, appelée par cer­tains Indi­ens «Pre­mière Guerre d’indépendance», qui ne fut certes par une révo­lu­tion, mais ébran­la le Raj, régime colo­nial qui pré­va­l­ut en Inde entre 1858 et 1947? Le recense­ment métic­uleux des pub­li­ca­tions qu’effectuèrent les autorités colo­niales fut un moyen de sur­veil­lance des signes de dan­ger dans la lit­téra­ture ver­nac­u­laire, en par­ti­c­uli­er dans les pièces de théâtre, la majorité de la pop­u­la­tion ne sachant pas lire. Cette ten­sion entre libéral­isme et impéri­al­isme, tant qu’elle fut latente, put être con­tenue. Mais avec la par­ti­tion du Ben­gale décidée par l’Empire bri­tan­nique en 1905, l’impérialisme se révéla être un régime fondé sur la con­quête, et dès lors le nation­al­isme indi­en nais­sant devint un dan­ger qui ame­na la répres­sion, con­sacrant la rup­ture avec le libéral­isme en vigueur en Grande-Bretagne.

La censure en RDA… et maintenant

En juin 1990, sept mois après la chute du mur, Robert Darn­ton put entr­er dans le bureau de la cen­sure de RDA, au 90, Clara-Zetkin-Straße à Berlin-Est, et y ren­con­tr­er deux authen­tiques censeurs en chair et en os. S’identifiant aux réfor­ma­teurs du régime, se voy­ant davan­tage comme des garants de la «bonne lit­téra­ture» que comme des «censeurs», ils regret­taient toute­fois la chute du mur, arguant que celui-ci avait fait de la RDA un «Lese­land», un pays de lecteurs préservés de la cor­rup­tion liée à la cul­ture con­sumériste. Darn­ton put con­sul­ter de nom­breux doc­u­ments, à com­mencer par le «plan d’édition» qui devait être soumis à l’approbation des autorités avant d’être mis en œuvre. Rat­tachée au secré­tari­at de l’idéologie, la divi­sion «Kul­tur», avec ses quinze philistins dépen­dant d’une direc­trice, Ursu­la Rag­witz – un vrai drag­on –, ne jus­ti­fi­ait jamais les motifs du refus d’inscrire un livre dans le plan. «Das ist so», c’est ain­si, était la seule réponse que les censeurs pou­vaient don­ner à un auteur. Darn­ton eut égale­ment accès aux dossiers des écrivains et à tout ce qu’ils pou­vaient con­tenir, aus­si bien sur leurs écrits et sur leur vie que leurs échanges avec les censeurs. Ceux qui béné­fi­ci­aient d’une notoriété con­séquente, dans le sens où ils étaient aus­si con­sid­érés à l’ouest comme des écrivains de pre­mier plan, pou­vaient aller jusqu’à men­ac­er de faire pub­li­er leurs livres en Alle­magne de l’ouest si la cen­sure allait trop loin dans les deman­des de coupes et de réécri­t­ure. Un peu comme les libel­listes de la France du XVI­I­Ie siè­cle, dont les livres étaient pub­liés à l’étranger si le priv­ilège roy­al leur était refusé. Et là aus­si, les échanges des écrivains avec les censeurs créaient une rela­tion très par­ti­c­ulière. Mais que de souf­france suinte de ce por­trait de la RDA à tra­vers ses écrivains sous le joug de la censure.

Madame Anas­tasie, cette car­i­ca­ture d’André Gill de 1870 qui sym­bol­ise la cen­sure, a revê­tu de nou­veaux atours. Elle n’est plus vieille femme, et si, sur son épaule, ce n’est plus une chou­ette qui trône, la place est désor­mais occupée par une autre sorte d’oiseau qui «tweete» et n’en est pas moins mal­faisant et nuis­i­ble. Ah, la «moder­nité»! ah le «pro­grès»…

Notes

  1. Emmanuel Pier­rat, Nou­velles morales, nou­velles cen­sures, Gal­li­mard, coll. «Hors série con­nais­sance», 2018.
  2. Emmanuel Pier­rat, Le grand livre de la cen­sure, Plon, 2018.
  3. Robert Darn­ton, que je ne présente plus: nous avons abor­dé ses travaux à plusieurs repris­es dans cette chronique. Voir notam­ment Le Dronen° 48.
  4. Robert Darn­ton, De la cen­sure. Essai d’histoire com­parée, Gal­li­mard, col­lec­tion «NRF essais», 2014.

Arti­cle de Pas­cal Van­den­berghe paru dans la rubrique « Can­ni­bale lecteur » de l’Antipresse n° 179 du 05/05/2019.

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