Première diffusion le 16/10/2019
Le 13 septembre 2019, le service Check News de Libération lance un pavé dans la mare : Emmanuelle Ducros, journaliste de L’Opinion spécialisée sur les questions agricoles, est-elle derrière le compte Twitter @RaysonElla (fermé depuis) qui harcèle en particulier… Robin Andraca, membre du service CheckNews de Libé.
Tweet mystérieux
Dans un tweet, le mystérieux compte Twitter, fermé depuis, annonce le licenciement prochain de Robin Andraca : « Il se murmure qu’@RobinAndraca agace vraiment chez libé. Beaucoup de conneries dans les papiers, beaucoup d’imprudences. On me dit dans l’oreillette qu’il est sur la sellette… Stay Tuned! Il pourrait avoir quelques mauvaises surprises venues d’en haut. #gorgeprofonde» ». Juste après il est accusé d’«usurpation d’identité ».
Le compte Twitter s’en prend aussi au service Check News tout entier : « le boss vous soutient comme la corde soutient le pendu [ …] Le jour où les gagneuses Facebook que vous êtes ne rapporterons plus, vous disparaitrez. Ne rêvez pas. Votre raison d’être n’est pas votre travail mais le fric que vous rapportez ». Et dont Libération, en baisse en ventes (-13%sur l’année courante) comme en abonnements (-7% pour 19.000 abonnés), a désespérément besoin pour financer le virage au tout numérique, avec abonnement à vie à 400 € à la clé.
La coopération de CheckNews avec Facebook a permis de créer 2 postes et a rapporté la bagatelle de 1000 $ (870€) par article (pour 2018) rentré dans la base Facebook, soit 245.000 $ (214K€ en arrondi) pour 249 articles. Sur cette somme, le coût des deux postes représente environ115.000 $ annuels, le reste, c’est du bénéfice.
Check News répond… et accuse Emmanuelle Ducros d’être derrière le compte Twitter. En exploitant une faille du site.
Qui se cache derrière le compte ?
« Chaque compte Twitter est en effet associé à un numéro de téléphone et un mail. Et il est possible de glaner quelques indices sur l’identité d’une personne derrière un compte Twitter anonyme. Une fonctionnalité sur Twitter permet en effet aux utilisateurs ayant perdu leur mot de passe de se faire envoyer un code pour réinitialisation. Il suffit d’indiquer l’adresse de son compte Twitter dans la rubrique dédiée à la récupération des mots de passe […]
En écrivant […] @RaysonElla dans cette rubrique Twitter dédiée à la récupération des mots de passe perdus, Twitter nous indiquait qu’il était lié à un numéro de téléphone se terminant par 92, et au mail suivant (chaque étoile remplace un caractère) : ed*****@l*******.**[…] Cette adresse colle avec l’adresse e‑mail professionnelle d’Emmanuelle Ducros ([email protected], comme on peut le voir sur le site de l’Opinion). Idem pour le numéro de téléphone, puisque le portable de la journaliste se termine par 92 »
Un autre élément a renforcé les soupçons du service Check News : « Libération a contacté Emmanuelle Ducros mercredi soir pour l’aviser du fait que nous avions découvert que ce faux compte renvoyait, selon toute vraisemblance, à ses coordonnées, et lui demander de supprimer les messages mensongers visant notre collègue. Emmanuelle Ducros ne nous a pas répondu. Mais jeudi matin, le compte mail et le numéro de téléphone rattachés au compte @RaysonElla avaient été modifiés ».
Les ménages de L’Opinion
Le service Check News avait fait en juin dernier un article sur les « ménages », autrement dit les collaborations tarifées supposées d’Emmanuelle Ducros avec les géants de l’agro-alimentaire, polémique qui s’inscrit dans un débat plus vaste entre journalistes : « nous avons d’un côté Elise Lucet (France 2), Tristan Waleckx (France 2) et Stéphane Foucart (le Monde) qui alertent, à travers leur travail, sur les dangers du glyphosate. Et de l’autre, Emmanuelle Ducros et Géraldine Woessner (Europe 1), qui dénoncent ces discours alarmistes sur le même sujet, alimentant selon elles une psychose irrationnelle. Les deux camps se livrent, depuis des mois, une guerre acharnée sur Twitter ». Où l’on retrouve aussi, en arrière plan, les deux lobbies représentés : écolo-capitalistes contre agroalimentaire conventionnel.
Le 16 septembre, L’ADN revient sur la polémique en brossant à grand traits le portrait de la journaliste : « Journaliste spécialisée dans le domaine de l’industrie agricole pour l’Opinion, Emmanuelle Ducros est surtout connue pour sa position très défensive de l’agriculture industrielle et intensive. Elle est particulièrement réactive sur les sujets qui tournent autour de l’usage du glyphosate qu’elle soutient fortement. Avec la journaliste du Point Géraldine Woessner, elle n’a de cesse de dénoncer « l’alarmisme » et le « populisme » de certains journalistes qui iraient contre les consensus scientifiques dans leur traitement sur le désherbant de Monsanto. En janvier 2019, elle s’est particulièrement attaquée à Élise Lucet et son émission Envoyé Spécial consacrée à ce sujet et qu’elle considère comme complètement biaisée ».
La ligue des Ze
Et d’ajouter un autre détail : « Emmanuelle Ducros est soutenue sur Twitter par la ligue des Ze. Il s’agit d’internautes ultralibéraux ou libertariens dont le pseudo commence par « Ze ». Le plus connu d’entre eux est @ZeBodag, un trader travaillant à Londres et qui s’est fait connaître sur les réseaux en 2016 ». Ce dernier a revendiqué être l’auteur du compte Twitter mis en cause, afin de montrer que Check News ne vérifiait pas ses informations.
Selon CheckNews, « depuis 2016, Emmanuelle Ducros – qui a une société enregistrée à son nom depuis juin 2016 ayant pour activité le «conseil pour les affaires et autres conseils de gestion» – n’est pas seulement journaliste. Elle anime ou participe aussi à des débats, le plus souvent sur des thèmes agroalimentaires. En octobre 2016, elle était par exemple invitée par le think tank Synopia pour modérer un débat intitulé «La dynamique citoyenne à travers la civic tech».
Check News poursuit : « En juillet 2018, la journaliste participait à une table ronde organisée à Vienne (Autriche) par la Fédération des entreprises de boulangerie. Quelques jours avant, Emmanuelle Ducros animait une conférence sur la protection des vignobles, intitulée : «Comment conjuguer science, conscience et efficience». Enfin, en novembre 2018, elle animait un débat sur l’exploration des politiques maritimes et littorales, organisé notamment par le ministère de la Transition écologique et solidaire. Même chose en 2019 : le 5 février, elle animait la réunion annuelle de l’UIPP, le lobby national des pesticides. Treize jours plus tard, on retrouve Emmanuelle Ducros dans le Maine-et-Loire modératrice d’un débat sur la meilleure façon de rapprocher les agriculteurs des consommateurs ».
CheckNews a établi qu’au moins pour la table ronde de la Fédération des entreprises de boulangerie (FEB), Emmanuelle Ducros a été « défrayée pour l’avion et pour l’hôtel, et sa prestation a été rémunérée », selon Matthieu Labbé, délégué général de la FEB. Elle a reconnu avoir perçu « 1000 euros ». Puis elle a reçu deux fois le président de la FEB, Sébastien Touflet, sur le plateau de l’Opinion, le 28 septembre et le 1er octobre 2019 – l’explication officielle serait un partenariat entre l’Opinion et Passions Céréales.
Par ailleurs, Emmanuelle Ducros a été mise en cause pour sa participation en février 2019 à la réunion annuelle de l’Union des industries de la protection des plantes, le lobby national des pesticides. Une réunion où elle affirme ne pas avoir été rémunérée. Et d’accuser une mystérieuse personne de s’être fait passer pour elle au service comptabilité de l’UIPP, pour établir un devis pour ladite participation . Elle affirme avoir déposé plainte pour usurpation d’identité, alors que l’enregistrement a été transmis au Check News de Libération.
Check News mène l’enquête, s’appuyant sur des témoignages anonymes : « Une personne du service comptabilité de l’UIPP affirme qu’Emmanuelle Ducros avait fait parvenir un devis à l’entreprise suite à sa prestation lors de la réunion annuelle. Un devis d’un montant compris entre 2 000 et 3 000 euros. Soit une somme très proche de celle touchée deux ans plus tôt par Pascal Berthelot, ex-journaliste à Europe 1 et aujourd’hui animateur de débat agricole. Ce dernier avait été rémunéré 2 000 euros par l’UIPP pour animer leur réunion annuelle de 2017, comme il l’a confirmé à CheckNews ».
Si Emmanuelle Ducros nie avoir touché un sou, elle est en partie démentie : « Sylvain Camus, chargé des relations presse pour l’UIPP, dit le contraire : «Elle nous a bien transmis un devis. Puis elle a fait marche arrière, ne souhaitant plus être rémunérée. Elle n’a donc jamais été réglée. »
Lobbies et chasse aux sorcières
Le journal libéral Contrepoints a pris position sur le sujet : « Les « ménages » journalistiques ? Ils ont toujours existé. La soumission aux lobbies ? Dans un monde parfait, elle ne devrait pas subsister. Mais la chasse aux sorcières pratiquée aujourd’hui par une presse aux abois et en déclin (financée par Facebook) est un marqueur de disruption. Emmanuelle Ducros s’inscrit dans la lignée des journalistes qui ont le courage de s’opposer au discours convenu dans 95 % des rédactions de France. Elle a juste le tort de s’appuyer sur des faits contrevenant à ce consensus ».
Les deux directeurs se sont expliqués par voie de lettres ouvertes. Nicolas Beytout assène à Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du quotidien de Patrick Drahi : « Libération a noué depuis deux ans un partenariat avec Facebook grâce auquel tu peux financer une rubrique de vérification de l’information, Checknews. Celle-ci s’est attaquée à une journaliste de l’Opinion, Emmanuelle Ducros. Je dis bien « s’est attaquée », tant la dimension personnelle semble l’emporter sur tout autre motif ».
« Sa faute ? Considérer que les campagnes menées contre le glyphosate sont souvent dictées par des objectifs idéologiques, et qu’elles font peu de cas de ce que dit (ou ne dit pas) la science. Son péché ? Avoir le courage de ses convictions, jusqu’à contester le dogmatisme de tel gourou vert ou les prises de position de telle grande prêtresse de l’investigation, Elise Lucet bien sûr. Soutenus par une intense campagne de haine sur les réseaux sociaux, quelques journalistes-justiciers ont donc juré de disqualifier notre journaliste. Par tout moyen, y compris les plus indignes ».
Laurent Joffrin a défendu le service Check News et commenté brièvement : « Chacun est libre, ensuite, d’interpréter ces informations comme il l’entend, de condamner les “ménages” ou de les justifier. « Je constate d’ailleurs que les informations que nous avons publiées sur cette affaire de “ménages” sont précisément sourcées et que la journaliste concernée n’a demandé ni rectificatif ni droit de réponse sur les faits rapportés par nous et que tu confirmes toi-même. » Obscur combat de cour de récréation, entre libéraux libertaires (L’Opinion) et libertaires libéraux (Libération).