Ojim.fr
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
PUBLICATIONS
Yann Barthès, Dilcrah, Netflix, Frontex, Bellingcat... Découvrez les publications papier et numériques de l'Observatoire du journalisme.
→ En savoir plus
France Culture en quête de complots. Épisode 1

18 novembre 2019

Temps de lecture : 8 minutes
Accueil | Veille médias | France Culture en quête de complots. Épisode 1

France Culture en quête de complots. Épisode 1

Temps de lecture : 8 minutes

France Culture se met au goût de la modernité et des nouvelles pratiques de consommation de la radio en multipliant les podcasts, accessibles en ligne de diverses manières, dont des applications. Par contre, si la manière est intéressante, le fond des sujets est toujours aussi orienté, comme le montre la série « Mécaniques du complotisme ». Analyse de la saison 3, épisode 1.

L’émission « Mécaniques du com­plo­tisme » se présente ain­si sur le site de France Cul­ture :

« 11 sep­tem­bre, vac­cins, pre­miers pas sur la lune, sion­isme, grand rem­place­ment, chem­trails… Les enquêtes d’opin­ion le mon­trent : sur un nom­bre gran­dis­sant de sujets, les Français sont friands de com­plo­tisme. Hier can­ton­nées aux marges, les théories les plus improb­a­bles ont gag­né en audi­ence et en respectabil­ité. De l’in­ter­naute anonyme au chef d’État pop­uliste, des librairies spé­cial­isées aux plate­formes de stream­ing, des cafés du com­merce aux plateaux télé, on les retrou­ve désor­mais dans toutes les strates de la société. Pour com­pren­dre cette pro­gres­sion, appréhen­der leur attrait et, peut-être, attein­dre leurs relayeurs cré­d­ules, il faut en revenir à leurs orig­ines et iden­ti­fi­er leurs con­cep­teurs ». Un pod­cast de Roman Born­stein, réal­i­sa­tion Thomas Dutter

Faux postulat et vrais complots

Les pos­tu­lats sont intéres­sants : cré­dulité et aspect récent du phénomène. Ce sec­ond point est factuelle­ment faux : il y a tou­jours eu des théories du com­plot pour la sim­ple rai­son qu’il y a tou­jours eu des com­plots, de l’assassinat de Jules César au Water­gate en pas­sant par les fumeuses armes de destruc­tion mas­sive iraki­ennes. Le pre­mier point mérit­erait d’être nuancé : il est pos­si­ble de com­pren­dre la cré­dulité de cer­tains quand, par exem­ple, ce sont les représen­tants de la pre­mière puis­sance du monde de l’époque, les États-Unis, qui présen­tent ces armes de destruc­tion mas­sive et pas n’importe où : à l’Assemble des Nations-Unies. Ou encore lorsqu’ un gou­verne­ment mis en place par le prési­dent Mit­ter­rand ordonne aux « ser­vices » de couler un bateau de Green­peace. Il y a aus­si, bien sûr des com­plots plus doux et plus dis­crets, comme celui recon­nu par Lionel Jospin au sujet de l’emploi inces­sant de l’expression « fas­cisme » à l’encontre des oppo­si­tions poli­tiques français­es autres que de gauche, dans l’émission répliques de France Cul­ture (29 sep­tem­bre 2007) : « Pen­dant toutes les années du mit­ter­ran­disme nous n’avons jamais été face à une men­ace fas­ciste et donc, tout antifas­cisme n’é­tait que du théâtre. Nous avons été face à un par­ti, le Front nation­al, qui était un par­ti d’ex­trême droite, un par­ti pop­uliste aus­si à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une sit­u­a­tion de men­ace fas­ciste et même pas face à un par­ti fas­ciste ».

Création de SOS Racisme

Une déf­i­ni­tion en usage du mot com­plot ? « Pro­jet con­certé secrète­ment afin de nuire (à qqn, à une insti­tu­tion) ». Nul doute, ain­si que le dis­ait Jospin, que le pro­jet de se définir un adver­saire « d’extrême droite » (men­tir, donc) afin de gag­n­er les élec­tions (manip­uler, donc) ait été con­certée (com­plot, donc) dans l’un ou l’autre bureau de l’époque de Mit­ter­rand, et sans doute avec son aval, « afin de nuire » aux têtes d’affiche advers­es (déf­i­ni­tion du com­plot, donc). SOS Racisme fut par exem­ple créé dans les bureaux des Jeuness­es Social­istes, rue de Solférino.

Pour­tant ce que vise « Mécaniques du com­plot » est exposé ain­si par la médi­atrice Emmanuelle Davi­et, sur France Cul­ture le 12 sep­tem­bre 2019 : « La manip­u­la­tion est le défi majeur dans le champ de l’information. Inter­net et les réseaux soci­aux offrent aux théories con­spir­a­tionnistes une vital­ité nou­velle et une audi­ence mon­di­ale. Nous ne glis­sons plus vers l’ère de « la post vérité »…nous y sommes…sous l’emprise crois­sante des rumeurs, des algo­rithmes et des oligarques ».

Episode 1 de la saison 3 : « Le grand remplacement, un virus français », faits remarquables

L’utilisation du mot « virus » d’ordinaire plutôt util­isé au-delà de l’extrême droite ultra et his­torique, par l’extrême des extrêmes de type nazi, au sujet de ses adver­saires, sur­prend. La réthorique la plus extrême pour désign­er son adver­saire et le réduire à l’état de par­a­site ou de « virus » devient donc fréquente dans les médias convenus.

Le pod­cast est sous-titré « A l’origine du mythe ». L’orientation est donc claire : il s’agit selon d’une des deux déf­i­ni­tions en usage d’une « chose imag­i­naire ». La ques­tion de la réal­ité d’un grand rem­place­ment n’existe pas. N’a peut-être jamais existé avant notre époque ? La roman­i­sa­tion est sans aucun doute un minus­cule remplacement.

Pitch du site : « Le mythe d’une inva­sion migra­toire n’est pas un thème nou­veau. A inter­valles réguliers, il tra­verse la France depuis près d’un siècle. Belle époque, années folles, grande dépres­sion, décoloni­sa­tion : chaque décen­nie a con­nu ses prophètes de la sub­mer­sion étrangère qui lan­cent leurs car­rières lit­téraires et poli­tiques sur le dos de l’immi­gra­tion. Dès les années 1910, le mythe prend forme ».

Un mythe donc, dont l’existence est avérée depuis… seule­ment un siè­cle. Gageons avant d’écouter que l’émission va par­ler des immi­grés comme étant les prin­ci­pales victimes. 

Le mythe du grand remplacement qui n’existe pas

« Lien » avec l’actualité :

« Entre octo­bre 2018 et août 2019, 3 atten­tats ont ensanglan­té l’actualité : Pitts­burgh, 11 morts ; Christchurch, 51 morts ; El Paso, 22 morts. Perpétrés par des supré­macistes blancs, ces trois mas­sacres visaient respec­tive­ment des juifs, des musul­mans, des his­paniques. Chaque fois, les ter­ror­istes avaient rédigé un texte pour expli­quer le choix de leurs cibles. Par­mi ces reven­di­ca­tions, le man­i­feste du tueur de Christchurch se dis­tingue par son titre : The Great Replace­ment, Le Grand remplacement.
Der­rière cette for­mule se cache une idée com­plo­tiste : via l’immi­gra­tion, les élites mon­di­ales chercheraient à organ­is­er le rem­place­ment de la pop­u­la­tion occi­den­tale. …elles guident les cam­pagnes de dirigeants européens et la poli­tique de la Mai­son Blanche. A l’origine de ce con­cept, un écrivain français : Renaud Camus. Pour com­pren­dre com­ment sa for­mule est dev­enue un cri de ral­liement pour les iden­ti­taires du monde entier, Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des Rad­i­cal­ités Poli­tiques à la Fon­da­tion Jean Jau­rès, nous fait remon­ter au début du XXe siè­cle et aux orig­ines des angoiss­es migra­toires français­es ».

Il est à not­er qu’un tiers donc seule­ment des atten­tats évo­qués se réfèrent directe­ment à ce con­cept, ce qui sig­ni­fie que 67 % y échap­pent. La très grande majorité donc. France Cul­ture part d’un fait minori­taire en le posant comme essen­tiel. Ce n’est pas une infox, c’est un sim­ple et dis­cret détourne­ment comme les médias français sont friands. Plus impor­tant : Renaud Camus n’est pas « à l’origine de ce con­cept » puisqu’il exis­tait déjà à la fin du 19e et du 20e siè­cle, selon les his­to­riens Gérard Noiriel, Lau­rent Joly, Nico­las Lebourg, Gré­goire Kauff­mann ou Patrick Weil… et nom­bre d’autres uni­ver­si­taires Il s’agit donc là d’une fake news : l’information est telle­ment aisée à trou­ver que son omis­sion ne peut être que volontaire.

Il est aus­si à not­er que France Cul­ture n’indique aucune­ment la présence très forte de ce thème, en par­ti­c­uli­er sur son ver­sant anti­sémite, au sein de la gauche rad­i­cale de la fin du 19e et du début du 20e siècle.

Sélection des preuves

  • L’écoute inté­grale du pod­cast de 14 min­utes per­met de con­stater la légiti­ma­tion de ces a pri­ori de départ a pri­ori qui sont une faute en sci­ences his­toriques : théorique­ment, l’historien part d’une hypothèse et voit si elle est démon­trée par les faits ; sur France Cul­ture, c’est le con­traire, l’émission dite d’Histoire part d’opinions et cherche à les prou­ver en sélec­tion­nant ce qui l’arrange par­mi les faits du passé.
  • Heureuse­ment, ceux qui ont le courage d’écouter l’émission peu­vent enten­dre Jean-Yves Camus, his­to­rien spé­cial­iste de l’extrême droite, tem­pér­er ce que France Cul­ture met en avant.
  • Un exem­ple du ton de l’émission : François Coty, « La France aux autres », tri­bune dans Le Figaro, 23 août 1927 : « 3 mil­lions de Français, vigoureux, sains, hon­nêtes ont été poussés à l’abattoir pour qu’on puisse leur sub­stituer la ver­mine du monde. Le gou­verne­ment occulte des 300 et qui con­stitue la véri­ta­ble inter­na­tionale a décidé de rem­plac­er la race française en France par une autre race. Elle a réglé d’abord la destruc­tion des vrais Français, elle règle ensuite l’introduction des néo-Français ».
  • Plus loin, l’auteur du pod­cast : « A la veille de la sec­onde guerre mon­di­ale, les immi­grés représen­tent moins de 6% de la pop­u­la­tion. Mais pour cer­tains, c’est déjà trop : la France serait en passe d’être détru­ite par ces nou­velles minorités. Une police des étrangers se forme. Ses hommes fourniront les cadres du Com­mis­sari­at général aux ques­tions Juives de Vichy ».
  • A 30 s de la fin, con­clu­sion avec l’entrée en scène de Jean-Marie Le Pen, comme point d’orgue.

Jean- Yves Camus a protesté dans un tweet devant ce qui était présen­té comme un entre­tien, ce qui ne sem­ble pas être le cas. France Cul­ture n’est pas à cela près. Si c’est pour la bonne cause.

Voir aussi

Vidéos à la une

Derniers portraits ajoutés