Nous avons consacré un premier article aux « géants endormis », alias les Sleeping giants, l’armée anonyme qui veut instaurer le régime dont parlait Orwell dans son ouvrage 1984 : “la paix c’est la guerre, la liberté c’est l’esclavage”. Nous vous avons parlé des recours contre ces délateurs en bande organisée et repris un excellent article de l’Antipresse sur les sources américaines du mouvement. Ces géants endormis ont engendré une riposte : les Watching giants, les géants qui observent. Nous les avons interrogés sur leur action.
Quel est le rapport entre les Sleeping giants et les Watching giants ?
Les Watching giants sont une réponse aux Sleeping giants et à leur mode opératoire. L’action des Sleeping giants, sous couvert de simple information faite aux entreprises sur leurs emplacements publicitaires et de lutte contre la “haine”, revient in fine à politiser les entreprises. Nous, nous pensons que cette approche est dangereuse, et notre vocation est donc de promouvoir la neutralité politique des organisations.
Les Sleeping giants ont agi comme une sorte de révélateur : oui, certaines entreprises sont prêtes à se positionner politiquement et changer leur stratégie marketing pour satisfaire une poignée de comptes Twitter. Même maintenant, alors que nous gérons le site web depuis un mois et demi, cela nous semble toujours aussi surprenant qu’elles tombent dans ce piège grossier. Les Sleeping giants constituent en cela un formidable exemple d’ingéniérie sociale à des fins politiques.
Nous avons également des points communs avec les Sleeping giants : la décentralisation et l’anonymat. Chacun peut contribuer aux Watching giants. Le compte Twitter @watching_giants et le site web sont gérés par deux personnes distinctes. D’autres participent comme ils ou elles le peuvent, ou contribuent en nous contactant. Deux contributeurs nous ont envoyé récemment une vidéo et une animation de sensibilisation par exemple.
Un autre point à souligner, mais plus subjectif : il n’y a pas de volonté agressive d’une part et d’autre. Il s’agit bien d’une bataille d’idées, et non un échange d’attaques personnelles. Il y a bien sûr des débats houleux entre les internautes sur ce sujet, mais aussi vraisemblablement une certaine éthique des deux côtés, sauf cas exceptionnels que nous ne pouvons que déplorer.
Enfin, le nom : pour les Sleeping Giants, les géants ce sont eux. Pour nous c’est plus contrasté, et la question est ouverte : est-ce que les géants ne seraient pas, par hasard, les entreprises que nous observons ? Après tout, ce sont elles qui ont le dernier mot.
Quels sont vos objectifs ?
Notre objectif est pour le moment de convaincre les entreprises de ne pas réagir aux demandes de retrait de publicités. Il s’agit d’un objectif prioritaire dans la mesure où une entreprise ne fera quasiment jamais machine arrière une fois qu’elle a cédé aux Sleeping Giants, sauf si le buzz est exceptionnel. La prévention et la sensibilisation doivent donc être privilégiées plutôt que la réaction.
Néanmoins, lorsqu’une entreprise cède, elle doit également et dans la mesure du possible comprendre l’intérêt de conserver une position politiquement neutre en toute circonstance. Cela se fait assez naturellement sur Twitter car la prise de position politique indigne beaucoup de personnes. Parfois, nous envoyons également un email aux Relations Presse de l’entreprise qui a cédé, pour les grands groupes.
La finalité première d’une entreprise doit rester la création de valeur, et non la gestion de questions politiques, idéologiques ou communautaires.
De façon plus globale, nous militons pour une neutralité stricte des entreprises, ce que nous avons résumé par le mot-clé #BrandNeutrality (neutralité des marques), en référence au #BrandSafety des Sleeping Giants. Cela nous semble primordial. Certaines entreprises ont déjà des difficultés à faire face aux demandes communautaires, d’autres ont également des problèmes à mettre en place la parité femmes-hommes, sans compter une paperasserie administrative écrasante, il leur est maintenant demandé d’établir une liste noire de sites “non-conformes” de façon subjective, afin d’éviter d’y positionner leurs publicités. Vu la façon dont fonctionnent les régies publicitaires, les millions de sites web, la variété des “bonnes causes” potentielles et leur subjectivité, cela devient ingérable. La finalité première d’une entreprise doit rester la création de valeur, et non la gestion de questions politiques, idéologiques ou communautaires.
Enfin, il serait opportun de rappeler plus largement qu’une des valeurs fondamentales des entreprises doit être, de façon évidente, de respecter la diversité des opinions de ses salariés et de ses clients en s’abstenant de prendre une position politique, ce qui est non seulement une valeur mais correspond également à un intérêt commercial.
Quels moyens d’action / financement / équipe ?
Nos moyens d’actions reposent uniquement sur le volontariat. Idem pour le financement, notre budget de fonctionnement est de quelques euros pour le serveur informatique et le nom de domaine. Nous n’avons pas d’équipes, pas de personnel, mais simplement des contributeurs qui agissent comme bon leur semble, quand ils le veulent et de la manière qu’ils souhaitent.
Comment vous aider ?
Cela peut être à plusieurs niveaux : entreprises, médias, et actions individuelles.
Au niveau des entreprises, il faudrait tout d’abord “escalader” le problème au sein des sociétés car il est vraisemblable que beaucoup de Community Managers agissent impulsivement sans se rendre compte que les demandes effectuées par les Sleeping giants sont une opération systématique et ciblée à l’encontre d’un média. Les Community Managers sont des profils juniors (~ 28 ans) et vu le taux de succès des Sleeping giants (22% en décembre 2019), on peut se poser la question de savoir s’il n’y a pas une forme de manque d’expérience dans le fait de prendre ouvertement une position politique qui au final nuit à l’entreprise.
Cela pourrait passer par des relais, personnes, ou associations en contact avec les Directions Communication d’entreprise, qui pourraient se saisir de ces questions et définir des bonnes pratiques. Nous avons publié un “livre blanc” dans cet esprit, très loin d’être parfait bien entendu mais il pose quelques bases, et nous sommes si besoin disposés à en faire plus à ce niveau .
Au niveau médias, il semble nécessaire de continuer d’en parler, en abordant tous les angles. Il y a bien sur un angle politique, mais également un angle sur la neutralité des entreprises, sur la formation des Community Managers, sur les régies publicitaires, etc. La critique des Sleeping giants ou des sociétés ayant cédé n’est probablement pas une réponse suffisante, tout comme l’unique angle politique gauche/droite. Des médias orientés Business / Entreprises devraient se saisir de cette question, cela serait une aide considérable pour poser le sujet de la neutralité d’entreprise sur la table. N’oublions pas que les Sleeping giants, s’ils sont critiquables, n’en sont pas moins habiles et ne font au final qu’exploiter la faiblesse même des entreprises. Au niveau web, il y a également un enjeu autour du référencement. Il est évident que si une entreprise fait une recherche sur les Sleeping giants et voit immédiatement que leur approche est politique, cela contribuera naturellement à renforcer la méfiance à l’égard de ces demandes.
Au niveau individuel, toute relecture, traduction, support de sensibilisation, et bien sûr, de l’aide sur Twitter sont les bienvenus. Le nombre de Sleeping giants est faible, mais le nombre de Watching giants l’est aussi. Par contre, les Sleeping giants sont obstinés. Nous avons également quelques contributeurs qui le sont tout autant et qui sensibilisent toutes les marques ciblées avant qu’elles ne répondent, mais ils ont besoin de soutien et d’être relayés. Sur Twitter, convaincre les marques de rester neutre est simplement une question d’obstination, de constance, et de rapport de force. Nous avons besoin d’influenceurs pour relayer, et davantage de comptes Twitter qui adoptent une approche systématique.
De la même façon, contacter les directions communication des entreprises pour demander un positionnement officiel, que ce soit par email, téléphone ou lettre peut apporter un éclairage supplémentaire et cela permet d’escalader le problème à un autre niveau de l’entreprise.