Depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en Hongrie en 2010, ce petit pays d’Europe centrale est tombé de la 23e place au classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières à la 87e place. Plusieurs organes de l’Union européenne critiquent la situation de la presse en Hongrie, et s’inquiètent d’une dérive en faveur du gouvernement chrétien-conservateur du très clivant Viktor Orbán, homme fort de Budapest.
Les médias occidentaux font écho également de cette soit-disant mainmise du gouvernement sur la presse. Les documentaires, reportages et articles accablant la politique « autoritaire » et « anti-démocratique » foisonnent depuis des années, en France notamment. Début décembre 2019, une mission internationale a publié un rapport s’alarmant de l’état de la liberté de la presse en Hongrie, enjoignant les autorités de l’UE à intervenir. Autour de Viktor Orbán, on clame en revanche chercher à mettre en place un statu quo pour en finir avec une presse très majoritairement hostile au gouvernement et au conservatisme, et on rappelle la domination des médias libéraux de gauche depuis le changement de régime il y a trente ans.
Qu’en est-il vraiment de la situation des médias en Hongrie ? Comment en est-on arrivé à cette situation ? Quelle est la place des fameux « oligarques » dans l’évolution de la situation de la presse en Hongrie ? Rappel historique et tour d’horizon pour comprendre la situation de la presse en Hongrie.
Un vieux pays, une jeune démocratie, et une guerre des médias permanente
La Hongrie est un des plus vieux États d’Europe. Devenue puissance mineure à la fin du Moyen-Âge avec l’invasion ottomane, la Hongrie a été sous la coupe des Habsbourg jusqu’à la fin de la première Guerre mondiale. Au XIXe siècle, sous l’impulsion des intellectuels, des libéraux et de la franc-maçonnerie, la presse, comme ailleurs en Europe, s’érige petit à petit en nouveau pouvoir, servant notamment de porte-voix aux idées progressistes, révolutionnaires et hostiles au pouvoir monarchique.
À l’issue de la 1e Guerre mondiale, la Hongrie est détachée des Habsbourg, perd les deux-tiers de son territoire et plus de la moitié de sa population avec le traité de Trianon (1920) et devient une monarchie parlementaire indépendante, sous la régence de l’amiral Horthy. Durant cette période, la presse est, comme ailleurs en Europe, surveillée et contrôlée. Toutefois, la liberté d’expression est relativement importante quand il s’agit de critiquer le gouvernement.
Suite à la 2e Guerre mondiale, les soviétiques font main basse sur le pays. À partir de 1948, un régime à parti unique est imposé, et jusqu’à 1956, la presse sera totalement aux ordres du Parti communiste. Après la révolte d’octobre 1956, la déstalinisation de la Hongrie et la négociation des élites locales avec Moscou permettent la mise en place par János Kádár du « socialisme du gulyás », faisant de la Hongrie « la baraque la plus gaie du camp ». Petit à petit, la parole se libère et de plus en plus de publications interdites sont de facto tolérées, tandis que certains artistes servent de soupape pour l’opinion publique en pratiquant un humour corrosif vis-à-vis du pouvoir, sur scène, à la télévision ou encore dans des films. La presse – papier, télévisée et radiophonique – reste toutefois sous contrôle de l’appareil d’État et est alignée sur la ligne du Parti.
Du communisme à une presse de propriété privée
Au changement de régime, d’un système de contrôle complet de la presse dominante, la Hongrie passe alors à une presse organisée autour de propriétaires. Cependant, le changement de régime se fait progressivement. Au début des années 1990, le premier gouvernement démocratique de Hongrie, le gouvernement de centre-droit de József Antall, mène la « première guerre des médias ». Le bras de fer entre la presse et le gouvernement fait son entrée dans la vie politique hongroise, et Antall essaye de s’assurer le soutien de certains médias en les faisant bénéficier d’annonces gouvernementales sponsorisées – notamment en s’investissant dans la privatisation de Új Magyarország, Pesti Hírlap, et du grand quotidien de référence Magyar Nemzet. Mais Antall essaye surtout de reprendre le contrôle des médias de service public. La loi de 1974 étant toujours en vigueur – permettant au gouvernement de contrôler le service public –, et le moratoire du dernier gouvernement communiste sur l’autorisation de créer de nouveaux médias commerciaux (en fait, d’attribuer de nouvelles fréquences) étant en vigueur jusqu’à ce que les deux tiers du parlement ne votent une loi pour changer la règlementation. Mais il faudra attendre 1995 pour qu’enfin les députés arrivent à s’entendre sur une loi sur les médias. Entre temps, le gouvernement Antall aura eu à faire face à une désobéissance et un chaos dans le service public qu’il n’aura pas réussi à contrôler du fait de l’opposition des libéraux. En 1996, une loi prévoit que les médias publics soient dirigés par un collège composé de représentants des partis parlementaires, mettant à égalité partis de gouvernement et opposition.
Suite à la nouvelle loi de 1995, des appels d’offre sont lancés. Comme dans d’autres secteurs, les investisseurs étrangers raflent la mise. En 1997 sont lancées d’une part RTL Klub, et d’autre part, TV2, qui outre les nombreuses émissions de téléréalité, les films et autres émissions de divertissement, proposent chaque soir un journal télévisé avec une orientation politique libérale de gauche. Les deux chaînes deviennent rapidement les plus regardées de Hongrie, en particulier leurs journaux qui dominent depuis une vingtaine d’années leurs concurrents. RTL Klub appartient à 80% à la branche Europe centrale et orientale du groupe allemand RTL (RTL Group Central & Eastern Europe GmbH) et à 20% par KOS Beteiligungs- und Verwaltungs GmbH. TV2 est également à son lancement entre des mains allemandes, étant la propriété de ProSiebenSat.1 Media SE.
L’entrée en scène de Viktor Orbán
En parallèle, un jeune homme politique s’impose de plus en plus sur la scène nationale : M. Viktor Orbán se fait connaître sous le communisme, réclamant en juin 1989 le départ des troupes soviétiques de Hongrie devant 200 000 personnes et en direct à la télévision. Il est alors un jeune libéral mu par l’anti-communisme. De ce fait, il bénéficie du soutien des réseaux américains, notamment en obtenant une bourse liée à M. George Soros. Il abandonnera cette bourse et son semestre à Oxford pour cause de changement de régime dans son pays et se lancera ensuite en politique.
Mais M. Viktor Orbán rompt avec les réseaux Soros en 1992, n’acceptant pas certaines ingérences dans la politique nationale du fameux milliardaire américain originaire de Hongrie. Dès lors, il n’est plus l’enfant prodige de la politique hongroise, mais devient un conservateur dont il faut se méfier : la presse internationale commence à changer de discours sur le personnage.
En 1998, M. Viktor Orbán devient Premier ministre après que son parti, le Fidesz, gagne les élections. Il est alors confronté à un durcissement des médias à l’égard de son gouvernement conservateur et décide de favoriser des médias de droite pour chercher l’équilibre des forces dans les médias très majoritairement de gauche et libéraux. « Le changement de rapport de force dans les médias va commencer. […] Il faut des changements qui garantissent l’accès à une information fiable et équilibrée dans ce nouveau monde. […] Il faut créer les conditions pour que les deux conceptions du monde puissent être représentées équitablement dans la presse, » déclare M. Viktor Orbán le 27 septembre 1998, quelques mois après être devenu le plus jeune dirigeant européen. Des journalistes et des auteurs sympathisants bénéficient d’une meilleure publicité, mais c’est suite à l’incapacité de l’opposition de s’entendre pour nommer ses représentants au collège directeur des médias de service public que le Fidesz fait de facto main basse sur la direction de ces derniers. Durant l’année 1999 le collège est donc privé de membres de l’opposition. Un peu plus tard la même année, le même scénario se répètera pour la chaîne Duna TV (chaîne du service public pour les Hongrois de l’étranger) et pour la radio.
L’affaire arrive devant la cour constitutionnelle qui statue que cette situation est un moindre mal par rapport à l’absence totale de collège directeur. À la fin de l’année 1999, les médias de service public parlent très majoritairement, et de manière positive, des actions du gouvernement.
Mais le gouvernement Orbán I essaye aussi de rééquilibrer la donne au niveau des quotidiens, marquant ainsi le début de la « deuxième guerre des médias ». C’est notamment la tentative de rachat du très libéral Magyar Hírlap en 1998 qui permet aux éditorialistes de droite de pointer du doigt la collusion entre les socialistes, les libéraux et la presse écrite, alors que les représentants du MSZP (socialistes) et du SZDSZ (libéraux) montent au créneau de façon ostensible pour empêcher l’opération.
Le gouvernement pousse alors le Magyar Nemzet à fusionner avec des journaux non politiques pour augmenter son lectorat, tandis qu’une fondation bénéficie de subventions publiques importantes pour financer le Heti Válasz, hebdomadaire libéral-conservateur, destiné à servir de réponse au magazine également hebdomadaire et libéral de gauche HVG.
L’hebdomadaire Magyar Narancs, devenu critique du gouvernement, voit ses dotations de la part du Fidesz arrêtées – le média avait pourtant été créé par le Fidesz en 1989.
En 2002, l’IPI pointe du doigt la Hongrie d’Orbán en déclarant que la liberté de la presse s’y est dégradée fortement.
La même année, menant une campagne axée sur un bilan positif, le Fidesz perd les élections face aux libéraux-socialistes qui ont mené, notamment dans les médias, une campagne de « black PR », autrement dit, de dénigrement. M. Orbán et le Fidesz pensaient gagner et le renvoi inattendu dans l’opposition secoue le parti. M. Orbán perd la confiance d’une partie importante de son électorat, et certains annoncent même sa mort politique. Pendant ce temps, les libéraux-socialistes revenus au pouvoir remplacent tous les dirigeants de médias publics par des personnes qui leur sont favorables. Le Premier ministre socialiste M. Péter Medgyessy met en place un changement du financement des médias de service public, les rendant plus dépendant du gouvernement. Cette réforme ne fait de bruit ni en Hongrie ni à l’étranger.
En 2004 et 2005, plusieurs dossiers sortent, prouvant que le conseiller de campagne du MSZP, un américain, discute avec les dirigeants de la télévision publique et de l’agence de presse nationale MTI du fait que les messages du gouvernement « ne passent pas assez bien auprès de la population ».
C’est dans ce contexte que M. Viktor Orbán déclare qu’il aimerait que la télévision publique hongroise soit similaire à celle d’Italie, c’est-à-dire qu’il y ait « une télévision de droite et une de gauche ». Ce projet n’ayant pas pu voir le jour, c’est ainsi que le trésorier et ami de longue date de M. Viktor Orbán, M. Lajos Simicska, homme d’affaires accompli, est poussé à créer une chaîne d’information continue acquise au Fidesz, s’inspirant de CNN et de la BBC, dans le but d’obtenir enfin un média ami et un soutien lors des campagnes à venir. C’est le lancement de Hír TV en 2003. Puis suivent la Magyar Katolikus Rádió en 2005 (dont le lancement prévu en 1996 a été retardé par les gouvernements socialistes) et la radio Lánchíd Rádió en 2007. Plus important encore, c’est la réussite après des années de lutte du rachat du Magyar Hírlap en 2006, ainsi que d’Echo TV, chaîne secondaire du câble.
Pendant 8 années, M. Orbán et le Fidesz sont dans l’opposition et tentent de consolider leurs outils de communication pour contrer la domination écrasante de la gauche libérale. Les événements de l’automne 2006 – émeutes suite à la diffusion de propos polémiques du Premier ministre libéral-socialiste Ferenc Gyurcsány – servent de tremplin au Fidesz qui gagnera toutes les élections générales jusqu’à ce jour (début 2020).
2010 retour au pouvoir d’Orbán
En 2010, le Fidesz revient au pouvoir triomphalement, obtenant même la majorité constitutionnelle au parlement. La société hongroise est traumatisée par la gestion désastreuse du pays de la part des gouvernements libéraux-socialistes qui ont poussé le pays au bord de la faillite en 2006 et en 2008, imposant des politiques d’austérité très dures et une inflation importante. Chez les électeurs du Fidesz et des nationalistes durs du Jobbik, le mot d’ordre est « plus jamais la gauche ».
Petit à petit les cadres post-communistes, socialistes et libéraux, sont écartés en grande partie des organismes gouvernementaux. Mais surtout, c’est le début d’une nouvelle offensive dans le monde des médias. Si certains débattent encore pour savoir s’il s’agit de la poursuite de la « deuxième guerre des médias » ou s’il s’agit bel et bien de la troisième du nom, le fait est que depuis 2010, l’homme fort de Budapest s’implique bien plus efficacement dans sa lutte médiatique.
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