Si le monde de la presse écrite française regorge d’insolites existences, celle de Presstalis est peut-être la plus mystérieuse de toutes. C’est la longue histoire de la dérive du syndicalisme français qui est tout entière ramassée dans le fonctionnement absurde de cette entreprise aux accents monopolistiques.
Tout commence en 1947 quand, au lendemain de la Libération, la loi Bichet 1, désireuse d’octroyer une capacité de diffusion équitable aux journaux nationaux dit « journaux parisiens » dans le jargon, ordonne la création des Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP). Il faut dire que la presse française, qui fut la première au monde, aussi bien pour la qualité, le tirage que la variété au début du XXème siècle, est sortie laminée de cinq ans de guerre, d’Occupation et de Collaboration. Il s’agit de la recréer sur de nouvelles bases et de lui conférer un élan neuf.
Originellement, la loi Bichet prévoit ainsi que l’éditeur de presse aura le choix de la distribution ; elle ajoute que dès que deux éditeurs au moins mettront en commun des moyens pour assurer la distribution de leurs titres, ils ne pourront refuser à un troisième éditeur de les rejoindre, ce qu’on appelle la liberté d’accès au réseau. Les éditeurs sont ainsi poussés à se rassembler en coopératives pour la distribution, afin de diminuer les coûts. Noble projet. Les NMPP sont donc structurées dès le début en une SARL détenue à 51 % par les éditeurs de presse, regroupés en deux coopératives, et à 49 % par Hachette SA, propriété du groupe Lagardère, qui assume un rôle d’opérateur. Il en sera ainsi jusqu’en 2011.
Un rôle d’intermédiaire entre les éditeurs et les diffuseurs
Les NMPP se vantent donc de répartir et distribuer les titres sur l’ensemble du territoire national et à l’étranger, jouant le rôle d’intermédiaire entre les éditeurs et les diffuseurs – c’est-à-dire les points de vente et les kiosquiers. Ce sont aujourd’hui plus de 100 quotidiens et 3 500 magazines français et étrangers ainsi que 4 000 produits encyclopédiques et DVD, qui sont confiés à Presstalis — le nouveau nom des NMPP.
Au total, la société distribue tous les quotidiens nationaux et près de 80 % des magazines et des produits multimédias par l’intermédiaire de dépositaires et de filiales ou distributeurs locaux indépendants. Presstalis approvisionne 28 000 points de vente, et distribue en outre la presse française dans plus de 100 pays étrangers. Le rôle est crucial, et les moyens énormes. Si l’idée semble intelligente et généreuse au départ, et apte à aider à la reconstruction d’une grande presse après la période funeste de l’Occupation, elle a pourtant dérapé très vite dans le trust.
Sous la coupe du SGLCE-CGT
Car 1947, l’année de sa création, est un moment critique pour la France : le « péril » communiste y est plus que réel, c’est le temps où la France risque de basculer sous une dictature des soviets. Les différents gouvernements qui se succèdent sont tous tenus de donner des gages au premier parti de France qu’est le PCF pour éviter des grèves à répétition et une guerre civile. C’est ainsi que les NMPP vont tomber dans l’escarcelle du puissant Syndicat général du livre et de la communication écrite (SGLCE-CGT) qui imposera sa loi au secteur entier de la presse quotidienne nationale, et ce, jusqu’aujourd’hui. L’histoire de ce syndicat est ancienne : il est l’héritier du Comité syndical du livre créé dans les années 30 par la réunion des syndicats des typographes, des correcteurs, des mécaniciens-linos, des fondeurs et du livre-papier.
A l’origine, il représente un gage de qualité pour les éditeurs, qui sont assurés de disposer ainsi des meilleurs ouvriers : à l’instar des syndicats anglais et américains, son label était apposé au-dessous du nom de l’imprimeur sur chaque exemplaire du journal… à condition que l’entreprise s’engageât à n’embaucher que des ouvriers syndiqués. Ce label demeura jusqu’à la seconde guerre mondiale une forme parfaitement régulière de contrat d’usage de la marque syndicale, librement souscrit par les éditeurs et imprimeurs. Il garantissait l’exécution d’un travail dans les règles de l’art par un personnel hautement qualifié. Cette pratique avait d’ailleurs été légalisée par la loi du 25 février 1927 complétant le code du travail.
Monopole de recrutement
Mais le ton du syndicat se durcit peu à peu, dans la ligne de la montée en puissance du PCF en France, et les conditions qu’il impose, notamment à de Gaulle en 1944, sont draconiennes. Pour s’employer dans les imprimeries du Livre (c’est-à-dire celles qui impriment les quotidiens et magazines nationaux), l’ouvrier est tenu d’adhérer au syndicat. De même, pour les NMPP, tous les salariés sont tenus de prendre leur carte dans ce seul syndicat. Dans la mesure où cette pratique conduit à supprimer la liberté d’embauche de l’employeur — le syndicat choisissant à sa place les ouvriers nécessaires à l’entreprise — elle est condamnée par la loi du 27 avril 1956, dite loi Moisan, interdisant à tout employeur de prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale dans les décisions relatives au personnel — notamment l’embauche. Les dispositions de ce texte prononçaient en outre la nullité de tout accord ou disposition tendant à obliger l’employeur à n’embaucher ou à ne conserver à son service que les adhérents du syndicat propriétaire de la marque ou label.
Un symbole du poids de la CGT
Dans les faits, cette loi ne fut jamais appliquée au secteur de la presse quotidienne nationale. La CGT avait obtenu en effet en août 1944 du secrétaire général à l’information, Francisque Gay, le monopole du recrutement de toutes les catégories de personnels nécessaires à l’impression de la presse. Par ailleurs, la plupart des éditeurs consentirent à se lier les mains afin de disposer d’une organisation du travail permettant de faire face aux fréquentes et importantes variations de paginations liées à l’actualité.
A compter de cette date, le label perdit son caractère de consentement mutuel pour devenir le symbole du poids de la CGT au sein de la presse parisienne. La responsabilité et l’indépendance d’embauche des entreprises disparaissant au profit de l’organisation syndicale qui désormais gère la structure chargée de désigner les ouvriers et de les remplacer, fixe les tarifs syndicaux et les conditions de travail, supervise la formation professionnelle, égalise les salaires par rotation du personnel sur tous les postes de travail et à toutes les heures.
Le SGLCE-CGT se retrouve bientôt syndicat unique dans tout le secteur de la presse nationale – imprimerie comme distribution — et sa capacité à diriger des grèves des semaines durant, qui bloquent la parution et la distribution des quotidiens et magazines, paralyse les patrons de presse. Le quatrième pouvoir, celui qui est censé dénoncer les injustices, est réduit au silence. La situation inique dure plusieurs décennies.
Les éditeurs résistent à dix jours de grève
Rare sont les groupes de presse qui essaieront, tardivement, de contourner les NMPP, ou du moins de renégocier les conditions de distribution : de 1975 à 1977, Emilien Amaury, fondateur du groupe de presse éponyme, et notamment propriétaire du Parisien et de L’Équipe, mène un bras de fer contre le syndicat, sans succès. Mais en 1989, pour la première fois, les grands éditeurs de presse coalisés, soucieux de la baisse des ventes au numéro, résistent à dix jours de grève totale et ne cèdent pas à la réclamation d’une augmentation de salaire. En 2010, rebelote, les ouvriers du livre bloquent la distribution trois semaines durant pour protester contre la réforme de leur statut. Car c’est ici que se trouve le nœud du problème : au fur et à mesure des décennies, le SGLCE-CGT, en tant que syndicat unique et fort de sa fonction de bureau de placement exclusif des ouvriers du livre, a réussi à obtenir pour eux un statut salarial exceptionnel qui grève la compétitivité de la presse nationale.
Statut exceptionnel
Créé par la commission des affaires culturelles du Sénat le 23 janvier 2007, le « groupe de travail sur la crise de la presse quotidienne d’information politique et générale », mené sous la direction de Louis de Broissia, concluait en effet que les coûts d’impression et de distribution de la presse en France était les plus élevés du continent : « La plupart des études publiées sur la presse au cours des dernières années ont souligné, pour le regretter, le niveau élevé des coûts fixes d’impression et de distribution imposés à la presse quotidienne. Ils représentent en effet près de la moitié du prix de vente d’un titre français. En matière d’impression, la France se caractérise toujours par des coûts de production plus élevés que la moyenne européenne. Cette situation résulte moins du niveau des salaires individuels que des sureffectifs négociés par le syndicat de Livre au cours des différents conflits sociaux ayant accompagné la modernisation du secteur. »
Des salaires confortables…
La spécificité des ouvriers du Livre tient d’abord à la rémunération confortable de ses membres, avantage originellement justifié par la durée et la pénibilité des tâches effectuées. En 2002, M. Yves Sabouret, directeur général des NMPP, évoquait « un personnel ouvrier [qui] gagne 15 à 18 000 francs nets par mois pour moins de trente heures de travail effectif par semaine ». Les coûts salariaux présentent également un écart énorme vis-à-vis des autres entreprises de logistique. Grâce aux différentes primes et avantages, les salaires des ouvriers de l’entreprise se situent aujourd’hui entre 4200 à 5000 euros par mois. La santé économique de Presstalis pâtit également d’un taux d’encadrement particulièrement élevé, encadrement qui est payé entre 5700 à 7100 euros en moyenne. Ces coûts salariaux ont pour conséquence que « le coût d’un employé de Presstalis équivaut à nettement plus du double de celui des employés d’un autre logisticien, et son temps de travail est nettement inférieur de moitié » (Renault Enguérand, Le Figaro, 7 février 2013).
Le développement du recours aux pigistes et la réduction des effectifs des rédactions trouvent certainement dans cette situation une partie de leur explication. C’est donc toute la presse qui souffre de ce monopole absurde.
Une situation ubuesque
Aujourd’hui, en dépit de la diminution de son influence dans les imprimeries et au sein des NMPP, en dépit de la modernisation du secteur, le « Livre » préserve sa capacité de nuisance. Il sait encore se faire entendre en ordonnant le blocage de la parution des titres, privant ainsi les lecteurs de l’ensemble des quotidiens nationaux, comme le début de l’année 2013 l’a montré.
Cette situation est ubuesque, en ce que, décourageant les lecteurs et les conduisant à recourir à des médias de substitution, elle risque de porter un coup fatal supplémentaire à l’économie de la presse parisienne, et par rebond aux syndicalistes eux-mêmes qui ne veulent pas voir qu’ils scient la branche sur laquelle ils sont assis.
Il faut ajouter à cela que, pour des raisons historiques, géographiques et démographiques, la France s’est dotée d’un système de distribution caractérisé par un faible niveau de distribution adressée – appelé « portage ». Bien qu’il assure la fidélité du lecteur et garantisse la trésorerie des titres, l’abonnement non plus n’a jamais réussi à supplanter la vente au numéro.
60 000 parutions à l’année…
Dans ces conditions, le réseau de distribution et de diffusion joue un rôle stratégique pour les éditeurs français : assurant le lien entre l’imprimerie et le lecteur, il lui appartient d’acheminer et d’exposer dans les meilleures conditions un produit éminemment périssable. Malheureusement, l’histoire et la profession ont dévoyé le système : les pratiques ont provoqué la déliquescence d’un réseau encombré qui peine à conserver son indispensable efficacité.
Certaines conséquences découlant d’une interprétation laxiste du texte par les coopératives, et donc par les éditeurs de presse, étaient prévisibles. La première de ces conséquences est l’encombrement des linéaires des diffuseurs de presse lié à l’absence de véritable régulation des flux. En interprétant de manière extensive les dispositions d’une loi destinée, à l’origine, à garantir le pluralisme de la presse d’opinion, les éditeurs ont ainsi contribué à favoriser les abus de toutes sortes et à noyer le produit presse.
Gérard Proust, président de l’Union nationale des diffuseurs de presse, rappelait ainsi aux membres du groupe de travail que les coopératives de presse injectaient dans le réseau près de 4 500 références de presse soit 60 000 parutions à l’année. La multiplication des invendus est un autre signe évident du dysfonctionnement du système actuel : loin de garantir le pluralisme, les pratiques actuelles favorisent plutôt les comportements opportunistes et les coups ponctuels en ouvrant le réseau de distribution au tout venant.
Les pratiques actuelles participent enfin à la disparition des points de vente. Associée aux problèmes de rémunération des diffuseurs et à la flambée du prix des baux commerciaux, la pénibilité engendrée par l’afflux quotidien de centaines de titres a sans doute accéléré le mouvement de fermeture des points de vente. C’est comme si la presse payante s’éloignait progressivement du lecteur en laissant le maillage du territoire se dégrader progressivement. Il y a aujourd’hui, en France, moins de 28 000 points de vente alors que l’Allemagne en recense 120 000…
250 millions d’aide de l’État
Aujourd’hui, Presstalis est devenue une SAS. Lagardère ayant revendu ses parts pour un euro symbolique, elle est possédée par une coopérative de magazines qui détient 75% et une coopérative de quotidiens qui possède les 25% restants. Mais, malgré les diverses réformes, rien n’a changé dans le fond : l’entreprise accusait en 2011 encore une perte de 15 millions d’euros. Elle a en conséquence bénéficié en 2012 de 250 millions d’euros d’aides à la presse de la part de l’État. Comme le rappelle le ministre Jérôme Cahuzac, chez Presstalis, « il y a eu un premier plan de modernisation en 2002, un deuxième en 2004, un troisième en 2007 pour 150 millions d’euros, un quatrième en 2010 pour 130 à 135 millions d’euros. En 2011, on repart sur un nouveau plan avec, cette fois, un effort de près de 250 millions d’euros ». Le plan de restructuration de Presstalis prévoit la suppression de 1250 postes sur 2500. Avec comme conséquence, pas moins de trente actions de blocage total ou partiel depuis octobre dernier…
Plan social
Le plan social est pourtant particulièrement humain : « Il y a des reclassements proposés, notamment à la Poste, probablement à la RATP et dans d’autres entreprises publiques. Les conditions sociales de travail des ouvriers du Livre sont extrêmement favorables. Les salaires sont élevés et les indemnités de départ sont exceptionnelles », a ajouté Marc Feuillée, directeur général du Figaro et président du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN, patronat). De plus, en cas de licenciement, la convention collective de la presse prévoit des indemnités de départ au minimum dix fois supérieures à celles qui sont inscrites dans le Code du travail…
Compte tenu du niveau des salaires chez Presstalis, un salarié avec 30 ans d’ancienneté quitterait l’entreprise avec, au minimum, 100 000 euros d’indemnités. Il faut noter que le plan social touche au cœur du système Presstalis, le secteur des centres de distribution en région parisienne. Il s’agit de l’endroit où les emplois sont souvent les moins qualifiés et où le salaire moyen est élevé, pour un temps de travail réduit.
Secouer le cocotier
Au 6 février 2013, les grèves à répétition commençaient à peser dramatiquement sur les comptes de l’entreprise, qui affiche une perte évaluée entre 2 et 3 millions d’euros. Quant au nombre d’exemplaires de quotidiens invendus, il se chiffrerait, à ce jour, entre 1 et 1,5 millions d’exemplaires. Tout semble indiquer que, devant la menace d’internet, des gratuits, et la chute constante des ventes aux numéros, l’agitation des syndicalistes de Presstalis ne se résume à des moulinets de bras. Les éditeurs de presse semblent enfin, en ce début d’année 2013, décidés à secouer le cocotier et à briser l’héritage soviétoïde des ouvriers du Livre.
RP
1 Robert Bichet, député MRP de Seine et Oise, a été auparavant à la tête des services de l’information sous de Gaulle puis sous Bidault.