Un nouveau venu sur la twittosphère a récemment attiré l’attention de Numérama, qui, dans un article très documenté de François Manens du 16 mars 2020, s’est intéressé au compte Twitter @Conflits_FR. Se présentant comme traquant « les conflits autour du globe en temps réel & en français. (Géo)politique, terrorisme, espionnage, cyber-sécurité (…) », Conflits_FR est suivi par — tenez-vous bien — 250.000 abonnés en quatre mois d’existence. De quoi intriguer l’Ojim qui a voulu en savoir un peu plus.
Le buzz à tout prix ?
Avec plusieurs dizaines de tweets par jour retweetés des dizaines voire des centaines de fois, en majeure partie sur l’épidémie de coronavirus, le compte Twitter @Conflits_FR est devenu une force de frappe incontournable sur la twittosphère francophone. Il est d’ailleurs suivi par un certain nombre de journalistes sur le réseau social. Il ne produit aucun contenu original et fonctionne comme une revue de presse. Chaque Tweet est précédé d’un “URGENT”, “FLASH”, donnant l’impression d’une information exclusive. Ce compte se distingue par sa cadence de publication extrêmement élevée et le taux d’engagement très important généré par chaque tweet.
🇫🇷 URGENT — Tous les festivals et fêtes rassemblant du public sont annulés jusqu’à mi juillet au moins. Même après le 11 mai, les cafés, restaurants, musées… resteront fermés en France. (allocutiond e #Macron) #Macron20h #COVID2019
— Mediavenir (@Mediavenir) April 13, 2020
Le créateur de Conflits_FR serait un étudiant de 21 ans, Stanislas Racine, habitant Sarrebruck. Il serait épaulé par deux étudiants en journalisme. « La seule chose qui nous motive, c’est d’être lu », confie-t-il, avec une certaine franchise à Clément Pétreault, journaliste au Point.
Le nom de Malik Mahieu, militant à Debout La France, circule également (à noter que tous ses profils sociaux — Instagram, Facebook, Twitter ont récemment disparu de la toile). [Conflits_FR nous informe que Malik Mahieu a été viré de l’équipe, qui comporte désormais 6 personnes].
Xptdr donc c’est toi Malik Mahieu, derrière Conflits_FR ? 😭😭😭 Tu tractes encore pour le Front National ? Tu squattes encore le public de TPMP et de toutes les émissions TV dans ta recherche de célébrité ? https://t.co/k1MhjmIj9Q
— Un Gars™ (@CritiqueTout) March 26, 2020
Un quatrième étudiant a quitté le groupe après avoir supprimé les contenus en ligne et en ayant temporairement changé tous les mots de passe, ce qui a donné lieu à un échange pour le moins cocasse entre les différents protagonistes.
Le drama sur leur compte Insta est fascinant. pic.twitter.com/AmvPETuo5X
— Clémentine Rebillat (@clerebillat) March 14, 2020
Un compte très actif donc, animé par des très jeunes gens, avec peu ou pas de vérification des informations relayées, ce qui les a amenés à publier un certain nombre d’informations erronées, comme récemment l’annonce de la mort du chef de service de réanimation de l’hôpital de Colmar due au Coronavirus. Abondamment partagée, la fausse nouvelle a eu le temps de faire le tour du Net avant d’être démentie par l’hôpital de Colmar. Il n’en sont pas à leur premier loupé, la propagation de “fake news” leur avait valu une suspension par Twitter en janvier dernier.
À leur décharge toutefois, ils ne sont pas les seuls à répandre des contrevérités (une bien faible proportion en regard de la masse de contenus relayés), Le Monde, France Culture ou l’AFP le font également très bien sur de nombreux sujets, et même le gouvernement.
Contrefaçon de marque déposée
Et si nous utilisions le nom « Danone » sur Twitter pour parler de produits laitiers ? La bonne idée ! C’est exactement ce qu’ont fait nos jeunes amis. Un examen attentif de la toile leur eut permis de découvrir l’existence d’une revue papier et internet intitulée Conflits existant depuis 2014 et traitant de… géopolitique. Ajoutez au nom identique et à l’objet identique un logo et des codes couleur très proches à quelques détails près (fond noir dans les deux cas, couleur jaune vs. couleur orange, typo sérif vs. typo sans sérif), et nous avons là un bel exemple de contrefaçon.
Nous avons signalé ce compte qui a plagié notre nom et acheté de très nombreux followers. Mais @TwitterFrance est long à faire respecter les lois de protection des droits d’auteur.
— Conflits (@revueconflits) March 26, 2020
Les créateurs de @Conflits_FR, que nous avons contactés, expliquent avoir découvert Conflits (la revue) après coup, et ne pas savoir qu’il s’agit d’une marque déposée. Il se défendent bien sûr de toute contrefaçon, il n’y a selon eux absolument aucun rapport entre “Conflits_FR” (Conflits France sur leur site internet) et Conflits (la revue). Stanislas Racine (pourtant étudiant en droit) expliquait au journal Le Point avoir voulu copier le modèle du compte Twitter anglo-saxon Conflicts News qui diffuse à un rythme aussi effréné des informations sur des sujets géopolitiques. Une interprétation pour le moins élastique du droit des marques…
Bien nombreux followers
Là aussi, la quantité plutôt que la qualité ? Nous l’écrivions plus haut : 250.000 followers en quatre mois d’existence. Sur la twittosphère francophone, parvenir à un tel résultat en si peu de temps, c’est une belle prouesse. Si l’appétit du grand public pour l’information anxiogène et le contexte particulier de la crise sanitaire en cours expliquent certainement le succès numérique rencontré par Conflits_FR, il peut être intéressant de se pencher sur leurs followers.
De quoi parle-t-on ? Dans le monde digital, l’influence se résume souvent à des chiffres. Qui est suivi le sera encore davantage, c’est l’effet boule de neige. Un compte à 200.000 abonnés fait également autorité (et vous permet d’interpeler l’Élysée, par exemple). Il peut donc être tentant de gonfler ses statistiques par un procédé vieux comme Twitter : technique marketing assez datée et très mal vue, l’achat de followers est à la portée de n’importe qui. Même d’un Président de la République (ou disons de son équipe de communication), épinglé pour avoir triché sur ses followers Twitter comme n’importe quelle starlette du show bizz (sur ce sujet, voir aussi l’analyse contradictoire de Quentin Saison qui arrive à une conclusion différente concernant Emmanuel Macron, et très intéressante pour son mode de calcul) ? Pour moins de 300 €, vous pouvez ainsi « amplifier votre croissance sociale » à coup de 50.000 followers et faire croire à qui vous voulez que vous « pesez » sur la toile. Un site comme « Followers par chers » vous vend non seulement les faux abonnés, mais l’activité qui va avec (likes, retweets).
Il faut bien entendu noter que tous les comptes Twitter ont, au bout d’un certain temps des followers « bidons », cela est même normal après plusieurs années d’existence (à l’inverse, c’est surprenant pour un nouveau venu) : quelques bots auxquels personne n’a rien demandé et un certain nombre de comptes peu actifs ou devenus inactifs, considérés par les algorithmes des outils d’audit comme « bidons ». À noter également que tout est une question de proportion et de durée. Certains outils en ligne permettent même de faire le ménage.
Nous avons donc procédé de deux façons différentes : notre premier réflexe a été d’aller voir du côté des outils d’audit. Nous en avons sélectionnés deux qui sont assez connus, TwitterAudit et SparkToro.
Sur TwitterAudit, le rapport d’audit indique 4% de followers bidons. À titre de comparaison, il en est de même pour l’Ojim, 4%. D’autres tests donnent des chiffres dépassant rarement les 6%, quel que soit le compte analysé (4% pour le professeur Didier Raoult, 5% pour « L’ataman du Point » Étienne Gernelle, 3% pour les Watching Giants, 2% pour Olivier Biscaye, etc…). La marge devient beaucoup plus élevée pour les comptes des grands périodiques, dont le nombre de followers se chiffre à plusieurs millions et qui pour certains ont plus de dix ans d’existence).
Sur SparkToro, nous avons des résultats très différents. L’analyse des followers de @Conflits_FR nous donne 21,6% de followers bidons (pour rappel, 4 mois d’existence, chiffres du 13/04/2020). Le même outil donne, pour l’Ojim, 19,3% (8 ans d’existence, chiffres du 13/04/2020). Nous sommes donc à plus ou moins 20% dans les deux cas.
Quel crédit donner à ces chiffres ? Sont-ils fiables ? Qu’est-ce qui est considéré comme « follower bidon » d’un côté, et « vrai » de l’autre ? Cela signifie-t-il un achat de followers ? Pas nécessairement (l’Ojim par exemple dépasse tout juste les 6.000 abonnés sur Twitter). Dans l’un et l’autre cas, ce sont des algorithmes qui déterminent si tel profil est classé comme « faux » ou pas (les critères sont par exemple la photo de profil, l’URL, l’activité, etc…). L’écart est tel entre les deux outils qu’il nous semble difficile de nous baser sur l’un ou sur l’autre pour en déduire quoi que ce soit.
Faute de pouvoir exploiter le résultat d’audits générés automatiquement, nous avons passé en revue “à la main” leurs followers. Et c’est là que le bât blesse : une liste quasiment ininterrompue de profils incohérents, très peu actifs (ou bien à intervalles très irréguliers), retweetant des contenus dont les sujets n’ont aucun rapport les uns avec les autres (football, Koh Lanta, Netflix, Conflits_FR, football, Koh Lanta…), des biographies absurdes, ce qui laisse présumer de l’achat massif de comptes. Nous avons posé la question de façon directe à notre interlocuteur de Conflits_FR (il n’a pas souhaité donner son nom, préférant signer “L’équipe Conflits”) sur Twitter : il s’est défendu d’une telle pratique, « qu’il ne tolère ni n’adopte ». Soit.
Les animateurs de Conflits_FR semblent avoir de grandes ambitions puisqu’ils sont aussi sur Instagram (7 photos, 4163 abonnés au 13/04/2020 et cela continue de croître à grande vitesse alors qu’il n’y a aucune mise à jour…, même genre de profils abscons parmi les followers), YouTube (6 vidéos de 50 secondes qui ne cassent pas des briques, 2000 abonnés au 13/04/2020), ont lancé un appel aux dons et ont déposé les noms de domaine conflits.info et conflits.news. Les requêtes Who is sur ces noms de domaine ne permettent pas d’en identifier le propriétaire, qui a soigneusement organisé son anonymat.
Conflits (la revue, donc, gare à ne pas confondre), que nous avons également contactée, nous informe avoir demandé il y a plusieurs semaines aux animateurs de Conflits_FR de bien vouloir changer de nom, leur expliquant qu’ils ne pouvaient exploiter un nom identique au leur. Sans résultat apparemment, bien au contraire.
Entre contrefaçon de marque déposée, très probable achat massif de followers sur leurs profils sociaux et course effrénée au buzz, sans parler de sérieux doutes quant à l’identité réelle des animateurs de @Conflits_FR, voilà une rude entrée dans le web pour ce nouveau venu !