Eric Werner, qui a enseigné la philosophie politique à l’université de Genève est essayiste et a publié de nombreux ouvrages aux éditions L’Âge d’homme et Xenia. Collaborateur régulier de la revue en ligne suisse de Slobodan Despot, Antipresse, il y a publié récemment une analyse de La Peste d’Albert Camus, qui nous a paru être intéressante pour nos lecteurs en ces temps endémiques.
Camus revisité : La Peste aujourd’hui
Les événements actuels ont été l’occasion de redécouvrir La Peste, le grand roman de Camus publié en 1947. Beaucoup qui l’ont lu autrefois s’en inspirent aussi, consciemment ou inconsciemment, dans leurs discours. Mais dans un esprit qui n’est pas nécessairement celui du roman.
La Peste, on le sait, doit se lire comme une fable, fable au travers de laquelle Camus nous parle de la période d’occupation en France entre 1940 et 1944. Il décrit sous forme cryptée ce qui s’est passé en France en ces années-là, plus particulièrement encore les attitudes et comportements, les réactions des gens : comment, en fait, ils ont vécu ce moment d’histoire, ou si l’on préfère y ont survécu. La peste joue donc ici le rôle de métaphore : c’est une métaphore de la guerre.
Une comparaison qu’on retrouve aujourd’hui dans les interventions télévisées du président Macron, à cette différence près que ce n’est pas ici la guerre qui est comparée à la peste, mais bien l’inverse : la peste qui est comparée à la guerre. Par ailleurs, quand le président Macron dit : « Nous sommes en guerre », il ne parle pas seulement de la peste, mais de ce que lui-même s’apprête à faire pour la combattre : autrement dit, effectivement, la guerre. Or cette guerre n’a rien de métaphorique. C’est une guerre réelle, aussi réelle, par exemple, que la guerre contre le terrorisme, dont elle est d’ailleurs très proche. On insistera en particulier sur la suppression d’un certain nombre de libertés fondamentales, à vrai dire de toutes ou d’à peu près toutes. L’exécutif, en certains pays, est devenu pour ainsi dire hors contrôle. Il fait ce qu’il lui plaît. Il en va de même de la police, son bras armé. Elle a désormais quartier libre.
De la métaphore à l’injonction
On est donc dans la métaphore, mais en même temps au-delà de la métaphore. Camus décrivait le régime d’occupation en France entre 1940 et 1944. On ne dira pas que la France est aujourd’hui un pays occupé, ce serait excessif. Tout ce qui est excessif est insignifiant. Sauf, le soulignera-t-on assez, que les Français n’ont plus le droit aujourd’hui de sortir de chez eux, ou s’ils le font doivent disposer d’une attestation de déplacement dérogatoire : d’un passeport intérieur, autrement dit. C’est le cas même en pleine campagne ou à la montagne, là où, comme on sait, le risque d’attraper le virus ou de le communiquer est particulièrement présent et élevé. Si ce n’est pas un régime d’occupation, cela y ressemble beaucoup.
Abstrahere mentem a sensibus, disait Descartes. S’abstraire de ses sensations, c’est la démarche scientifique. On pourrait aussi dire : s’abstraire de la réalité. Tant il est vrai qu’on ne comprend bien la réalité qu’en la mettant à distance, en créant entre elle et nous un certain espace. C’est la démarche scientifique, mais c’est aussi celle des artistes et des écrivains. Dans le roman de Camus, la métaphore de la peste est ce qui crée cet espace. Étymologiquement parlant, une métaphore est un déplacement. En l’espèce, un déplacement s’opère donc, déplacement permettant de mettre la guerre à distance, partant aussi de mieux la comprendre : mieux, en tout cas, qu’on ne le ferait si l’on restait le nez collé dessus.
Le président Macron lui aussi, d’une certaine manière, se met à distance : il métaphorise la peste. Mais Macron n’est pas Camus. S’il se met ainsi à distance, ce n’est pas pour comprendre la réalité (en l’occurrence, la peste : qu’est-ce que cette peste ? D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui l’a ainsi rendue possible ? N’en serais-je pas moi-même aussi, pour une part, responsable ? Etc…), c’est pour lui en substituer une autre (la guerre). Par là même, le déplacement métaphorique est annulé. On ne se limite pas ici à comparer deux réalités l’une à l’autre. La seconde absorbe entièrement la première, en fait s’y substitue. La métaphore se transforme ainsi en injonction à agir, concrètement à se comporter comme si l’on était réellement en guerre (alors qu’en fait, on ne l’est pas : la guerre n’est qu’une métaphore).
Macron s’autorise ainsi de la métaphore pour nous faire aller au-delà de la métaphore. Il joue sur cette ambiguïté même de la guerre : la guerre, à la fois simple métaphore et guerre réelle, pour nous faire basculer de la première dans la seconde. C’est une opération politique. Pourquoi non, dira-t-on. Sauver des vies humaines n’a pas de prix. Soit l’on combat le virus, soit on ne la combat pas. Qui veut la fin veut les moyens. On connaît ce discours. Mais le but, en l’espèce, est-il seulement de combattre le virus ? Quand on voit aujourd’hui ce qui se passe, il n’est pas illégitime de se poser la question. On pourrait aussi s’interroger sur l’adéquation des moyens à la fin poursuivie. Est-ce bien en interdisant aux gens de sortir de chez eux qu’on combat le mieux la peste ? Beaucoup en doutent.
Où est passé l’argent ?
Dans le roman de Camus, il n’est que peu question des causes de la peste. À aucun moment les personnages du roman n’en viennent à se poser la question de savoir si le bacille est ou non naturel, s’il est ou non instrumentalisé, etc. On ne savait pas encore à l’époque ce qu’était le complotisme, à plus forte raison encore l’anticomplotisme. On pourrait, il est vrai, évoquer le personnage du P. Paneloux, qui dans ses prêches incite les gens qui l’écoutent à la repentance. Dieu se serait servi de la peste pour éclairer ses ouailles, les ramener dans le droit chemin. On est bien ici dans une forme de complotisme, le complotisme théologique. Mais le P. Paneloux n’occupe dans le roman qu’une place périphérique. On ne lui donne la parole que parce qu’il faut de tout pour faire un monde.
Camus ne s’occupe donc pas de savoir d’où vient ou non la peste. Ce n’est pas cela qui l’intéresse. Il ne croit pas non plus qu’on ait tellement prise sur elle : «Une fois de plus, elle (la peste) s’appliquait à dérouter les stratégies dressées contre elle, elle apparaissait aux lieux où on ne l’attendait pas pour disparaître de ceux de ceux où elle semblait déjà installée. Une fois de plus, elle s’appliquait à étonner» (1). Bref, elle fait ce qu’elle veut. C’est elle la plus forte. La peste n’a, en ce sens, rien à nous apprendre. On ne tiendrait peut-être plus aujourd’hui exactement le même langage. L’actuelle pandémie nous en apprend au contraire beaucoup, et sur beaucoup de choses : à commencer par l’état de nos défenses immunitaires. On pourrait à cet égard se demander si le mode de vie que mènent aujourd’hui les gens, le genre de nourriture qu’ils ingurgitent, sans parler de l’air qu’ils respirent, contribuent beaucoup à les renforcer (2).
Elle nous interpelle également sur les politiques menées depuis une trentaine d’années en matière hospitalière, politiques marquées par la tendance à privilégier les économies à tout prix. Ce qui est paradoxal, car jamais l’État n’a disposé d’autant d’argent qu’aujourd’hui. Mais c’est une réalité : le nombre de lits dans les hôpitaux n’a cessé de diminuer ces dernières années. Or, comme le relevait récemment l’économiste Gaël Giraud (3), moins on donne d’argent à l’hôpital public, plus nécessairement il y a de morts. Les « nouvelles politiques publiques » trouvent ici leurs limites. On pourrait aussi se demander où est passé l’argent. Certaines priorités, à tout le moins, seraient à revoir.
Toutes ces questions et d’autres encore sont absentes du roman de Camus. En revanche, il traite de sujets qu’on ne se donne plus aujourd’hui tellement la peine d’aborder : par exemple, pourquoi combattre la peste plutôt que ne pas la combattre ? Qu’est-ce qu’il y a de plus fort en l’homme, le bien ou le mal ? Le bien quand même, répond Camus. Mais cela reste à confirmer.
Notes
- La Peste, Gallimard, Folio, 1976, p. 258.
- Bonnes remarques à ce sujet de l’anthropologue Jean-Dominique Michel sur son blog de la Tribune de Genève (12 mars).
- RT France, dans l’émission « Interdit d’interdire », 24 mars.