L’écrivain Jean Raspail, qui était hospitalisé depuis décembre 2019, s’est éteint le samedi 13 juin 2020 à l’âge de 94 ans. Personnalité forte aux idées affirmées, Jean Raspail a suscité la controverse et fait œuvre de prophète avec son roman Le Camp des Saints (publié en 1973 et réédité en 2011), dans lequel il imaginait la submersion migratoire de l’Europe par l’arrivée en cargo d’un million de réfugiés venus d’Inde sur les côtes méditerranéennes.
À l’annonce de sa mort, l’AFP s’est fendue d’une dépêche indiquant que Jean Raspail était « admiré par les uns, décrié par les autres », qu’il « se défendait d’être d’extrême droite, se définissant comme royaliste, homme libre, jamais inféodé à un parti » en précisant qu’il « reconnaissait cependant être bien ultraréactionnaire, attaché à l’identité et au terroir et farouchement opposé au métissage », avant d’en venir à évoquer en seulement quelques lignes son immense parcours d’explorateur et d’écrivain.
Cette dépêche assez orientée a été reprise pratiquement telle quelle par Ouest-France, 20 Minutes, Paris Match ou encore Le Monde.
« Prophète du grand remplacement »
Pour Libération, Jean Raspail est avant tout le « prophète du grand remplacement », et l’annonce de sa mort a été une occasion de rappeler qu’il était un « écrivain à la considérable influence sur les extrêmes droites occidentales ». Ici, très peu d’éléments sur sa carrière littéraire. Bien qu’il soit mentionné qu’elle est riche d’une « quarantaine d’ouvrages », l’accent est mis ici sur la polémique autour du Camp des Saints, ouvrage au style « jugé inspiré par ses admirateurs, et par d’autres brutalement raciste » et dont il est précisé qu’il compte parmi ses lecteurs des personnalités comme Ronald Reagan, Samuel Huntigton (l’auteur du Choc des Civilisations), Steve Bannon (ancien conseiller de Donald Trump) ou encore Marine Le Pen.
Qualification identique de « prophète du grand remplacement » pour Le Monde qui produit un nouvel article dès le lendemain de son décès en précisant que « L’extrême droite perd son prophète un jour de manifestations antiracistes (…) ». Comme si cela ne suffisait pas à catégoriser le personnage, le quotidien ajoute même que « Des anciens de l’Œuvre française à ceux de la Nouvelle Droite, en passant par l’Action française et le Rassemblement national (RN, ex-Front national), au fil de l’après‑midi, c’est l’ensemble la famille nationaliste qui finit par se retrouver en ligne pour saluer celui qui « avait prophétisé dès 1973 l’effet destructeur de la culpabilisation et de l’antiracisme sur notre civilisation », selon l’ancien député européen frontiste et fondateur de la très identitaire Fondation Polemia, Jean-Yves Gallou ».
Pour Charlie Hebdo sous la plume de Jean-Yves Camus : « les identitaires perdent leur prophète », le Camp des Saints est « un livre raciste (…) le bréviaire de la génération nationaliste qui ne supporte ni le regroupement familial ni les lois contre le racisme » et Jean Raspail « inspire aussi la nouvelle génération des identitaires, (…) est leur prophète qui a prêché dans le désert. Il trouve un écho parce qu’il ne se contente pas de fustiger l’immigration non européenne : il parle du sentiment du déclin, de la supposée veulerie des « élites » qui débouche sur l’injonction faite aux Français de se repentir de leur histoire, de leur passé en tant que « Blancs ». Bref, de tout ce qui est en train de se réveiller à l’extrême droite, mais aussi au-delà, dans un contexte où l’indigénisme dans les minorités n’a pas fini d’exacerber les tensions ».
La encore, le seul élément retenu de la longue carrière de Jean Raspail reste l’obsession pour les débats qu’il y a eu autour du Camp des Saints.
Écrivain et explorateur
Du côté du Figaro, la tonalité a été différente et surtout plus mesurée. Le quotidien précise en effet que cet auteur « adoré par certains, maudit par d’autres » aura « marqué la littérature française de son univers », mais s’intéresse surtout à son parcours d’explorateur dans un papier assez fouillé qui fait la part belle à sa biographie et à sa vision du monde.
Le journal évoque ainsi ses nombreux voyages autour du monde ainsi que sa riche carrière d’écrivain certes marquée par la polémique autour du Camp des Saints, avant de revenir plus longuement sur son « amour pour la monarchie » tout en rappelant qu’il était « profondément chrétien » et « tenait à ses convictions ».
Dans la presse conservatrice en revanche, c’est plutôt l’écrivain-aventurier qui est célébré. Valeurs Actuelles rappelle ainsi que « l’explorateur passa la plus grande partie de sa vie à se promener de continent en continent et de siècle en siècle », rappelant son goût de la découverte pour « ceux qu’il appelait “les peuples perdus“ » et dont « retrouver la trace constituait l’unique but de ses voyages ».
Sous la signature de François Bousquet, la revue Éléments célèbre le consul général de Patagonie et son « rêve océanique, sa quête de restauration perdue, son exhortation au combat, à la résistance ». Ajoutant « Jean Raspail a rejoint le camp des saints et des héros. Gageons que, là où il est, il suit une fois de plus ses propres pas, selon la devise des Pikkendorff qu’il avait adoptée ».
Pour Thomas Morales dans Causeur « Avec Raspail, on prend le large, on traverse les continents, sans se trahir, sans faiblir dans un engagement catholique et royaliste, on trace sa route, indifférent aux modes et aux chaos en marche (…)».
Des obsèques qui rassemblent « toutes les branches de l’extrême-droite »
Les obsèques de Jean Raspail se sont déroulées le mercredi 17 juin 2020 en l’église Saint-Roch, à Paris. Selon L’Express, dans un article acide, cette cérémonie a « rassemblé toutes les branches de l’extrême droite française » et « aura réussi l’exploit d’unir le temps d’une matinée les multiples visages de la droite radicale », parmi lesquels « des royalistes, des catholiques militants, des réacs télégéniques, des anars de droites, des conservateurs… ». La journaliste spécialisée dans la « chasse à l’extrême-droite » Camille Vigogne Le Coat (portrait) décerne le titre de « roi de Patagonie » à Jean Raspail, ce dernier plus modestement ne se voulait que le consul général du royaume. L’époque où les journalistes lisaient encore des livres semble lointaine…
Pour L’incorrect, « c’est le peuple Patagon tout entier, attristé, qui s’était rassemblé pour l’entourer en l’Eglise Saint-Roch, ce mercredi 17 juin 2020, par la présence physique ou par la pensée». En référence, bien sûr, à l’un de ses plus célèbres romans : Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (prix de l’Académie française en 1981) qui narre l’histoire d’un avoué du Périgord parti fonder un royaume éphémère, entre 1860 et 1862, sur des terres à cheval entre le Chili et l’Argentine et dont Jean Raspail s’était auto-proclamé Consul Général.
Cette référence indissociable de la vie et de l’oeuvre de Jean Raspail est également reprise par le journaliste du Figaro Ivan Rioufol sur son blog, lorsqu’il décrit le cercueil « recouvert du drapeau bleu blanc vert de la Patagonie » et évoque les très nombreux « Patagons naturalisés par Jean Raspail (… ) à s’être retrouvés en cette ancienne église royale, jadis cure du Palais des Tuileries, pleine à craquer ».
Et pourtant, parmi cette foule, aucun grand média n’a daigné faire le déplacement pour les obsèques de cette figure de la littérature française comme le relève Gabrielle Cluzel pour Boulevard Voltaire : « Seul Le Figaro, en la personne du journaliste Vincent Roux, a retransmis en direct les obsèques sur sa chaîne YouTube. »
Elle poursuit en indiquant même que « le ministre de la Culture Franck Riester n’a pas lâché un mot pour lui rendre hommage. Pas un intellectuel de gauche, même avec la « distanciation sociale » d’usage, n’a daigné saluer son talent. Pas une figure connue de la bien-pensance ne s’est déplacée, ne serait-ce que pour montrer qu’il existe encore une élite intellectuelle libre en France. ».
Alors que sa disparition a été l’occasion pour toute une frange des médias classés à gauche de rappeler à quel point cet écrivain brillant aura été également l’un des plus clivants, le silence médiatique autour de ses obsèques démontre, une fois encore, qu’il est difficile d’exister hors de la pensée dominante.
Sur Camille Vigogne Le Coat de L’Express, voir également notre article où nous analysions sa manière d’exécuter Sylvain Tesson (présent aux obsèques de Jean Raspail)
Sur le nouveau format de L’Express voir notre analyse.