Quand une compagnie polonaise détenue à 27% par l’État rachète un groupe de presse polonais à ses propriétaires allemands, les journaux français parlent d’une seule voix : il s’agit d’une attaque contre la liberté de la presse.
Revue de presse française
Pour Libération, « C’est un coup dur supplémentaire pour la liberté de la presse en Pologne. Le parti ultra-conservateur Droit et justice (PiS), réélu à la tête du pays cet été, étend son contrôle sur les médias. » Et le journal de la gauche française de citer les réactions du chef de l’opposition libérale, Borys Budka, et du journal phare de la gauche libertaire polonaise, Gazeta Wyborcza.
Pour Le Monde, c’est « ‘Une journée noire pour la démocratie et le pluralisme de la presse’, ‘un attentat contre la liberté d’expression’, ‘une commercialisation de la propagande’. Telle est la substance des multiples commentaires qui ont suivi, mardi 8 décembre, le rachat, annoncé la veille, du consortium médiatique Polska Press, propriété de la société allemande Verlagsgruppe Passau, par le géant national de l’énergie polonais PKN Orlen. » Le Monde en profite pour se tromper sur la personne du PDG de PKN Orlen pour faire croire que l’actuel PDG est un ancien ministre du PiS (le PDG en question a en fait été remplacé en 2018). L’article porte pourtant la signature d’un Polonais : Jakub Iwaniuk a certes appris le journalisme en France mais il doit pourtant connaître sa langue natale puisqu’il a même fait un stage chez… Gazeta Wyborcza, journal avec lequel Le Monde a un partenariat dans le cadre du réseau Europa rassemblant plusieurs journaux de gauche européens.
Face aux deux grands journaux de gauche de la presse nationale française, le grand journal « de droite », Le Figaro, publie sur le même sujet un unique article rédigé par un certain Bartosz T. Wieliński de… Gazeta Wyborcza. Dans les colonnes du Figaro, le journaliste polonais du quotidien national le plus violemment anti-PiS de Pologne ne fait pas dans la dentelle, ce qui se reflète parfaitement dans le titre : « Une fois de plus, l’Allemagne vend des médias indépendants à des autocrates, une entaille à l’image d’Angela Merkel ».
Pourtant, au contraire de la presse française, la presse polonaise se caractérise par son pluralisme et les journaux français pourraient facilement varier leurs sources d’information s’ils avaient le même pluralisme…
De quoi s’agit-il ?
La compagnie pétrolière polonaise PKN Orlen, qui appartient, comme dit plus haut, à 27% à l’État polonais et pour le reste à des investisseurs privés, a à sa tête un PDG, Daniel Obajtek (et pas Wojciech Jasiński, comme le prétend Le Monde), proche du PiS. Or le PiS, arrivé au pouvoir à la faveur des élections législatives de l’automne 2015 et dont la majorité a été reconduite par les électeurs polonais en octobre 2019, n’a jamais caché son intention de repoloniser les médias polonais. Ceux-ci en effet, comme dans d’autres pays d’Europe de l’Est, avaient été, pour beaucoup, acquis par des groupes médiatiques occidentaux. Les gouvernements libéraux de Donald Tusk (à partir de 2007) avaient aggravé le phénomène en Pologne, notamment dans la presse régionale sur laquelle le groupe allemand Verlagsgruppe Passau avait, par l’intermédiaire de sa filiale Polska Press, doublé son emprise entre 2013 et 2014.
Plus que toute autre, c’était justement la très forte présence allemande dans les médias polonais qui inquiétait en Pologne, pour des questions de démocratie et de souveraineté. Les médias appartenant aux Allemands sont en effet souvent accusés de promouvoir un point de vue allemand et de favoriser les intérêts allemands, y compris quand il y a des élections, et les pays d’Europe occidentale, y compris l’Allemagne, n’accepteraient pas une telle présence étrangère dans leurs médias.
Il est ainsi reproché, par exemple, au journal régional silésien Dziennik Zachodni, propriété de Polska Press, de promouvoir le particularisme silésien et de favoriser les autonomistes aux forts accents germaniques de cette région revendiquée dans le passé par la Pologne et l’Allemagne.
Dans les conditions du Marché unique européen, il n’est toutefois pas aisé de repoloniser des médias, y compris en réfléchissant, comme le faisait le PiS, à une loi de déconcentration qui serait calquée, à en croire ses auteurs, sur le modèle en vigueur en France (qui n’est pourtant pas un modèle de déconcentration des médias).
Comme c’était au niveau de la presse régionale que la domination allemande était la plus pesante, le rachat du groupe Polska Press par PKN Orlen règle une grande partie du problème. Ce rachat, annoncé début décembre, devrait être finalisé en janvier si l’autorité polonaise de la concurrence donne son feu vert. Parions que ce sera le cas.
PKN Orlen étend ainsi son activité dans les médias puisque le groupe pétrolier avait déjà acquis les quelque 2000 kiosques à journaux du Polonais Ruch ainsi que l’agence médiatique Sigma Bis. La compagnie parle de projets à long terme de diversification dans le commerce de détail et d’optimisation des frais de marketing, grâce à l’acquisition d’un groupe médiatique fort de ses 20 journaux régionaux (sur 24 dans toute la Pologne), près de 150 hebdomadaires locaux et spécialisés, un journal gratuit distribué dans les grandes villes polonaises ainsi qu’environ 500 sites Internet spécialisés comptant plus de 17 millions d’utilisateurs en tout. La compagnie pétrolière annonce son intention d’investir dans le groupe Polska Press alors que celui-ci a enregistré en 2019 une baisse de 6,5% son chiffre d’affaires, à 398,44 millions de zlotys (environ 90 millions d’euros). En 2019, le nombre de salariés de la filiale polonaise de l’Allemand Verlagsgruppe Passau avait été réduit de 107 salariés pour atteindre 2 126.
Soros dans l’ombre
Mais pour Gazeta Wyborcza, dont George Soros est devenu indirectement actionnaire en 2016, ce rachat a uniquement pour but de transformer des médias jusqu’ici très critiques du PiS en agents de propagande du pouvoir. Les libéraux et la gauche évoquent une « poutinisation » des médias. Certains parlent d’une stratégie du pouvoir comparable à celle du Fidesz en Hongrie (pour autant que la situation médiatique hongroise soit le fruit d’une réelle stratégie), où la presse régionale est considérée comme proche du pouvoir (tandis que les médias nationaux sont très partagés).
Ce rachat se faisant de gré à gré aux conditions du marché, quel que soit le but réel de la transaction entre le Polonais PKN Orlen et l’Allemand Verlagsgruppe Passau, il sera difficile de l’empêcher. Avant comme après cette transaction, les médias polonais sont et seront de toute façon plus variés idéologiquement et politiquement que leurs homologues français. C’est d’ailleurs pour cela que, contrairement aux trois grands journaux nationaux français, ils exposent des visions concurrentes et parfois opposées du rachat par des capitaux polonais d’une partie des médias allemands en Pologne.