Rediffusion estivale. Première diffusion le 11 juin 2021
« Compter dans le temps de parole des politiques les éditorialistes les plus engagés ». L’idée peut paraître absurde mais elle a tout de même été avancée par un Député européen La République En Marche : Stéphane Séjourné. La mesure, qui a pour le moment peu de chances d’aboutir, vise naturellement les éditorialistes critiques vis-à-vis de la majorité macroniste.
Réformer les règles de l’audiovisuel français pour museler l’opposition ? Stéphane Séjourné, président de la délégation française Renaissance (groupe de La République En Marche au Parlement européen) et proche du président, a jeté un pavé dans la mare et propose ni plus ni moins le décompte de la parole des éditorialistes dont les idées politiques sont assez clairement exprimées. Pour étayer son propos il a évidemment cité le cas d’Éric Zemmour. Et pour cause : on imagine mal ce lieutenant du président citer le nom de l’éditorialiste Christophe Barbier qui affirmait en 2019 partager les mêmes idées qu’Emmanuel Macron… ou bien Thomas Legrand sur France Inter, bobo libéral libertaire assumé.
Une sortie qui ne doit rien au hasard
Si Stéphane Séjourné n’est pas un personnage médiatique de premier plan, il n’en demeure pas moins influent. Issu du premier cercle macronien, émanation de la jeune garde rapprochée de Dominique Strauss-Khan, dans sa forme plutôt gauchère, il est passé par l’UNEF et le PS. À ce propos, la journaliste du Figaro Eugénie Bastié reprend à son compte la formule de l’essayiste québécois Matthieu Bock-Côté pour qui « La gauche a tellement l’habitude de dominer que lorsqu’elle est contestée, elle se croit assiégée. ».
Ancien conseiller politique du président, Stéphane Séjourné a quitté le PS en 2016 (la même année que son compagnon de Pacs Gabriel Attal) pour participer à l’épopée électorale d’Emmanuel Macron. Conseiller du président jusqu’en 2018, il a repris officiellement cette fonction fin 2020 et dispose d’un bureau à l’Élysée. Loin d’être un électron libre, le personnage sait ce qu’il dit et est en contact permanent avec le président. Rappelons qu’il n’est pas revenu sur cette proposition après le — petit- tollé qu’elle a provoqué.
Un ballon d’essai ?
La crise sanitaire nous a appris à vivre avec la communication macroniste et ses fameux ballons d’essais. La méthode : annoncer une mesure, généralement impopulaire (confinement, fermeture des crèches), tester la réaction de l’opinion et avancer ou reculer selon cette réaction. À plus long terme, la méthode permet de banaliser une mesure d’apparence contradictoire avec le sens commun ou la culture d’une population. La même banalisation a pu être observée récemment avec la reconnaissance faciale dans les transports qu’on croyait pourtant réservée à la Chine communiste mais qui a gagné certains élus pas franchement communistes…
En proposant cette mesure extrême de décompter le temps de parole d’un éditorialiste, Stéphane Séjourné fait progresser une vision restrictive de la liberté d’expression. Cette banalisation des comportements de censure, en proposant le pire, ouvre la voie au moins pire, une logique éculée et efficace.
Une proposition qui ne passera pas maintenant
Dans l’immédiat, la suggestion du conseiller d’Emmanuel Macron n’a que peu de chances d’aboutir. Le président du CSA Roch-Olivier Maistre l’a d’ailleurs assez clairement expliqué. Dans les rangs de la majorité, un autre « historique » du clan Macron a dit ses réticences, en la personne de Stanislas Guérini, délégué général de LREM, pour qui une telle mesure irait à l’encontre de la loi de 1986 sur l’audiovisuel.
La mise en œuvre serait par ailleurs délicate car il s’agirait de rattacher les chroniqueurs.
En septembre 2020, la journaliste médias de France Inter Sonia Devillers avait alerté le CSA à ce sujet, évoquant des éditorialistes à la « parole éminemment polémique » comme Michel Onfray, Zineb El Rhazaoui, Rokhaya Diallo et Gabrielle Cluzel. La peur de cette journaliste libérale libertaire du service public étant, comme elle l’affirme elle-même, la « droitisation des plateaux ». L’immense majorité de la profession journalistique penchant à gauche, cette droitisation est (même à considérer le phénomène CNews) à relativiser, et la mesure pourrait faire boomerang.
La mise en application d’une comptabilisation du temps de parole paraît aussi très aléatoire tant les nuances politiques sont nombreuses (ainsi Éric Zemmour pourrait économiquement paraître très libéral en comparaison à Marine Le Pen et se trouver plus proche de certains cadres des Républicains).
Un autre problème est soulevé par le journal Marianne sous la plume du journaliste Hadrien Mathoux qui rappelle que « chaque journal, radio ou chaîne de télévision choisit sa ligne éditoriale, ses journalistes et ses invités, que ceux-ci plaisent au pouvoir ou non ». Natacha Polony a aussi rappelé qu’en appliquant une telle comptabilité, Emmanuel Macron n’aurait pas pu prendre la parole en 2017…
“Si l’on avait comptabilisé en temps de parole pour Emmanuel Macron toutes les interventions des éditorialistes qui lui étaient favorables en 2017, il n’est pas sûr qu’il eût disposé de la moindre minute d’expression lors de la dernière campagne présidentielle.” @hadrienmathoux https://t.co/3oFtz27a1n
— Natacha Polony (@NPolony) June 3, 2021
Un débat légitime sur l’éditorialisation de l’information
Si le curseur est, volontairement, poussé très loin par une journaliste de gauche comme Sonia Devillers et par le député européen Stéphane Séjourné, le débat sur la place des éditorialistes peut néanmoins être posé.
Depuis quelques années, les éditorialistes remplacent les politiques sur les plateaux : le phénomène Zemmour en est une illustration flagrante. Plus vendeur qu’une personnalité politique qui se doit d’être dans la retenue et ne peut pas « chercher le buzz » en permanence, l’éditorialiste ou le chroniqueur assure le spectacle en défendant un point de vue souvent plus dur que ce que ferait un responsable politique. Cette démarche participe plus généralement du phénomène de la politique spectacle qui appauvrit le débat et mène les ministres sur les plateaux de Cyril Hanouna, maintenant proposé par Marlène Schiappa pour arbitrer le futur débat de second tour de l’élection de 2022.