Dossier : Si les médias dits « mainstream » utilisent volontiers comme repoussoir les théories du complot et ceux qui s’en réclament, ils jouent pourtant un jeu trouble s’agissant de ce que l’on appelle communément le « conspirationnisme ». Exposant au grand jour les théories du complot les plus farfelues comme celles qui prospèrent autour des attentats du 11 septembre ou d’autres événements bien connus (Mort de Lady Diana, Affaire DSK, Explosion de l’usine AZF, Épidémies de H1N1, de SIDA ou de grippe aviaire, etc.), les faiseurs d’opinions évitent prudemment de parler des cercles de pouvoir, lobbys, et autres think tanks qui agissent dans l’ombre dans le but de favoriser une gouvernance mondiale, confisquant par là-même la démocratie. Les médias instrumentalisent ainsi bruyamment les théories du complot qui servent les intérêts qu’ils défendent, taisant dans le même temps celles qui leur semblent dangereuses. Bienvenue dans le complotisme à la carte des médias.
Autopsie du complotisme
Avant toute chose, il s’agir de définir ce qu’est une théorie du complot, et donc ce qu’elle n’est pas. Les complots ont existé de tout temps, ce que nul ne met en doute. Mais la notion de « théorie du complot » est plus large. La première analyse de ce concept est due au philosophe Karl Popper qui donne dans son livre « La société ouverte et ses ennemis » (1945) la définition suivante : « C’est l’opinion selon laquelle l’explication d’un phénomène social consiste en la découverte des hommes ou des groupes qui ont intérêt à ce qu’un phénomène se produise (parfois il s’agit d’un intérêt caché qui doit être révélé au préalable) et qui ont planifié et conspiré pour qu’il se produise. ». Plus généralement, on peut considérer qu’une théorie du complot est un récit mi-réel, mi-fictif tendant à démontrer, par un ensemble mêlant faits historiques et hypothèses invérifiables, qu’une caste minoritaire de « puissants » œuvre à faire évoluer le cours de l’histoire dans une direction unique et prédéfinie par elle, occultant au besoin la vérité en fonction de ses intérêts. On comprend alors mieux pourquoi les adeptes de théories du complot considèrent les médias comme le pivot de ce système, ces derniers servant à tromper le peuple sur les véritables objectifs des élites qui le gouvernent. Par ailleurs, il est important de distinguer ce qui relève du doute, tout à fait légitime, vis-à-vis d’une information « officielle », de ce qui tient, chez certains adeptes de ces théories, de la paranoïa pure et dure.
Les médias, cibles du conspirationnisme
Force est de constater que les théories du complot sont liés à la défiance croissante du public envers des médias à grande diffusion, et plus globalement envers toute forme de pouvoir. Un sondage, réalisé par Opinion Way après le second tour des élections présidentielles de 2012 (du 10 au 29 mai 2012) pour le compte du CEVIPOF (Centre d’Études Politiques de Sciences Po), concluait en effet que 51% des sondés estimaient que le gouvernement français n’était pas vraiment aux manettes et que c’étaient des forces occultes, donc inconnues, qui dirigaient réellement le pays en sous-main. Ce sondage faisait partie d’une plus large étude financée par un think tank britannique, Counterpoint. Au passage, le simple fait que ce dernier soit lui-même financé par l’Open Society, la fondation de l’homme d’affaires américain George Soros, laisse planer le doute sur son objectivité ! De même, cette étude proposait un « profilage » des adeptes du conspirationnisme, montrant notamment que les électeurs du Front National étaient les plus nombreux à adhérer à ces thèses. Le message était clair : Populisme et méfiance envers les médias sont intrinsèquement liés.
Internet, contre-pouvoir efficace
Ce rapport, consultable sur Internet, met ainsi en relief la méfiance croissante de tout un chacun envers la légitimité des médias en tant que source d’informations fiable. Profitant de ce contexte, le lieu où les théories du complot fleurissent le plus facilement, pour le meilleur et pour le pire, est désormais Internet, réel contre-pouvoir médiatique. On peut citer en exemple les innombrables théories du complot toutes plus farfelues les unes que les autres, comme celles qui font de la CIA et du Mossad les artisans des attentats du 11 septembre 2001 ou celles qui prétendent que l’homme n’a jamais mis les pieds sur le Lune ou que le SIDA est la résultante d’expérimentations médicales. Les théories du complot se développent d’abord pour contester les versions officielles d’un événement qui a fait la une des journaux. Elles naissent donc prioritairement en réaction contre les médias officiels. Les fausses informations régulièrement diffusées par les médias du fait de la reprise systématique par les journalistes de dépêches AFP sans vérification préalable de l’information (ce que Bourdieu appelait la « circulation circulaire de l’information »), comme on a pu le voir dans les affaires Merah, Outreau ou dans celle de la fausse agression antisémite sur le RER D en 2004, confortent le public dans l’idée que les médias mentent sciemment dans le but de garantir un statu quo et de protéger la classe dominante.
Le jeu trouble des médias
Au premier abord, tout paraît évident : Le « complotisme » serait un réflexe naturel autant que légitime des citoyens lambda qui cherchent ainsi à se protéger de l’enfumage des médias. Mais lorsqu’on étudie la question de manière plus approfondie, on se rend compte que tout cela n’est pas aussi simple. En réalité, les théories du complot peuvent être instrumentalisées lorsqu’elles vont dans le sens des intérêts du système que servent les médias. On constate en effet que le complotisme fait vendre. Le public se passionne volontiers pour ce qu’on peut considérer comme la face cachée de l’histoire. Il n’y a qu’à voir la passion du grand public pour les sociétés secrètes, notamment la secte des Illuminés de Bavière (ou Illuminatis) qui ont été redécouverts grâce au best-seller de Dan Brown, Da Vinci Code. De même, des hebdomadaires comme Le Nouvel Observateur, Le Point ou L’Express, consacrent deux ou trois fois par an leurs couvertures à la franc-maçonnerie, faisant de ce sujet un « marronnier » au même titre que les prix de l’immobilier, le classement des hôpitaux ou les villes de province où il fait bon vivre. D’autre part, le système n’hésite pas à faire monter au créneau des célébrités pour diffuser des théories conspirationnistes. On se rappelle en effet des déclarations tonitruantes de stars en manque de crédibilité comme Marion Cotillard, Jean-Marie Bigard ou Mathieu Kassovitz, affirmant que les attentats du 11 septembre étaient un « inside job », organisé par le gouvernement américain. Enfin, on se souvient qu’un conspirationniste comme Thierry Meyssan, aujourd’hui exilé en Syrie, avait été invité dans l’émission « Tout le monde en parle » de Thierry Ardisson en 2002 à l’occasion de son livre L’effroyable imposture et s’était vu ainsi offrir une tribune pour diffuser ses idées conspirationnistes. Les médias jouent donc un jeu trouble, montant en épingle des théories du complot peu crédibles mais séduisantes, ce qui permet de détourner l’attention des véritables cercles de pouvoir, lobbys et groupes d’influence. L’attrait du public pour le conspirationnisme bas de gamme, imputable à la fascination pour le scabreux et le secret, est à la fois une aubaine commerciale ainsi qu’un moyen de détourner l’attention du public des véritables arcanes du pouvoir. Pour le dire autrement, le conspirationnisme peut devenir à tout moment un outil de désinformation.
Double langage et enfumage des médias
Non seulement les médias jouent un jeu trouble mais ils ont adopté un double langage, afin de brouiller les pistes. A titre d’exemple, on peut citer le livre, très représentatif du discours des médias sur la question, d’un journaliste bien connu : Média Paranoïa (Seuil, 2009) de Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, membre du club Le Siècle, et éminent « médiacrate ». Ce dernier discrédite la méfiance légitime du peuple envers les médias en la qualifiant de maladie mentale, d’où la notion de « media paranoïa ». Le débat est donc clos avant d’avoir été ouvert. Toute remise en cause de l’objectivité médiatique est assimilée à de la paranoïa. Cela rappelle évidemment la sortie récente de Patrick Cohen, reprochant à Frédéric Taddéi d’inviter dans son émission « Ce soir (ou jamais !) » des personnages controversés comme Dieudonné, Alain Soral, Marc Edouard Nabe ou Tarik Ramadan qu’il qualifie de « cerveaux malades ». La stratégie est vieille comme le monde : Faire passer pour fous tous ceux dont la pensée dérange. Interrogé sur son livre dans « Les matins de France Culture » le 16 janvier 2009, Laurent Joffrin adoptait une stratégie typique des médias, déjà analysée en son temps par Roland Barthes dans son livre phare Mythologies (1957) sous la forme d’un adage : Avouer un peu de mal dispense de reconnaître un plus grand mal caché. Dans cette émission, Joffrin reconnaît en effet que « ce sont des gens riches (qui peuvent) financer des journaux, (que) donc évidemment il y a un déséquilibre qui s’instaure, puisque dans le capital des journaux, il y plutôt des gens industriels, des banquiers, des financiers, (et que) c’est vrai que le grand capital a un atout que les autres n’ont pas ». Cependant, soucieux de rappeler qu’il est avant tout là pour défendre l’image de sa profession, il s’empresse de rectifier le tir en ajoutant que « le réquisitoire repose bien souvent sur des idées reçues. On dit partout : les médias mentent ; ils sont sous contrôle ; ils propagent une “pensée unique” ; ils manipulent l’opinion. Heureusement pour la démocratie, ces idées sont pour l’essentiel fausses ou caricaturales ». Ce double langage qui est celui des médias concernant le « conspirationnisme » est une méthode simple pour enfumer le public : il plaide la bonne foi tout en s’abstenant de questionner les fondations du système médiatique.
Médias complices du « vrai » pouvoir
On constate en effet que des instances décisionnelles internationales comme le groupe Bilderberg, le Council on Foreign Relations (CFR) ou des sociétés secrètes comme le Bohemian Club sont très peu médiatisées. Idem pour un cercle franco-français comme Le Siècle qui n’est jamais évoqué publiquement. Il aura en effet fallu attendre les travaux d’Emmanuel Ratier, repris bien plus tard dans le documentaire de Gilles Balbastre, « Les nouveaux chiens de garde », pour que ce club soit porté à la connaissance de tous. Pour se renseigner sur ce type de groupes oligarchiques, il est nécessaire d’aller sur Internet car les médias officiels ne relaient pas ce type d’information. Ce silence révèle une stratégie qui est de détourner l’attention du public en médiatisant le conspirationnisme de bas étage afin de discréditer tout ce qui relève de la critique objective du pouvoir de l’hyper-classe mondiale. Dans ce cas, la théorie du complot, loin d’être subversive, joue un rôle de régulateur au service du système. En servant de repoussoir, cette dernière est instrumentalisée pour détourner l’attention du public d’un problème qui concerne tous les citoyens des démocraties occidentales : la confiscation du pouvoir au profit d’une oligarchie mondiale affranchie de toute pratique démocratique. Est ainsi considérée comme conspirationniste toute tentative de remettre en cause cette toute puissance des lobbys et groupes de pression. Et douter de l’objectivité dont font preuve les journalistes dans le traitement de l’information devient en soi douteux. A en croire des « spécialistes » autoproclamés comme Pierre-André Taguieff, ne serait-ce que s’intéresser au pouvoir du Club Bilderberg serait déjà mettre un pas dans le conspirationnisme et donc flirter en quelque sorte avec la bête immonde. En effet, ce dernier expliquait au journaliste Raphaël Enthoven dans l’émission de France Culture, « Les chemins de la connaissance », le 18 décembre 2009, à propos des journalistes d’investigation comme Edwy Plenel : « Ce sont des gens qui s’intéressent aux zones d’ombre, souterrain, crypte, caveau, nuit, tout cela c’est le complot. C’est l’imaginaire du complot. ».
Théories du complot et terrorisme intellectuel
Il y a de quoi frémir en entendant pareil argument. Ainsi toute tentative de comprendre le monde en esprit libre, sans se fier uniquement aux informations officielles diffusées par les médias, serait déjà du conspirationnsime ? Il n’y aurait donc aucune différence entre Edwy Plenel et Dieudonné ? Cet entretien entre Pierre-André Taguieff et Raphaël Enthoven sur France Culture, rapporté dans un article publié sur le site de l’Acrimed, est très révélateur de ce nouveau terrorisme intellectuel plaçant l’information médiatique au-dessus de tout. Ainsi, dans le même entretien radiophonique, Taguieff classe-t-il Pierre Bourdieu dans la catégorie des conspirationnistes, parlant ainsi de lui : « Bourdieu dénonce, par exemple, un gouvernement mondial invisible. Bon, manifestement, il cite un certain nombre d’organismes qui ressemblent beaucoup à des sociétés secrètes selon lui. Sa sociologie est une traduction plus ou moins jargonnante, en tout cas académique, d’une certaine théorie du complot, ce que Popper appelait la théorie sociologique du complot. ». On voit clair dans la rhétorique de Pierre-André Taguieff : faire passer pour conspirationniste (donc antisémite) tous ceux qui mettent en cause la toute-puissance de la caste médiatico-politique. Comble de l’ironie, Taguieff est le premier à crier au complot lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts d’Israël, comme dans l’affaire du reportage de Charles Enderlin sur France 2 concernant la mort de l’enfant palestinien Mohammed Al Dura en 2000 sous des tirs israéliens, dans laquelle il défend la thèse du CRIF selon lesquelles il s’agirait d’une mise en scène éhontée dans le but de diaboliser l’Etat hébreux et à défendre la cause palestinienne… Moins tranchée dans ses propos que Taguieff, une « journaliste » et militante politique comme Caroline Fourest tient à peu près le même discours, comme en témoigne le documentaire extrêmement partial et plein d’approximations, intitulé « Les obsédés du complot », qu’elle a consacré aux adeptes du conspirationnisme et qui a été diffusé sur Arte cette année.
Théorie du complot et point Godwin
Selon la rhétorique de ces « chiens de garde » des médias officiels, sont conspirationnistes ceux qui doutent des versions officielles et qui ne croient plus en l’objectivité des journalistes. Dans ce système de pensée, le terme de « conspirationniste » équivaut à celui de « négationniste ». Toute remise en question de l’idéologie mondialiste et libre échangiste est potentiellement antisémite dans son essence et passible de comparaison avec le nazisme. Par ailleurs, on constate que les médias officiels n’hésitent pas à faire du conspirationnisme lorsque cela sert les intérêts de la classe dirigeante. Ce fut en effet le cas dans l’affaire des tueries de Toulouse en 2012, survenue en pleine campagne présidentielle et à l’occasion de laquelle les médias n’hésitèrent pas à évoquer la piste de l’extrême droite sur la base de témoignages farfelus (notamment celui décrivant l’auteur des faits, portant pourtant un casque intégral avec visière opaque, comme « blond aux yeux bleus ») alors que Mohamed Merah, n’avait pas encore été formellement identifié. La théorie du complot n’est ainsi qu’un argument rhétorique pouvant être utilisé pour servir des idéologies très différentes, voire opposées, y compris pour servir l’intérêt de la classe dirigeante.
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