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Journalistes et politiques : la proximité jusque dans l’intime

14 juin 2013

Temps de lecture : 11 minutes
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Journalistes et politiques : la proximité jusque dans l’intime

Temps de lecture : 11 minutes

Le couple formé par le chef de l’État et une journaliste en vue représente l’illustration symptomatique de la complicité entre la classe politique et le monde médiatique. Exemple puisé au plus haut niveau de l’État, il est pourtant loin d’être isolé. Trop souvent confinés aux rubriques people, ces nombreux couples soulèvent la question de l’indépendance des journalistes. Et si ces deux professions n’en formaient plus qu’une seule ?

Selon la « ver­sion offi­cielle » qui s’étale régulière­ment dans les heb­dos dans le but de légitimer ces liaisons gênantes, le jour­nal­isme poli­tique français aurait hérité d’une tra­di­tion de séduc­tion, ini­tiée à la fin des années 1960 par Jean-Jacques Ser­van-Schreiber et Françoise Giroud à L’Ex­press. Le tan­dem à la tête de l’heb­do­madaire avait recruté à des­sein de jeunes et jolies femmes pour cou­vrir la poli­tique. Quoi de plus banal que cer­tains hommes suc­combent ain­si à leurs charmes ? D’après Cather­ine Nay, qui fai­sait par­tie de l’équipe de L’Ex­press avec Michèle Cot­ta. « Françoise Giroud pen­sait que des hommes se dévoil­eraient plus facile­ment devant des femmes. » Suiv­ant l’ex­em­ple de L’Ex­press, les rédac­tions poli­tiques se sont mis­es à embauch­er des femmes à par­tir des années 1970. La même Cather­ine Nay entre­tien­dra d’ailleurs une liai­son avec Albin Cha­lan­don. Quant à Michèle Cot­ta, le jour­nal­iste Renaud Rev­el qui vient de pub­li­er Les Ama­zones de la République (éd. First), estime qu’« un livre ne suf­fi­rait pas » à évo­quer sa car­rière politi­co-amoureuse ! Et de rap­pel­er la gêne des obser­va­teurs aver­tis quand elle ani­ma le débat télévisé du 24 avril 1988 entre François Mit­ter­rand et Jacques Chirac, deux hommes qu’elle avait « très bien con­nus » par le passé, ce qui lui don­nait un rôle d’arbitre « assez inso­lite »…

La même bourgeoisie libérale-libertaire

Selon Jean Qua­tremer, jour­nal­iste à Libéra­tion et auteur du livre Sexe, men­songes et médias, des raisons plus pro­fondes expli­queraient ces rap­proche­ments intimes, et notam­ment l’ho­mogénéi­sa­tion sociale et cul­turelle de plus en plus grande entre les jour­nal­istes et la classe dirigeante.

Qua­tremer con­state ain­si avec ironie que les jour­nal­istes d’au­jour­d’hui font Sci­ences-Po et une école de jour­nal­isme tan­dis que les hommes poli­tiques font Sci­ences-po et l’E­NA, dans des cur­sus uni­ver­si­taires for­matant les esprits à la même pen­sée unique. Il souligne égale­ment que les jour­nal­istes sont, comme les hommes poli­tiques, large­ment issus des class­es supérieures de la société. Ain­si 53 % des jour­nal­istes ont des par­ents cadres supérieurs ou équiv­a­lents con­tre 32 % des étu­di­ants et 18,5 % de la pop­u­la­tion mas­cu­line française. Poli­tiques et jour­nal­istes seraient donc prin­ci­pale­ment issus de la même bour­geoisie urbaine partageant les valeurs com­munes libérales lib­er­taires. Cette vision est partagée par Jean-François Kahn.

Dès 2001, il con­statait que les jour­nal­istes « dans leur immense majorité, sont issus du même milieu, for­més à la même école, fréquentent les mêmes espaces, por­teurs des mêmes valeurs, imprégnés du même dis­cours, façon­nés par la même idéolo­gie, struc­turés par les mêmes références ». Idéolo­gie que l’ancien patron de Mar­i­anne définit comme « de gauche libérale-lib­er­taire — un mélange de ral­liement pan-cap­i­tal­isme mon­di­al­isé et de pul­sions néo-soix­ante-huitardes syn­crétisées en rhé­torique de la moder­nité.»

Témoin de mariage

De fait, lorsque l’on observe les cou­ples politi­co-médi­a­tiques passés ou actuels les plus en vue, la prox­im­ité sociale, cul­turelle, idéologique qui les car­ac­térise sem­ble évi­dente. Ain­si du cou­ple Peil­lon-Ben­sa­hel : Nathalie Ben­sa­hel est née en sep­tem­bre 1960 à Casablan­ca (Maroc). Après être passée par la rue Saint-Guil­laume à Sci­ences-Po Paris, elle com­mence sa car­rière de jour­nal­iste à La Vie Française, puis elle rejoint La Tri­bune en 1985, intè­gre Libéra­tion en 1991 avant de rejoin­dre la rédac­tion du Nou­v­el Obser­va­teur où depuis 2008, elle est chef de ser­vice de la rubrique « Air du temps ». Depuis la nom­i­na­tion de son mari, Vin­cent Peil­lon, comme min­istre en mai 2012, elle ne s’occupe plus des ques­tions d’éducation et de poli­tique publique. Soulignons au pas­sage que Vin­cent Peil­lon est le frère d’An­toine Peil­lon qui est jour­nal­iste à La Croix

Autre cou­ple médi­ati­co-min­istériel, le cou­ple for­mé par Michel Sapin et Valérie de Sen­neville. Le cou­ple s’est mar­ié en décem­bre 2011 et avait pour témoin François Hol­lande. Michel Sapin et François Hol­lande sont en effet très proches, étant issus tous deux de la célèbre pro­mo­tion Voltaire de l’E­NA et ayant accom­pli ensem­ble leur ser­vice mil­i­taire. Valérie de Sen­neville (de son nom de jeune fille Valérie Scharre, divor­cée du vicomte Benoît Denis de Sen­neville) est tit­u­laire d’un DEA de droit inter­na­tion­al économique et d’une maîtrise de droit des affaires. Elle est égale­ment passée par l’IEP Paris où elle a obtenu un DEA de sci­ences poli­tiques, puis a exer­cé comme juriste d’en­tre­prise chez Goodyear et Seat avant d’in­té­gr­er, en 1991, La Vie judi­ci­aire pour dévelop­per sa par­tie rédac­tion­nelle. Dev­enue en 1997 jour­nal­iste spé­cial­isé dans l’entreprise et la finances au quo­ti­di­en économique L’Age­fi, elle rejoint Les Échos en 2000 comme jour­nal­iste judi­ci­aire où elle demande au comité d’indépen­dance édi­to­r­i­al de son jour­nal de s’ex­primer sur le rôle qui doit être désor­mais le sien.

Conflit d’intérêts

Audrey Pul­var fut, elle, la très médi­a­tique et très con­tro­ver­sée com­pagne d‘Arnaud Mon­te­bourg, 3ème homme de la pri­maire social­iste pour les prési­den­tielles de 2012 et min­istre du redresse­ment pro­duc­tif dans le gou­verne­ment de Ayrault, avant leur rup­ture en décem­bre 2012. Si elle n’est pas passée par la rue Saint-Guil­laume, elle sort de l’ESJ, autre sémi­naire du régime pour entr­er dans la presse parisi­enne. Mal­gré ses déné­ga­tions, Pul­var est une jour­nal­iste mil­i­tante, très proche du think tank social­iste Ter­ra Nova, dont le fon­da­teur était feu Olivi­er Fer­rand, intime d’Arnaud Mon­te­bourg. Audrey Pul­var pré­side au sein du think tank, une com­mis­sion sur le thème : « Le rôle de l’État sur le marché des médias » avec Louis Drey­fus et le pro­fesseur d’économie des médias (Paris II Pan­théon-Assas) Nathalie Sonnac. En juil­let 2012, elle était nom­mée à la tête du men­su­el Les Inrock­upt­ibles par Matthieu Pigasse, son pro­prié­taire, lequel était égale­ment vice-prési­dent de la banque Lazard, choisie par Bercy (dont dépend Mon­te­bourg) pour con­seiller le gou­verne­ment sur le pro­jet de créa­tion de la future Banque publique d’investissement… Comme on le voit, les cou­ples ain­si for­més par des hommes de pou­voir et des jour­nal­istes ali­mentent égale­ment les con­flits d’intérêts.

Journaliste ou politique ?

À droite cette fois-ci, Marie Druck­er a fait la cou­ver­ture des mag­a­zines au bras de François Baroin, alors qu’il était min­istre de l’Outre Mer. Marie Druck­er est un pur pro­duit de l’oli­garchie. Fille du dirigeant de télévi­sion Jean Druck­er, nièce du jour­nal­iste et ani­ma­teur de télévi­sion Michel Druck­er et cou­sine de l’ac­trice Léa Druck­er. Elle col­lec­tionne les hommes rich­es et célèbres, pas­sant de l’écrivain Marc Lévy à l’homme poli­tique François Baroin. Celui-ci, fils d’un grand maître du Grand Ori­ent, avait d’ailleurs été lui même jour­nal­iste au ser­vice poli­tique d’Europe 1 de 1988 à 1992. Avant de se met­tre en ménage avec Marie Druck­er, il était mar­ié à une jour­nal­iste de LCI, Valérie Bro­quisse dont il a eu trois enfants. Con­tin­u­ant sa quête d’hommes de la jet-set politi­co-médi­a­tique, elle le délaisse en 2009 pour établir une liai­son avec le ban­quier Matthieu Pigasse, dont la famille est très présente dans les médias : son oncle, Jean-Paul Pigasse a été directeur de la rédac­tion de L’Ex­press. Son frère, Nico­las Pigasse, est co-fon­da­teur du mag­a­zine Pub­lic, sa sœur, Vir­ginie Pigasse, a tra­vail­lé au mag­a­zine Globe et lui-même est patron des Inrock­upt­ibles


Maîtres du monde…

Daniela Lum­broso, issue d’une des prin­ci­pales familles de la dias­po­ra juive tunisi­enne, n’est pas mar­iée avec un homme poli­tique à pro­pre­ment par­ler, il n’en demeure pas moins que le cou­ple qu’elle forme avec Éric Ghe­bali, ancien secré­taire général de SOS Racisme et de l’Union des étu­di­ants juifs de France (UEJF) reste très proche du pou­voir. Comp­tant par­mi les fon­da­teurs des mag­a­zines Globe et du Cour­ri­er Inter­na­tion­al, ancien mem­bre du Con­seil nation­al du Par­ti social­iste, Éric Ghe­bali jouera un rôle act­if mais dis­cret en 2012, comme entremet­teur du can­di­dat et futur prési­dent François Hol­lande avec le milieu artis­tique (L’Express, 7 mai 2012) et fut l’un des organ­isa­teurs du meet­ing du Bourget.

« Anne Sin­clair fait fon­da­men­tale­ment par­tie de ce petit monde de con­nivence intel­lo-politi­co-médi­a­tique, dont elle ne com­prend même pas qu’il puisse énerv­er puisque c’est le sien », écrit Emmanuelle Ani­zon dans Téléra­ma en 2003. Dominique Strauss-Kahn épouse en troisièmes noces, en novem­bre 1991, Anne Sin­clair, alors jour­nal­iste à TF1 et présen­ta­trice de l’émis­sion poli­tique télévisée « 7 sur 7 », elle-même divor­cée du jour­nal­iste Ivan Lev­aï. Par­mi les témoins des mar­iés fig­ure la pro­duc­trice Rachel Kahn (épouse du jour­nal­iste Jean-François Kahn). Mem­bre du club Le Siè­cle, pro­fondé­ment engagé à gauche et mar­qué par ses racines juives, Anne Sin­clair incar­ne la gauche caviar ver­sion tape-à-l’œil (ou bling-bling comme on dira plus tard). Dans Belle et Bête, un livre paru début 2013, la juriste Marcela Iacub décrira Anne Sin­clair comme une femme per­verse con­sid­érant DSK comme « son caniche » et con­va­in­cue qu’elle et son mari font par­tie de la caste des « maîtres du monde »… En août 2012, suite aux déboires éroti­co-judi­ci­aires de DSK, Anne Sin­clair con­firme leur sépa­ra­tion avant de divorcer offi­cielle­ment en mars 2013.

Dominique Strauss Kahn ne restera pas seul longtemps, sa nou­velle con­quête est, comme Anne Sin­clair, une femme des médias. Myr­i­am L’Aouf­fir tra­vaille en effet à France Télévi­sions comme respon­s­able com­mu­ni­ca­tion online & social media mar­ket­ing. Née au Maroc où elle a passé toute sa jeunesse, elle prend en charge en 2007 les rela­tions extérieures à l’Ambassade du Maroc. Elle est aus­si con­nue au Maroc pour son engage­ment car­i­tatif dans l’as­so­ci­a­tion Juste pour Eux, dont elle a été la prési­dente entre 2004 et 2011, et dont on retrou­ve comme par­rain Gad Elmaleh (l’ex-com­pagnon de Marie Druck­er…). Le monde de l’élite est un village.

La politique étrangère de la France : une affaire de couple ?

Autre reine du P.A.F. à partager la vie d’un homme poli­tique, Chris­tine Ock­rent est issue de la haute bour­geoisie libérale belge. Son père, diplo­mate fut l’an­cien chef de cab­i­net du Pre­mier min­istre Paul-Hen­ri Spaak. Chris­tine Ock­rent passera, comme tant d’autres, sur les bancs de l’IEP Paris et effectuera une bril­lante car­rière dans la presse audio­vi­suelle. Elle est la pre­mière femme à présen­ter régulière­ment le jour­nal télévisé de 20 heures en France de 1981 à 1985 et reçoit le surnom de « reine Chris­tine ». C’est Nico­las Sarkozy lui-même qui choisira Chris­tine Ock­rent au poste de direc­trice générale de la future hold­ing France Monde, appelée à coif­fer l’audiovisuel extérieur pub­lic français (RFI, TV5Monde et France 24)… au moment même où son com­pagnon était min­istre des Affaires étrangères du gou­verne­ment Fil­lon ! Chris­tine Ock­rent est par ailleurs une fidèle du groupe Bilder­berg, mem­bre de l’In­ter­na­tion­al Cri­sis Group, une « ONG » réputée proche de l’OTAN financée en par­tie par des entre­pris­es privées, ain­si du l’Eu­ro­pean Coun­cil on For­eign Rela­tions, un think tank influ­ent en matière de poli­tique étrangère.

Les marquises de la République

Ces liaisons, qui ne se lim­i­tent pas à quelques cou­ples emblé­ma­tiques, mon­trent une véri­ta­ble endogamie, c’est à dire « le choix pri­or­i­taire de son époux ou de son épouse, de son com­pagnon ou de sa com­pagne au sein d’un même groupe ». Cette endogamie est révéla­trice de l’ex­trême prox­im­ité qui car­ac­térise désor­mais le « haut jour­nal­isme parisien » et la classe poli­tique. Loin d’être un con­tre pou­voir, le monde médi­a­tique fait désor­mais par­tie inté­grante du pou­voir par tout un éche­veau de rela­tions croisées. Un exem­ple car­ac­téris­tique de cette prox­im­ité con­cerne Christophe Bar­bi­er qui arbore tou­jours sa fameuse écharpe rouge. Inter­rogé à son sujet par Philippe Van­del sur France Info le 7 jan­vi­er 2010, il pré­ci­sait alors : « Sachez que celle que je porte aujourd’hui m’a été offerte par Car­la ». « Car­la » qui était, là encore, témoin à son mariage de Christophe Bar­bi­er en 2008, accom­pa­g­né du prési­dent de la République en per­son­ne… On imag­ine la cri­tique féroce qu’un jour­nal­iste peut exercer dans les colonnes de son jour­nal après de telles agapes en si bonne compagnie.

Face à la mul­ti­pli­ca­tion de ces liaisons amoureuses et des cou­ples qui s’é­tal­ent sous le feu des pro­jecteurs, ou plus dis­crète­ment dans le secret des alcôves, la ques­tion qui se pose est évidem­ment de savoir dans quelle mesure une jour­nal­iste vivant avec un min­istre ou un chef de par­ti peut tra­vailler de façon impar­tiale et crédi­ble. La réponse est mal­heureuse­ment évidente.

On a cou­tume de moquer les Cours d’An­cien Régime, où se pres­saient la noblesse pour décrocher charges et priv­ilèges. Les belles mar­quis­es pas­saient des bras d’un puis­sant à un autre. Aujour­d’hui, force est de con­stater que rien n’a changé. Les cour­tisanes sont rem­placées par les icônes médi­a­tiques en vue passées par les bonnes insti­tu­tions et partageant la même vision du monde que ceux dont elles parta­gent la couche. Dif­fi­cile dans ces con­di­tions de con­sid­ér­er la presse comme un con­tre pou­voir infor­mant les citoyens « en toute objectivité »…

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Crédit pho­to : Etolane via Flickr (cc)

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