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Cancel culture : à la Villa Médicis aussi

10 novembre 2021

Temps de lecture : 6 minutes
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Cancel culture : à la Villa Médicis aussi

Temps de lecture : 6 minutes

Nous avons déjà parlé de la culture de l’effacement venue d’Amérique, qui infecte l’édition (comme les livres pour enfant du Dr Seuss), le journalisme et maintenant le monde de l’art, y compris à la villa Médicis, navire amiral de la présence culturelle française à Rome. Nous reproduisons le début d’un savant article sur le sujet (3 novembre 2021) de La Tribune de l’Art, en mettant en lien l’article complet.

Voir aus­si : Autodafés au Cana­da, le wok­isme fait détru­ire 5000 livres

Nous pub­lions ce texte de Jérôme Dela­planche, ancien respon­s­able de l’histoire de l’art à la Vil­la Médi­cis dans la rubrique Débats, mais pour La Tri­bune de l’Art, il n’y a en réal­ité pas de débat. La can­cel cul­ture, ce mou­ve­ment venu des États-Unis et qui com­mence à s’implanter forte­ment en France jusque dans son sys­tème édu­catif — Sci­ences-Po représente un exem­ple typ­ique de cette dérive — n’a rien à faire dans le domaine du pat­ri­moine, de l’histoire de l’art et des musées, pas davan­tage qu’il n’est légitime dans quelque autre dis­ci­pline. Il va sans dire que La Tri­bune de l’Art s’y opposera tou­jours avec force comme nous l’avons déjà fait par exem­ple avec les destruc­tions ou le déboulon­nage des sculp­tures dans l’espace public.

La cancel culture infiltre la villa Médicis

Depuis quelques années, la cri­tique « décolo­niale » prend une ampleur gran­dis­sante au sein du dis­cours académique, et la Vil­la Médi­cis en subit aujourd’hui les assauts. Les splen­dides tapis­series des Indes qui ornent le Grand Salon (ill. 1) au cœur de la Vil­la sont en effet cri­tiquées car elles seraient « mar­quées par l’imaginaire colo­nial » selon la presse qui s’est fait écho de la protes­ta­tion de cer­tains pen­sion­naires hébergés par la pres­tigieuse insti­tu­tion [1]. Ces derniers exi­gent en effet le décrochage de la ten­ture suiv­ant en cela un type de reven­di­ca­tion de plus en plus fréquent : réclamer que l’on sup­prime ce qui offense. Ni la nou­velle prési­dente du Con­seil d’Administration de la Vil­la, Marie-Cécile Zin­sou, ni la con­seil­lère cul­ture de la Prési­dence de la République, Rima Abdul-Malak, n’ont encore cédé, se con­for­mant en cela à l’allocution d’Emmanuel Macron du 14 juin 2020 dis­ant que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son his­toire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulon­nera pas de stat­ues. » En même temps, Emmanuel Macron déclarait égale­ment le 18 avril 2021 qu’il fal­lait « décon­stru­ire notre his­toire ».

Ce qu’on appelle études décolo­niales (ou post-colo­nial stud­ies) ne sont pas des recherch­es uni­ver­si­taires comme d’autres – qui étudieraient, comme on pour­rait croire, le phénomène de la décoloni­sa­tion. Il s’agit en réal­ité d’un mil­i­tan­tisme poli­tique dont l’objectif unique est une mise en accu­sa­tion de l’Occident par une insis­tance obstinée sur son passé colo­nial et esclavagiste. La dimen­sion morale et psy­chologique est cen­trale dans la déf­i­ni­tion. L’objectif de l’approche « décolo­niale » n’est pas d’ordonner des faits dans une per­spec­tive his­torique mais de pronon­cer des juge­ments de valeur pour en défini­tive dire du mal de la civil­i­sa­tion occi­den­tale et unique­ment de celle-ci. Ce n’est pas une recherche de vérité mais un tra­vail de sape. Cette idéolo­gie pro­gresse aujourd’hui avec une vir­u­lence spec­tac­u­laire dans l’organisme déjà bien frag­ilisé (on dit « décon­stru­it ») de la pen­sée occi­den­tale [2].

Or, et c’est l’évidence même, l’esclavagisme, les con­quêtes ter­ri­to­ri­ales et la coloni­sa­tion sont des phénomènes mon­di­aux et tran­shis­toriques. L’Occident n’y a joué qu’une part ; l’Islam aux VIIe et VII­Ie siè­cles (le fameux Jihad, la guerre sainte) ou les Mon­gols de Gengis Kahn au XII­Ie siè­cle ont été bien plus act­ifs et bien plus ambitieux.

Les cités hel­léniques ont colonisé le bassin méditer­ranéen. Mar­seille est une colonie grecque.

L’Empire romain est le résul­tat de la coloni­sa­tion de l’Europe. La Gaule a été colonisée par Rome pen­dant cinq siè­cles pour son plus grand bien, per­me­t­tant ain­si le développe­ment de son économie et l’essor d’une nou­velle civil­i­sa­tion. Pour­tant, la con­quête de la Gaule par Jules César a entraîné la mort d’un mil­lion de Gaulois et la réduc­tion en esclavage de plus d’un mil­lion de personnes.

L’empereur du Mali au XIVe siè­cle, Mansa Mous­sa, est devenu un puis­sant empereur parce qu’il avait colonisé tous ses voisins lors de ses con­quêtes en l’Afrique de l’Ouest : Gam­bie, Guinée, Côte d’Ivoire, Mau­ri­tanie, Niger et Sénégal.

Les Arabes ont colonisé tout le Maghreb et l’Espagne. Ils sont restés sept cents ans en Espagne ce qui est bien plus que les 132 ans de la France en Algérie. Et ils sont tou­jours en place au Maghreb.

Le Québec est le résul­tat de la coloni­sa­tion de l’Amérique du Nord par la France.

Les Balka­ns et autres pays de la région ont été colonisés cinq siè­cles par l’Empire colo­nial ottoman jusqu’en 1913. (Ce sont donc des Européens colonisés par un empire musulman).

En Asie, le Japon a colonisé la Corée de 1910 à 1945.

La coloni­sa­tion est le mou­ve­ment naturel de l’histoire. Cha­cun fut colonisa­teur ou colonisé selon les péri­odes de l’Histoire, selon sa force.

Or, et c’est là tout l’enjeu, le pro­gres­sisme a réus­si à impos­er dans les esprits occi­den­taux une muta­tion par­a­dig­ma­tique cru­ciale : la force n’est plus une valeur pos­i­tive. Dès lors, les notions de con­quête, d’aventure, de puis­sance ne sont plus com­pris­es, elles ne sont plus morale­ment admis­es. La cri­tique de la coloni­sa­tion devient alors une volon­té de réécrire l’histoire à l’aune de la morale d’aujourd’hui.

Mais le véri­ta­ble coup de génie du pro­gres­sisme est d’avoir réus­si à faire que ce bas­cule­ment intel­lectuel s’applique unique­ment à l’histoire européenne. Les décolo­ni­aux peu­vent alors tenir à l’endroit des autres peu­ples un dis­cours vic­ti­maire, s’attachant à décrire sys­té­ma­tique­ment la souf­france des peu­ples dom­inés par les Occi­den­taux. Cette souf­france a existé, per­son­ne ne le con­teste, mais il y a une immense dif­férence entre étudi­er les sit­u­a­tions his­toriques, comme la souf­france des peu­ples dom­inés, et utilis­er cette souf­france pour accuser la civil­i­sa­tion occi­den­tale d’être ontologique­ment crim­inelle. Les décolo­ni­aux font comme si tous les peu­ples du monde n’avaient pas partagé cette aspi­ra­tion à la dom­i­na­tion et comme si beau­coup d’entre eux ne l’avaient pas un jour ou l’autre vio­lem­ment exercée.

L’histoire est alors instru­men­tal­isée pour devenir une arme morale : faire le partage entre le bien et le mal, entre les méchants et les gen­tils. Cette mora­line est désor­mais par­faite­ment assumée par cer­tains his­to­riens pro­gres­sistes. Ain­si, selon Sylvie Thé­nault, agrégée d’histoire et direc­trice de recherche au CNRS, s’exprimant à Sci­ence-Po : « Être his­to­rien, c’est don­ner de la sig­ni­fi­ca­tion au passé et en pro­pos­er une vision. Une fonc­tion de l’historien est de dis­tinguer le vrai du faux, mais aus­si le légitime de l’illégitime, les coupables des non-coupables. » En étant moral­iste, la lec­ture his­torique en devient extra­or­di­naire­ment car­i­cat­u­rale, biaisée et malhonnête.

Et ce car­ac­tère mal­hon­nête, biaisé et car­i­cat­ur­al ne se voit nulle part aus­si bien qu’avec l’absurde polémique autour de la ten­ture des Indes à la Vil­la Médicis.

Ces tapis­series décriraient-elles la dom­i­na­tion colo­niale de l’Occident qu’elles ne seraient que la tran­scrip­tion artis­tique d’une man­i­fes­ta­tion de sa force. Et la force n’est pas une ver­tu hon­teuse. Rap­pelons par ailleurs que la val­ori­sa­tion pat­ri­mo­ni­ale d’une œuvre d’art n’est pas la val­ori­sa­tion de son sujet.

La suite sur La Tri­bune de l’Art

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