« Papa, j’ai rétréci le groupe. Un slogan qui résume l’un des plus grands fiascos du capitalisme ». Cette phrase tirée du très bon livre d’Olivier Ubertalli, illustre parfaitement une histoire désolante. De Jean-Luc à Arnaud Lagardère, récit de la construction d’un empire et de sa destruction entre 1963 et 2003.
Jean-Luc ne gagne pas toujours mais construit jour après jour
Matra, la Mécanique Aviation Traction, la marque est bien oubliée et figure dans les musées de l’industrie. Pourtant la marque a représenté une épopée magnifique : la voiture Matra trois places, la V12 Matra qui remporte les 24h du Mans en 1972 avec Henri Pescarolo au volant, les missiles Matra, et surtout le superbe coup de la fusion en 1998/99 avec Aérospatiale pour donner naissance au groupe EADS/Airbus dont Lagardère (Jean-Luc) se retrouve actionnaire à 37%.
Jean-Luc Lagardère n’a pas connu que des succès, il échoue à bâtir une grande équipe de football à Paris, le Racing, une aventure terminée en 1989. Il ne réussit pas à reprendre TF1, raflé par Bouygues avec l’appui de Bernard Tapie et la nouvelle chaine La Cinq, lancée avec Berlusconi, sera un échec. Mais à côté, les montres Jaeger, le rachat d’Hachette, EADS déjà cité, les magazines et les médias (JDD, Le Point, Elle, Europe1, Match, Télé7jours, Moto journal etc), quelle moisson de réussites !
Hiver 2003 : passation de pouvoir
27 février 2003, Jean-Luc Lagardère se fait opérer pour une banale prothèse de hanche, à la Clinique du Sport, celle-ci a mauvaise réputation pour des infections nosocomiales quelques années plus tôt. L’opération se passe bien, il rentre chez lui. Le 8 mars il est transporté d’urgence à Lariboisière où il va mourir le 14 d’une encéphalomyélite aiguë, une maladie neurologique auto-immune. Selon sa volonté, son fils unique lui succède.
Arnaud Lagardère avait déjà une expérience dans le groupe avec un passage aux États-Unis chez l’éditeur Grolier, mais il n’était pas préparé à reprendre un groupe de quasi 50.000 personnes. Assez vite il se sépare des lieutenants de son père pour prendre son envol. Il rencontre — via Stéphane Fouks d’Havas — Ramzi Khiroun, ancien porte couteau de DSK qui l’aide à acquérir le Pré Catelan, siège du très chic Racing en 2006, il l’embauche l’année suivante et en fera son porteparole. Khiroun jouera auprès d’Arnaud le même rôle qu’il jouait auprès de DSK, celui qui éteint les incendies. Lorsque Richard Gasquet membre du Team Lagardère, est accusé de consommation de cocaïne à Miami, c’est Khiroun qui sème le doute sur l’accusation. Curieusement et à la surprise générale, Arnaud Lagardère déclare à l’occasion « Je n’ai jamais couché avec Richard Gasquet », ouvrant la voie à des doutes sur ses inclinations sexuelles.
Assez vite les foucades du nouveau patron entraînent le groupe vers des chemins incertains. Le groupe événementiel sportif Sportfive est acheté 865M€, au total plus d’un milliard d’euros sont investis et perdus dans le secteur. La vie privée du patron interroge les collaborateurs du groupe. Il épouse Jade, superbe mannequin belge d’une tête de plus que lui. Ils auront trois enfants, Nolan, Mila, Vila, on est en plein Walt Disney. À l’été 2011, Le Soir Magazine publie un reportage vidéo affligeant sur le couple. Un an plus tard en novembre 2012 la RTBF belge diffuse un reportage La belle, le milliardaire et la discrète qui fait plus que frôler le ridicule. En septembre 2014 les cadres d’Hachette sont réunis à Rome et attendent le patron. Il ne viendra pas « occupé ailleurs », occupé à l’anniversaire de Jade célébré sur les réseaux sociaux avec ballons en forme de cœur et petits fours.
Plus dure sera la chute
Arnaud Lagardère mène grand train. Il a un salaire élevé mais pas excessif pour le patron d’un grand groupe, salaire toutefois insuffisant. Il emprunte au Crédit Agricole. Beaucoup. Il fait verser de forts dividendes dont il profite. Mais la dette augmente, il doit appeler au secours Vincent Bolloré (ils sont voisins Villa Montmorency à Paris) et Bernard Arnault (ancien ami de son père). Les loups sont entrés dans la bergerie. Les actionnaires qataris le lâchent, le fonds Amber s’allie avec Bolloré, Vivendi lance une OPA amicale sur le groupe.
En 2003, le groupe Lagardère c’était 45.000 personnes et 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires ; en 2021 c’est 28.000 personnes et 5 milliards. Si le groupe n’avait gardé que 10% d’EADS (37% à la création), cette participation vaudrait à elle seule 9 milliards d’euros fin février 2022. Le très bon livre du journaliste du Point Olivier Ubertalli, d’une plume enlevée, se lit comme un roman. A la fin de la lecture deux mots viennent à l’esprit, quel gâchis !
Olivier Ubertalli, Grandeur et décadence de la maison Lagardère, Seuil, 2022, 19 €