La direction du Monde diplomatique est totalement indépendante de celle du Monde du trio Niel/Pigasse/Křetínský et cela se voit. Alors que les éditorialistes du quotidien – Sylvie Kauffmann étant un brillant exemple – répercutent les analyses américaines sans aucun esprit critique, les équipes du mensuel font preuve de plus de profondeur dans leur livraison d’avril 2022 qu’il faut acheter d’urgence.
La casserole russe
Sous la signature de Renaud Lambert, la comparaison de la casserole illustre l’engrenage de l’entrée en guerre de la Russie. Quand on pose une casserole d’eau froide sur le feu, il ne se passe rien jusqu’à 99 degrés Celsius, puis les bulles apparaissent et l’eau bout brusquement.
L’ancien conseiller diplomatique de Chirac, Maurice Gourdault-Montagne, raconte au micro d’Europe 1 (24 mars 2022) comment les américains ont sabordé en 2006 une proposition française de « neutralisation » de l’Ukraine. Allant voir la Secrétaire d’État américaine de l’époque, Condoleezza Rice, celle-ci lui répondit :
« Les Français ça commence à bien faire : vous nous avez bloqué pendant un certain temps l’adhésion de la première vague des pays de l’Europe centrale à l’OTAN, vous n’allez pas bloquer la deuxième vague ! ».
Le feu était mis sous la casserole russe, il a fallu 16 ans pour que l’eau bout.
Neutralité, souveraineté, équilibrisme géopolitique
Martine Bulard analyse les positions chinoises et indiennes dans le conflit, alors que Juliette Faure souligne le rôle des faucons de Moscou. Moscou où le pouvoir verrouille la liberté d’expression alors que de son côté l’UE emploie vis-à-vis de RT ou de Sputnik des méthodes de censure qu’elle condamne en Russie. Dans un papier sur « l’Europe face aux dilemmes de la souveraineté » Anne-Cécile Robert souligne que les velléités de souveraineté européenne sont toujours vues en complémentarité et sous la direction de l’Alliance atlantique. Philippe Descamps revient à nouveaux frais sur l’idée féconde de « neutralité, une arme pour la paix » et un article connexe rend compte du bouleversement induit sur le marché des hydrocarbures.
Voir aussi : Sylvie Kauffmann, portrait
Guerre nucléaire et guerre médiatique
Dans un dossier lumineux Olivier Zajec évalue les risques nucléaires, remarquant « qu’il existe un choix pire que tous les autres : affirmer que le responsable adverse est fou tout en considérant l’affrontement avec lui comme un jeu du dégonflé ». En dernière page Pierre Rimbert constate le « crash éditorial » autour de la guerre. Le spectacle a saisi la société toute entière, du sport à l’opéra, des échecs aux concours de chats, des médias libéraux aux médias conservateurs rappelant le mouvement vibrionique de la première guerre du golfe il y a trente ans ; « l’évènement total », procédant comme une réaction en chaine où l’information est nulle part et la propagande partout.
Un numéro indispensable à conserver et relire pour garder la tête froide dans ces temps de manque.
Le Monde diplomatique, avril 2022, 5,40 €, 28 pages dont un dossier de 12 pages sur le conflit.