Dans la version en ligne (mai/juin 2022) de la revue américaine Foreign Affairs, le très influent politologue néo-conservateur Robert Kagan vient de signer un article allant au-delà de la narration occidentale admise sur le conflit russo-ukrainien et intitulé « The Price of Hegemony: Can America Learn to Use Its Power? » [« Le prix de l’hégémonie : l’Amérique peut-elle apprendre à utiliser son pouvoir ? »]. Passé quasiment inaperçu en Europe, son article a de quoi interpeller, surtout lorsqu’on sait l’influence de Robert Kagan et la place qu’occupe la revue Foreign Affairs dans la politique étrangère américaine.
Guerre de l’information : Washington sort du bois
L’auteur de l’article ne passe pas par quatre chemins et annonce la couleur dès les premières lignes : « Bien qu’il soit obscène de blâmer les États-Unis pour l’attaque inhumaine de Poutine contre l’Ukraine, insister sur le fait que l’invasion n’a pas été provoquée induit en erreur. »
Pour préciser son propos, Robert Kagan va jusqu’à rappeler que Pearl Harbor fut la conséquence des efforts déployés par les États-Unis pour freiner l’extension japonaise sur le continent asiatique, alors que les attentats du 11 septembre furent en partie une réponse à la présence dominante des États-Unis au Moyen-Orient. Selon lui, il n’en serait pas autrement aujourd’hui : les choix russes sont une réponse à l’hégémonie croissante des États-Unis et de leurs alliés en Europe après la Guerre froide.
Mais ce n’est pas pour autant que Robert Kagan se met à expliquer que l’opération russe du 24 février est due à la menace exercée par les États-Unis sur la Russie. Kagan se refuse de souscrire à cette thèse et défend au contraire que la Russie est bien moins menacée par les Occidentaux que ne l’était l’Union soviétique.
En bon néo-conservateur, Robert Kagan voit dans la Russie une opportunité ratée. Il aurait aimé que la Russie soit aspirée par l’hégémonie américaine (par le fameux « ordre libéral ») dans les années 90. Cela n’ayant pas eu lieu, il aurait selon lui fallu tuer les velléités russes dans l’œuf, particulièrement en 2008 en Géorgie et en 2014 pour ce qui est de l’Ukraine. Taper à temps et si nécessaire très fort, tout le logiciel néo-conservateur. Un logiciel qui ne fonctionne pas, ce que Robert Kagan semble en réalité avouer lorsqu’il peine à convaincre sur la différence entre hégémonie et impérialisme, avouant au passage que le rejet que suscite son pays dans le monde est inquiétant.
Les États-Unis en Ukraine : pour gagner ou pour faire pourrir le conflit ?
Sur la situation actuelle en Ukraine, la position de Kagan est assez ambiguë. On comprend que, selon lui, il est trop tard pour le leadership américain, et que les ardeurs de la Russie auraient dû être tempérées plus en amont. Il plaide plutôt pour ne pas commettre les mêmes erreurs dans d’autres régions et lance : « Il est préférable pour les États-Unis de risquer la confrontation avec des puissances belligérantes lorsqu’elles en sont aux premiers stades de leur ambition et de leur expansion, et non après qu’elles ont déjà consolidé des gains substantiels. »
Cela voudrait dire que repousser les Russes en Ukraine n’est pas une priorité pour Washington. Kagan se fait d’ailleurs un plaisir de rappeler que, trois semaines avant l’indépendance de l’Ukraine, le président George H. W. Bush avait en 1991 dénoncé le « nationalisme suicidaire des indépendantistes ukrainiens. »
L’article de Robert Kagan précède — et en quelque sorte annonce — la visite du secrétaire d’État Antony Blinken et du secrétaire à la Défense des États-Unis Lloyd Austin en Ukraine le 25 avril 2022. Les propos tenus par le politologue américain résonnent comme un appel à lancé Washington à ne plus se cacher. La communication et le comportement de Washington dans la deuxième partie du mois d’avril témoignent assurément d’une Amérique entendant s’impliquer plus directement en Ukraine, ou du moins assumant son implication — qui n’est un secret pour personne, comme l’a récemment noté le grand reporter français Georges Malbrunot.
Plus s’impliquer sans aller à la confrontation directe pourrait laisser croire qu’un des scénarios envisagés par Washington consisterait à laisser durer et pourrir le conflit russo-ukrainien. Le fait qu’une figure de proue du néo-conservatisme américain, Robert Kagan, se mette à laisser de côté ce que sa famille de pensée lui enjoindrait de demander — sans que cela ne se produise forcément —, c’est-à-dire faire preuve de dureté réelle face à Vladimir Poutine, montre plusieurs choses : Washington est prêt à aller au-delà de sa traditionnelle logique de puissance, alors que le sort réel des Ukrainiens est à ses yeux quantité (très) négligeable.
La fin du néo-conservatisme au profit des davosiens ?
Au profit de quoi le dépassement de la logique néo-conservatrice traditionnelle se fait-il ? Faire durer le conflit serait avant tout une catastrophe pour les Ukrainiens, mais permettrait aussi d’entretenir le climat hystérique au sein du jeu politique européen, autrement dit de justifier sanctions et mesures économiques, qui, cela est déjà palpable, débouchent sur des tensions économiques, sociales, monétaires, alimentaires, etc.
Robert Kagan sait bien que la puissance américaine est en net recul au moins partiel. La question est de savoir si, non content de ce recul, et incapable d’utiliser les outils que les bons conseillers tel Kagan promeuvent depuis des décennies, Washington serait sorti de la traditionnelle logique géopolitique de puissance pour prendre sa part dans un projet d’une autre dimension. On pense par exemple à la manière dont mesures sanitaires et sanctions contre la Russie s’imbriquent pour laisser place au même terreau et aux mêmes conséquences : hystérie climatique, conditionnement mental et contrôle de la liberté d’expression, pénuries, restriction des libertés, saccage du tissu industriel, monnaie numérique, crise alimentaire, etc. En bref, tout ce qui se trouve dans la besace de la Quatrième révolution industrielle et de la Grande réinitialisation prônées par le Forum de Davos.
À ce stade, difficile de confirmer cette hypothèse selon laquelle un pourrissement volontaire de la guerre en Ukraine servirait à la mise en place de ce nouveau type de mondialisation pensé à Davos. En ce qu’il est une des personnes les mieux renseignées aux États-Unis et un homme d’une grande influence sur la politique étrangère US, Robert Kagan a sans doute un début de réponse à cette question.
Voir aussi : Liste des Young Leaders de la French American Foundation
Le fait qu’Israël, un pays qui compte énormément pour les néo-conservateurs américains, se détourne désormais sans vergogne du dollar pour se rapprocher de la sphère chinoise — alors que bien évidemment l’État hébreu se moque de la politique occidentale suicidaire de sanctions, à laquelle il ne participerait pour rien au monde — apporte un début de confirmation à cette hypothèse du glissement de Washington du néo-conservatisme vers la régionalisation de la mondialisation façon Davos.
Robert Kagan n’est pas n’importe qui
Robert Kagan est l’époux de Victoria Nuland, diplomate américaine actuellement responsable des Affaires politiques auprès du secrétaire d’État Antony Blinken depuis le 3 mai 2021. Victoria Nuland a été ambassadeur des États-Unis à l’OTAN (juin 2005-mai 2008), porte-parole du Secrétariat d’État (mai 2011-avril 2013) et sous-secrétaire d’État en charge de l’Europe et de l’Eurasie (septembre 2013-janvier 2017).
Fille de Sherwin B. Nuland, chirurgien et écrivain d’origine juive ukrainienne, elle a été aux premières loges des évènements à Kiev en 2013–2014. Grâce à un enregistrement ayant fuité en 2017, sur lequel on peut entendre Victoria Nuland, on sait désormais que le coup d’État ukrainien de 2014 était piloté par les États-Unis. Au beau milieu des événements de février 2014, Victoria Nuland avait donné son avis sur l’Union en ces termes : « Fuck the EU! » Victoria Nuland a par ailleurs récemment déclaré, lors d’une audition parlementaire, que les États-Unis :
Putin has the blood of thousands of Ukrainians and thousands of his own soldiers’ lives on his hands. The United States and our Allies and partners remain #UnitedWithUkraine and will keep increasing the pressure on the Kremlin until this brutality comes to an end. pic.twitter.com/j2utkzYvvP
— Under Secretary Victoria Nuland (@UnderSecStateP) March 25, 2022
Son mari Robert Kagan, qui descend par son père d’une famille juive lituanienne, n’est pas moins impliqué dans l’appareil d’État US. Considéré comme étant le chef de file des néo-conservateurs et un adepte fidèle de l’interventionnisme de son pays pour la défense de l’ « ordre libéral », Robert Kagan est depuis le milieu des années 80 un personnage incontournable des arcanes de la politique étrangère US.
Républicain jusqu’à son soutien apporté à Hillary Clinton en 2016, Robert Kagan est le co-fondateur du think-thank PNAC (Project for the New American Century — Projet pour le nouveau siècle américain — créé en 1996 et dissous en 2006) ayant joué un grand rôle dans le façonnement de la politique étrangère US sous la présidence de George W. Bush — une organisation dont les principes fondateurs ont été signés notamment par Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Elliot Abrams, Jeb Bush, Eliot A. Cohen, Paula Dobriansky, Aaron Friedberg et Francis Fukuyama.
Le PNAC a joué un rôle de premier plan dans l’intervention américaine en Irak en 2003, alors qu’il a été établi que les informations diffusées par Robert Kagan dans le Weekly Standard dès janvier 2002 concernant l’Irak et Saddam Hussein étaient fausses (allégations concernant le soutien apporté par le dirigeant irakien à un camp d’entrainement de terroristes sur le sol irakien et des prétendus liens entre les services irakiens et le terroriste Mohammed Atta avant le 11 septembre 2001).
Robert Kagan a eu ou a encore de l’influence dans toutes les chapelles ayant un poids sur l’orientation de la politique étrangère des États-Unis : la fondation Carnegie, la Brookings Institution, le think-thank Council of Foreign Relations et le Bureau politique des Affaires étrangères (sous présidence démocrate et républicaine).
L’influent politologue américain est également éditorialiste au Washington Post et contribue aux journaux et revues suivants : The New York Times, The Wall Street Journal, Commentary, World Affairs, Policy Review et Foreign Affairs.
Foreign Affairs, la voix de Washington
Fondé en 1922, Foreign Affairs est un bimestriel, disposant aussi d’une version en ligne, traitant de politique internationale, est publié par le think-thank Council of Foreign Relations.
Ce magazine réunit la crème des universitaires, des diplomates et des dirigeants politiques américains en charge de la politique étrangère US. L’influence de ce magazine est considérable et Foreign Affairs est connu pour avoir publié des articles qui ont fait date, comme par exemple, en 1993, « The Clash of Civilizations » de Samuel P. Huntington.
Ont notamment écrit dans cette revue : Hillary Clinton, Donald H. Rumsfeld, Colin L. Powell, David Petraeus, Zbigniew Brzezinsky, Joseph Nye, Henry Kissinger ou encore Woodrow Wilson, John Forster Dulles et Elihu Root, auteur de l’article de première page du premier numéro en 1922 et secrétaire d’État de Theodore Roosevelt.
Le think-thank publiant la revue, Council of Foreign Relations, existe depuis 1921 et a aujourd’hui pour président Richard N. Haas, diplomate ayant travaillé avec Bush père et fils et Colin L. Powell, et ayant critiqué le retrait des troupes d’Afghanistan sous la présidence Biden. Les plus de 5000 membres de cette organisation comptent d’anciens dirigeants politiques, des banquiers, des personnalités de la presse et des médias, d’anciens directeurs de la CIA, des juristes et des universitaires.
Le chairman du Comité de Council of Foreign Relations n’est autre que David M. Rubinstein, co-fondateur et co-président du Carlyle Group (société de gestion de capitaux ayant notamment géré la fortune de la famille Ben Laden), vice-président du Comité de la Brookings Institution et président du Club économique de Washington.
Foreign Affairs est, depuis ses débuts il y a siècle, inextricablement lié au Département d’État américain et aux couches de l’appareil US responsables de la politique étrangère de Washington.
À propos du rôle de Robert Kagan et de Bill Kristol dans l’équipe anti-fake news de Facebook, voir aussi : Facebook choisit The Weekly Standard pour compléter son équipe anti-fake news