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Ukraine : Robert Kagan passe aux aveux dans Foreign Affairs

5 mai 2022

Temps de lecture : 10 minutes
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Ukraine : Robert Kagan passe aux aveux dans Foreign Affairs

Temps de lecture : 10 minutes

Dans la version en ligne (mai/juin 2022) de la revue américaine Foreign Affairs, le très influent politologue néo-conservateur Robert Kagan vient de signer un article allant au-delà de la narration occidentale admise sur le conflit russo-ukrainien et intitulé « The Price of Hegemony: Can America Learn to Use Its Power? » [« Le prix de l’hégémonie : l’Amérique peut-elle apprendre à utiliser son pouvoir ? »]. Passé quasiment inaperçu en Europe, son article a de quoi interpeller, surtout lorsqu’on sait l’influence de Robert Kagan et la place qu’occupe la revue Foreign Affairs dans la politique étrangère américaine.

Guerre de l’information : Washington sort du bois

L’auteur de l’article ne passe pas par qua­tre chemins et annonce la couleur dès les pre­mières lignes : « Bien qu’il soit obscène de blâmer les États-Unis pour l’attaque inhu­maine de Pou­tine con­tre l’Ukraine, insis­ter sur le fait que l’invasion n’a pas été provo­quée induit en erreur. »

Pour pré­cis­er son pro­pos, Robert Kagan va jusqu’à rap­pel­er que Pearl Har­bor fut la con­séquence des efforts déployés par les États-Unis pour frein­er l’extension japon­aise sur le con­ti­nent asi­a­tique, alors que les atten­tats du 11 sep­tem­bre furent en par­tie une réponse à la présence dom­i­nante des États-Unis au Moyen-Ori­ent. Selon lui, il n’en serait pas autrement aujourd’hui : les choix russ­es sont une réponse à l’hégémonie crois­sante des États-Unis et de leurs alliés en Europe après la Guerre froide.

Mais ce n’est pas pour autant que Robert Kagan se met à expli­quer que l’opération russe du 24 févri­er est due à la men­ace exer­cée par les États-Unis sur la Russie. Kagan se refuse de souscrire à cette thèse et défend au con­traire que la Russie est bien moins men­acée par les Occi­den­taux que ne l’était l’Union soviétique.

En bon néo-con­ser­va­teur, Robert Kagan voit dans la Russie une oppor­tu­nité ratée. Il aurait aimé que la Russie soit aspirée par l’hégémonie améri­caine (par le fameux « ordre libéral ») dans les années 90. Cela n’ayant pas eu lieu, il aurait selon lui fal­lu tuer les vel­léités russ­es dans l’œuf, par­ti­c­ulière­ment en 2008 en Géorgie et en 2014 pour ce qui est de l’Ukraine. Taper à temps et si néces­saire très fort, tout le logi­ciel néo-con­ser­va­teur. Un logi­ciel qui ne fonc­tionne pas, ce que Robert Kagan sem­ble en réal­ité avouer lorsqu’il peine à con­va­in­cre sur la dif­férence entre hégé­monie et impéri­al­isme, avouant au pas­sage que le rejet que sus­cite son pays dans le monde est inquiétant.

Les États-Unis en Ukraine : pour gagner ou pour faire pourrir le conflit ?

Sur la sit­u­a­tion actuelle en Ukraine, la posi­tion de Kagan est assez ambiguë. On com­prend que, selon lui, il est trop tard pour le lead­er­ship améri­cain, et que les ardeurs de la Russie auraient dû être tem­pérées plus en amont. Il plaide plutôt pour ne pas com­met­tre les mêmes erreurs dans d’autres régions et lance : « Il est préférable pour les États-Unis de ris­quer la con­fronta­tion avec des puis­sances bel­ligérantes lorsqu’elles en sont aux pre­miers stades de leur ambi­tion et de leur expan­sion, et non après qu’elles ont déjà con­solidé des gains substantiels. »

Cela voudrait dire que repouss­er les Russ­es en Ukraine n’est pas une pri­or­ité pour Wash­ing­ton. Kagan se fait d’ailleurs un plaisir de rap­pel­er que, trois semaines avant l’indépendance de l’Ukraine, le prési­dent George H. W. Bush avait en 1991 dénon­cé le « nation­al­isme sui­cidaire des indépen­dan­tistes ukrainiens. »

L’article de Robert Kagan précède — et en quelque sorte annonce — la vis­ite du secré­taire d’État Antony Blinken et du secré­taire à la Défense des États-Unis Lloyd Austin en Ukraine le 25 avril 2022. Les pro­pos tenus par le poli­to­logue améri­cain réson­nent comme un appel à lancé Wash­ing­ton à ne plus se cacher. La com­mu­ni­ca­tion et le com­porte­ment de Wash­ing­ton dans la deux­ième par­tie du mois d’avril témoignent assuré­ment d’une Amérique enten­dant s’impliquer plus directe­ment en Ukraine, ou du moins assumant son impli­ca­tion — qui n’est un secret pour per­son­ne, comme l’a récem­ment noté le grand reporter français Georges Mal­brunot.

Plus s’impliquer sans aller à la con­fronta­tion directe pour­rait laiss­er croire qu’un des scé­nar­ios envis­agés par Wash­ing­ton con­sis­terait à laiss­er dur­er et pour­rir le con­flit rus­so-ukrainien. Le fait qu’une fig­ure de proue du néo-con­ser­vatisme améri­cain, Robert Kagan, se mette à laiss­er de côté ce que sa famille de pen­sée lui enjoindrait de deman­der — sans que cela ne se pro­duise for­cé­ment —, c’est-à-dire faire preuve de dureté réelle face à Vladimir Pou­tine, mon­tre plusieurs choses : Wash­ing­ton est prêt à aller au-delà de sa tra­di­tion­nelle logique de puis­sance, alors que le sort réel des Ukrainiens est à ses yeux quan­tité (très) négligeable.

La fin du néo-conservatisme au profit des davosiens ?

Au prof­it de quoi le dépasse­ment de la logique néo-con­ser­va­trice tra­di­tion­nelle se fait-il ? Faire dur­er le con­flit serait avant tout une cat­a­stro­phe pour les Ukrainiens, mais per­me­t­trait aus­si d’entretenir le cli­mat hys­térique au sein du jeu poli­tique européen, autrement dit de jus­ti­fi­er sanc­tions et mesures économiques, qui, cela est déjà pal­pa­ble, débouchent sur des ten­sions économiques, sociales, moné­taires, ali­men­taires, etc.

Robert Kagan sait bien que la puis­sance améri­caine est en net recul au moins par­tiel. La ques­tion est de savoir si, non con­tent de ce recul, et inca­pable d’utiliser les out­ils que les bons con­seillers tel Kagan promeu­vent depuis des décen­nies, Wash­ing­ton serait sor­ti de la tra­di­tion­nelle logique géopoli­tique de puis­sance pour pren­dre sa part dans un pro­jet d’une autre dimen­sion. On pense par exem­ple à la manière dont mesures san­i­taires et sanc­tions con­tre la Russie s’imbriquent pour laiss­er place au même ter­reau et aux mêmes con­séquences : hys­térie cli­ma­tique, con­di­tion­nement men­tal et con­trôle de la lib­erté d’expression, pénuries, restric­tion des lib­ertés, saccage du tis­su indus­triel, mon­naie numérique, crise ali­men­taire, etc. En bref, tout ce qui se trou­ve dans la besace de la Qua­trième révo­lu­tion indus­trielle et de la Grande réini­tial­i­sa­tion prônées par le Forum de Davos.

À ce stade, dif­fi­cile de con­firmer cette hypothèse selon laque­lle un pour­risse­ment volon­taire de la guerre en Ukraine servi­rait à la mise en place de ce nou­veau type de mon­di­al­i­sa­tion pen­sé à Davos. En ce qu’il est une des per­son­nes les mieux ren­seignées aux États-Unis et un homme d’une grande influ­ence sur la poli­tique étrangère US, Robert Kagan a sans doute un début de réponse à cette question.

Voir aus­si : Liste des Young Lead­ers de la French Amer­i­can Foundation

Le fait qu’Israël, un pays qui compte énor­mé­ment pour les néo-con­ser­va­teurs améri­cains, se détourne désor­mais sans ver­gogne du dol­lar pour se rap­procher de la sphère chi­noise — alors que bien évidem­ment l’État hébreu se moque de la poli­tique occi­den­tale sui­cidaire de sanc­tions, à laque­lle il ne par­ticiperait pour rien au monde — apporte un début de con­fir­ma­tion à cette hypothèse du glisse­ment de Wash­ing­ton du néo-con­ser­vatisme vers la région­al­i­sa­tion de la mon­di­al­i­sa­tion façon Davos.

Robert Kagan n’est pas n’importe qui

Robert Kagan est l’époux de Vic­to­ria Nuland, diplo­mate améri­caine actuelle­ment respon­s­able des Affaires poli­tiques auprès du secré­taire d’État Antony Blinken depuis le 3 mai 2021. Vic­to­ria Nuland a été ambas­sadeur des États-Unis à l’OTAN (juin 2005-mai 2008), porte-parole du Secré­tari­at d’État (mai 2011-avril 2013) et sous-secré­taire d’État en charge de l’Europe et de l’Eurasie (sep­tem­bre 2013-jan­vi­er 2017).

Fille de Sher­win B. Nuland, chirurgien et écrivain d’origine juive ukraini­enne, elle a été aux pre­mières loges des évène­ments à Kiev en 2013–2014. Grâce à un enreg­istrement ayant fuité en 2017, sur lequel on peut enten­dre Vic­to­ria Nuland, on sait désor­mais que le coup d’État ukrainien de 2014 était piloté par les États-Unis. Au beau milieu des événe­ments de févri­er 2014, Vic­to­ria Nuland avait don­né son avis sur l’Union en ces ter­mes : « Fuck the EU! »  Vic­to­ria Nuland a par ailleurs récem­ment déclaré, lors d’une audi­tion par­lemen­taire, que les États-Unis :

 « tra­vail­laient avec les Ukrainiens sur les manières d’éviter que [des] matéri­aux liés à la recherche puis­sent tomber aux mains des forces russ­es si elles devaient s’en approcher». « L’Ukraine dis­pose d’installations de recherche biologique, et nous sommes assez inqui­ets de la pos­si­bil­ité que les forces russ­es ten­tent d’en pren­dre le con­trôle. »

Son mari Robert Kagan, qui descend par son père d’une famille juive litu­ani­enne, n’est pas moins impliqué dans l’appareil d’État US. Con­sid­éré comme étant le chef de file des néo-con­ser­va­teurs et un adepte fidèle de l’interventionnisme de son pays pour la défense de l’ « ordre libéral », Robert Kagan est depuis le milieu des années 80 un per­son­nage incon­tourn­able des arcanes de la poli­tique étrangère US.

Répub­li­cain jusqu’à son sou­tien apporté à Hillary Clin­ton en 2016, Robert Kagan est le co-fon­da­teur du think-thank PNAC (Project for the New Amer­i­can Cen­tu­ry — Pro­jet pour le nou­veau siè­cle améri­cain — créé en 1996 et dis­sous en 2006) ayant joué un grand rôle dans le façon­nement de la poli­tique étrangère US sous la prési­dence de George W. Bush — une organ­i­sa­tion dont les principes fon­da­teurs ont été signés notam­ment par Dick Cheney, Don­ald Rums­feld, Paul Wol­fowitz, Elliot Abrams, Jeb Bush, Eliot A. Cohen, Paula Dobri­an­sky, Aaron Fried­berg et Fran­cis Fukuyama.

Le PNAC a joué un rôle de pre­mier plan dans l’intervention améri­caine en Irak en 2003, alors qu’il a été établi que les infor­ma­tions dif­fusées par Robert Kagan dans le Week­ly Stan­dard dès jan­vi­er 2002 con­cer­nant l’Irak et Sad­dam Hus­sein étaient fauss­es (allé­ga­tions con­cer­nant le sou­tien apporté par le dirigeant irakien à un camp d’entrainement de ter­ror­istes sur le sol irakien et des pré­ten­dus liens entre les ser­vices irakiens et le ter­ror­iste Mohammed Atta avant le 11 sep­tem­bre 2001).

Robert Kagan a eu ou a encore de l’influence dans toutes les chapelles ayant un poids sur l’orientation de la poli­tique étrangère des États-Unis : la fon­da­tion Carnegie, la Brook­ings Insti­tu­tion, le think-thank Coun­cil of For­eign Rela­tions et le Bureau poli­tique des Affaires étrangères (sous prési­dence démoc­rate et républicaine).

L’influent poli­to­logue améri­cain est égale­ment édi­to­ri­al­iste au Wash­ing­ton Post et con­tribue aux jour­naux et revues suiv­ants : The New York Times, The Wall Street Jour­nal, Com­men­tary, World Affairs, Pol­i­cy Review et For­eign Affairs.

Foreign Affairs, la voix de Washington

Fondé en 1922, For­eign Affairs est un bimestriel, dis­posant aus­si d’une ver­sion en ligne, trai­tant de poli­tique inter­na­tionale, est pub­lié par le think-thank Coun­cil of For­eign Relations.

Ce mag­a­zine réu­nit la crème des uni­ver­si­taires, des diplo­mates et des dirigeants poli­tiques améri­cains en charge de la poli­tique étrangère US. L’influence de ce mag­a­zine est con­sid­érable et For­eign Affairs est con­nu pour avoir pub­lié des arti­cles qui ont fait date, comme par exem­ple, en 1993, « The Clash of Civ­i­liza­tions » de Samuel P. Huntington.

Ont notam­ment écrit dans cette revue : Hillary Clin­ton, Don­ald H. Rums­feld, Col­in L. Pow­ell, David Petraeus, Zbig­niew Brzezin­sky, Joseph Nye, Hen­ry Kissinger ou encore Woodrow Wil­son, John Forster Dulles et Eli­hu Root, auteur de l’article de pre­mière page du pre­mier numéro en 1922 et secré­taire d’État de Theodore Roosevelt.

Le think-thank pub­liant la revue, Coun­cil of For­eign Rela­tions, existe depuis 1921 et a aujourd’hui pour prési­dent Richard N. Haas, diplo­mate ayant tra­vail­lé avec Bush père et fils et Col­in L. Pow­ell, et ayant cri­tiqué le retrait des troupes d’Afghanistan sous la prési­dence Biden. Les plus de 5000 mem­bres de cette organ­i­sa­tion comptent d’anciens dirigeants poli­tiques, des ban­quiers, des per­son­nal­ités de la presse et des médias, d’anciens directeurs de la CIA, des juristes et des universitaires.

Le chair­man du Comité de Coun­cil of For­eign Rela­tions n’est autre que David M. Rubin­stein, co-fon­da­teur et co-prési­dent du Car­lyle Group (société de ges­tion de cap­i­taux ayant notam­ment géré la for­tune de la famille Ben Laden), vice-prési­dent du Comité de la Brook­ings Insti­tu­tion et prési­dent du Club économique de Washington.

For­eign Affairs est, depuis ses débuts il y a siè­cle, inex­tri­ca­ble­ment lié au Départe­ment d’État améri­cain et aux couch­es de l’appareil US respon­s­ables de la poli­tique étrangère de Washington.

À pro­pos du rôle de Robert Kagan et de Bill Kris­tol dans l’équipe anti-fake news de Face­book, voir aus­si : Face­book choisit The Week­ly Stan­dard pour com­pléter son équipe anti-fake news

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