Le 8 juin 2022, Le Monde publiait un article intitulé « Les influences prorusses en ordre de bataille » et s’appuyant sur une étude de « l’organisation indépendante Institute for Strategic Dialogue » (ISD). Dans le viseur de cette étude : des « personnes réparties dans huit pays occidentaux » accusées de « disséminer la propagande du Kremlin » et d’avoir des liens « flous » avec Moscou.
Deux Françaises sur la liste
Sur les douze influenceurs qui « répandent des discours de désinformation prorusses » identifiés par l’ISD, deux sont des Françaises : Anne-Laure Bonnel et Christelle Néant. Leur crime ? Présenter une version du conflit russo-ukrainien sensiblement différente de celle propagée par les médias de grand chemin occidentaux.
Anne-Laure Bonnel est connue pour son documentaire réalisé en 2016 sur le Donbass dans lequel elle montre que la vie des populations russes n’était pas un parcours de santé dans cette région alors encore sous le contrôle de Kiev. Fake-news, « fables concoctées par la télévision russe », selon le correspondant du Monde à Moscou, Benoît Vitkine.
Christelle Néant vit depuis six ans dans le Donbass d’où elle anime son média Donbass Insider. Elle se permet régulièrement de rappeler les liens entre Kiev et les bataillons néonazis ukrainiens, photos à l’appui. Une vue de l’esprit, circulez y’ a rien à voir !
Les passions que déchaîne dans la presse le bataillon Azov, débouchent systématiquement sur des situations totalement absurdes, comme par exemple le 30 mai, quand The Times titrait « Azov Battalion drops neo-Nazi symbol exploited by Russian propagandists » (Le bataillon Azov abandonne le symbole néo-nazi [sur son insigne] exploité par les propagandistes russes). À rien y comprendre, sauf si l’on part du principe que le quotidien de Rupert Murdoch se moque ouvertement de ses lecteurs.
L’ISD, boîte à idées contre la haine
Fondé en 2006 et principalement implanté à Berlin, Londres, Paris et Washington, l’ISD produit des études et des analyses sur ce qu’il considère comme étant les fléaux de notre temps, entre autres par la pratique du counter-narrative (la contre-narration). Ses domaines de recherche sont les suivants :
- La désinformation (désinformation électorale, climatique et sanitaire, réseaux conspirationnistes)
- L’extrémisme (extrémisme d’extrême-droite, islamisme, femmes et extrémisme)
- Polarisation et haine (islamophobie, antisémitisme, misogynie, LGBTQ)
Plus qu’un think-thank, un véritable tank destiné à broyer tous les esprits réfractaires sur son passage !
De mèche avec Facebook et Google
L’ISD est connu pour avoir lancé des projets en partenariat avec Google et Facebook dans le but de lutter contre la haine et l’extrémisme en ligne.
C’est le cas du fonds d’innovation d’un million de livres sterling créé en 2017 avec google.org dont le but est de « développer des solutions contre la haine et l’extrémisme » au Royaume-Uni. Cette enveloppe faisait partie des cinq millions de livres sterling consacrés par Google.org à cette cause au niveau mondial.
L’ISD dispose également d’un partenariat stratégique avec Facebook dans le cadre de son programme nommé Online Civil Courage Initiative (OCCI — Initiative pour le courage civil en ligne) lancé en 2016 en Allemagne puis en 2017 en France et en Angleterre. Cette initiative est « le premier effort stratégique non gouvernemental visant à organiser une réponse proportionnelle à l’échelle européenne à la haine, à la violence et au terrorisme en ligne. L’OCCI combine l’expertise de la technologie, de la communication, du marketing et du monde universitaire afin d’améliorer les compétences et la réponse civique à la haine et à l’extrémisme en ligne. »
Voir aussi : Quand Libération se fait le relais des services secrets britanniques via Bellingcat
Pour ses projets de lutte contre la haine en ligne, l’ISD peut compter sur son réseau YouthCAN (Youth Civil Activism Network), le principal réseau mondial de jeunes se consacrant à la lutte contre l’extrémisme, la polarisation, les discours de haine et la désinformation. Ils forment une communauté plus de 1 900 jeunes militants, créateurs et entrepreneurs dans le domaine de la technologie dans plus de 130 pays.
Une organisation « farouchement indépendante », rien que ça !
L’ISD se qualifie d’« organisation globale farouchement indépendante » fière de respecter les « standards étiques les plus élevées ». Intégrité, indépendance, objectivité et responsabilité sont ses principes directeurs, alors qu’un éventail diversifié de sources de financement garantirait à ses projets d’être durables et conformes à la mission et aux valeurs de l’organisation. Voici donc une sélection opérée depuis 2018 au sein de ce fameux éventail diversifié :
- Secteur privé : Facebook, Google, Microsoft, YouTube, etc.
- Gouvernements (en général ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères) et organisations internationales : Conseil de l’Europe, Commission européenne, Organisation internationale pour les migrations, ONU, gouvernements allemand, américain, australien, britannique, canadien, danois, finlandais, néerlandais„ néo-zélandais, norvégien, suédois et suisse
- Fondations : Bill & Melinda Gates Foundation, British Council, Gen Next Foundation, National Democratic Institute, Open Society Foundations, United States Institute for Peace, etc.
L’ISD reçoit donc des fonds à la fois des GAFAM, des gouvernements américain et britannique, mais aussi des fondations de Bill Gates et de George Soros. Dire cela, c’est sans doute déjà entrer dans la zone grise aux yeux de cette organisation, qui ne manquerait pas d’y voir une accusation haineuse et complotiste, alors qu’il s’agit purement et simplement d’informations consultables librement sur son site internet.
La liste des partenaires de l’ISD est également riche d’enseignements : Anti-Defamation League (fondée par le B’nai B’rith aux États-Unis), une série d’universités (Johns Hopkins, Cardiff, Deakin, Harvard, MIT, Ontario, Sussex, Victoria), Fair Fight Action (fondé par Stacey Abrams, membre du Parti démocrate), German Marshall Fund, Global Disinformation Index (fondé par Clare Melford, passée par l’ECFR de George Soros), mais encore l’Institut Montaigne, think-thank libéral proche du patronat français à en croire la composition de son comité directeur (Henri de Castries, David Azéma, Jean-Pierre Clamadieu, Marwan Lahoud, Fleur Pellerin, René Ricol, Jean-Dominique Sénard, Philippe Wahl, etc.)
ISD France : souriez, vous êtes cartographiés !
Dans le cadre de son Initiative pour le courage civique en ligne en partenariat avec Facebook, l’ISD a notamment réalisé une « Cartographie de la Haine en Ligne — Tour d’horizon du discours haineux en France », un rapport de 84 pages paru en 2020.
Ce rapport s’appuie « d’une part, sur une analyse de données réalisée à l’aide d’outils d’écoute des réseaux et de logiciels de traitement du langage naturel, et d’autre part, sur une analyse quantitative. »
Le machine learning au service de la traque aux propos anti-arabes ou anti-maghrébins, anti-noirs ou anti-africains, anti-roms ou anti-gitans, anti-asiatiques, anti-musulmans, antisémites, capacitistes ou validistes, misogynes, anti-LGBT. Les catégories anti-blancs et anti-chrétiens ne sont pas oubliées mais comportent bien moins de mots-clés que les autres (seulement deux pour anti-blancs : babtou et toubab, alors que la catégorie anti-arabes en compte plus de vingt !).
D’ailleurs, lorsqu’il ne s’agit pas de minorités, l’ISD ne s’attarde pas trop et ne semble pas accorder beaucoup d’importance au sujet des propos anti-blancs et anti-chrétiens, considérant qu’il n’y a pas forcément de corrélation entre les discours anti-blancs ou anti-chrétiens et un sentiment de haine.
Pour les autres discours jugés problématiques par la bien-pensance, la haine n’est en revanche jamais loin, voire avérée, alors qu’il existe une « intersectionnalité des discours haineux ».
Réalisé par trois anciens élèves de Sciences Po, ce rapport fait penser au travail mené par la DILCRAH, une mission interministérielle du gouvernement français dont les auteurs saluent d’ailleurs le travail dans leurs recommandations, tout en rappelant que la loi Avia est « un pilier essentiel de la démarche du gouvernement français, sans en être l’élément unique ». Une partie du rapport à lire attentivement si l’on veut avoir une idée du monde que veulent ces « experts indépendants ».
Ces derniers se sont encore illustrés récemment par des études aux titres sans détour : La conquête numérique des Identitaires : un effort de mobilisation multi-plateformes, COVID-19 : aperçu de la défiance anti-vaccinale sur les réseaux sociaux, La pandémie de COVID-19: terreau fertile de la haine en ligne. Ou encore : L’interdiction de RT et Sputnik : impacts et implications pour l’écosystème en ligne français.
Des médias liés au gouvernement russe, au secours. Mais être lié à des gouvernements occidentaux, aucun problème.
Sasha Havlichek, parfaitement neutre
Sasha Havlicek est co-fondatrice et directrice générale de l’ISD, dont elle a dirigé les programmes pionniers de recherche et d’analyse de données, d’éducation numérique, de conseil politique, de formation, de technologie et de communication. Forte d’une expérience en résolution des conflits et en matière d’extrémisme, d’opérations d’information numérique et d’ingérence électorale, elle a conseillé plusieurs gouvernements au plus haut niveau et a été le fer de lance de partenariats avec l’ONU, la Commission européenne et le Forum mondial de lutte contre le terrorisme.
Elle a également travaillé avec le secteur privé et la société civile pour promouvoir l’innovation, notamment en élaborant des programmes majeurs menés en partenariat avec Google, Facebook et Microsoft. Sasha Havlicek est conseillère experte auprès de la commission britannique de lutte contre l’extrémisme et du programme de lutte contre l’extrémisme du maire de Londres, et elle est membre du Conseil européen des relations étrangères (tentacule de la pieuvre Soros). Elle a par le passé occupé le poste de directrice principale à l’EastWest Institute (organisation dont le travail avait été loué par George H.W. Bush et Madeleine Albright), où elle a dirigé les programmes de résolution des conflits. Elle a témoigné devant le Congrès américain, le Parlement britannique et intervient régulièrement dans les médias (CNN, BBC, Channel 4 News, etc).
George Weidenfeld, un lord pas comme les autres
Arthur George Weidenfeld, baron Weidenfeld de Chelsea, est le véritable inspirateur et fondateur de l’ISD, une organisation qui prend sa source dans The Club of Three, une organisation lancée en 1996 par le puissant lord anglais d’origine juive viennoise aux cotés de Lord Rothschild et de Lord Alexander.
Né à Vienne en 1919, George Weidenfeld quitte l’Autriche pour l’Angleterre en 1938. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il travaille au service d’outre-mer de la BBC et, en 1948, il fonde la maison d’édition Weidenfeld & Nicolson avec Nigel Nicolson. En 1949, il devient conseiller politique et chef de cabinet en Israël auprès du président Weizmann (premier président de l’État hébreu), et passe un an à ce poste, et restera « un sioniste convaincu » tout au long de sa vie.
Décédé en 2016 — il repose depuis au cimetière juif du Mont des Oliviers à Jérusalem —, il a été au long de sa carrière président de Weidenfeld & Nicolson, président de l’Institute for Strategic Dialogue, directeur de Cheyne Capital Management, président honoraire du conseil d’administration de l’université Ben-Gurion du Néguev, membre du conseil consultatif européen d’Investcorp, consultant pour la Fondation Bertelsmann et chroniqueur pour Die Welt, Welt am Sonntag et Bild am Sonntag. Mais encore : gouverneur du Weizman Institute, vice-président du Forum UE-Israël, alors qu’il a apporté son soutien aux Chrétiens d’Orient. Un homme étonnant, aux mille facettes, qui disposait d’un réseau considérable dans les milieux politiques et diplomatiques, et âme d’une organisation, l’ISD, qui peut être qualifiée de tout sauf d’indépendante. Le journaliste du Monde doit être un peu paresseux…
Voir aussi : Bellingcat : Le Monde victime de la propagande britannique, ou complice ?