À journal de droite, point de vue de droite ? Sans doute est-ce moins évident que l’affirmation symétrique « à journal de gauche, point de vue de gauche », en tout cas en ce qui concerne les journaux français, et la manière dont les médias français couvrent la Pologne depuis l’arrivée au pouvoir des conservateurs du PiS en 2015 illustre bien le phénomène.
Voir aussi : Les correspondants de presse en Europe centrale : Pologne (I)
Le Figaro
Nous avons déjà parlé d’Hélène Bienvenu dans la première partie de notre article concernant les grands journaux français de gauche. Correspondante du Monde et de Médiapart pour l’Europe centrale, notamment la Hongrie et la Pologne, Hélène Bienvenu est aussi la correspondante du Figaro. Nous renvoyons donc une nouvelle fois à son portrait sur le site de l’Observatoire du Journalisme et rappelons qu’elle travaille, comme les autres correspondants du Monde et de Libération, avec le média de gauche Le Courrier d’Europe centrale financé par le gouvernement allemand par le biais d’une fondation politique allemande affiliée aux Verts allemands. Utilisant les services de la même correspondante que les médias du monde libéral libertaire, il n’est pas étonnant que le Figaro emploie le même vocabulaire, parlant par exemple des « nationaux-conservateurs » pour désigner les sociaux-conservateurs du PiS qui se revendiquent, eux, très officiellement, de la démocratie chrétienne et se disent partisans de l’Europe du chrétien français Robert Schuman par opposition à la vision eurofédéraliste du communiste italien Altiero Spinelli, qui semble en train de se réaliser aujourd’hui sous l’œil enthousiaste des grands médias français. Passe encore pour « nationaux-conservateurs », mais le Figaro parle aussi d’un parti « ultraconservateur et nationaliste », comme le fait la gauche extrême quand elle évoque les conservateurs quels qu’ils soient, faisant donc la même confusion que Le Monde ou Libération entre le PiS au pouvoir et les nationalistes polonais qui sont, eux, dans l’opposition. On trouve par exemple ces qualificatifs dans un « décryptage » de novembre dernier par Isabelle Lasserre, qui est intitulé : « Pologne: comment l’élève modèle est devenu l’un des moutons noirs de l’Europe ».
Quant à Hélène Bienvenu, elle qualifie le PiS de parti « nationaliste-conservateur », qualificatif qui passe certainement comme une lettre à la poste pour Le Monde, Médiapart, ou Le Courrier d’Europe centrale, mais qui surprend plus (?) dans les colonnes d’un journal supposément de droite. D’une manière générale, les articles d’Hélène Bienvenu dans Le Figaro abordent la réalité polonaise du même point de vue plutôt libéral de gauche – progressiste, pro-migrants et pro-Bruxelles – que ceux qu’elle publie dans le Monde, ce qui est rassurant pour elle, car le contraire serait un symptôme de schizophrénie. L’important pour les lecteurs, c’est quand même de le savoir.
On trouve aussi dans Le Figaro des articles et entretiens réalisés par Laure Mandeville (voir son portrait sur le site de l’Observatoire du Journalisme), spécialiste du monde slave maniant à la fois le russe et le polonais. D’autres auteurs, qui ne sont pas non plus des correspondants sur place, publient également des analyses sur la Pologne, comme par exemple Mayeul Aldebert qui s’est aventuré en octobre dernier à expliquer « le bras de fer engagé par la Pologne avec l’Union européenne » alors qu’il ne semblait pas avoir tout compris lui-même, comme lorsqu’il écrivait que : « La Cour constitutionnelle a notamment déclaré que deux articles du Traité européen étaient contraires à la constitution polonaise, le premier, qui établit l’Union, et le 19, qui instaure la CJUE. Aucun jugement n’avait jusque-là été rendu par des magistrats nationaux pour écarter des articles des traités européens. » En fait, dans son jugement du 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel polonais a simplement dit que c’est l’interprétation faite par la CJUE de ces articles qui est incompatible avec la Constitution polonaise, comme l’expliquait très bien le Visegrád Post le lendemain de la publication de cette décision des juges constitutionnels polonais (donnée en lien dans l’article du Visegrád Post).
Comme les autres grands journaux, Le Figaro a également beaucoup recours aux dépêches de l’AFP pour parler de la Pologne à ses lecteurs, avec donc la même vision plutôt de gauche et plutôt hostile aux conservateurs polonais qui caractérise l’agence de presse française.
La Croix
Puisque Libération, Le Monde et Le Figaro abordent la question de la Pologne avec le même point de vue et avec le même cercle de correspondants (voire la même correspondante pour Le Monde et Le Figaro), allons donc voir dans les colonnes du journal La Croix, réputé chrétien et conservateur et qui ne devrait donc en principe pas avoir d’a priori contre les gouvernements conservateurs se réclamant de la démocratie chrétienne.
Première constatation, on s’aperçoit en fouillant le contenu du site du journal que sa correspondante Magdalena Viatteau y parle encore de la Pologne, et qu’elle a même couvert les manifestations de la fin 2020-début 2021 contre le verdict du Tribunal constitutionnel qui avait invalidé le paragraphe de la loi sur l’avortement autorisant l’avortement en cas de malformation ou maladie grave et incurable du fœtus. Mme Viatteau appelle cela « la décision du Tribunal constitutionnel du 22 octobre d’annuler l’accès à l’avortement en cas de malformation grave de l’embryon » dans l’article « En Pologne, le pouvoir confirme l’interdiction de l’IVG ». En fait l’IVG (interruption volontaire de grossesse) est interdite en Pologne depuis 1993. Il s’agit ici d’IMG (interruption médicale de grossesse) que la loi de 1993 autorisait jusqu’à la 24e semaine de gestation, et qui se déroulait donc sur des fœtus, et non pas des embryons. La confusion et le vocabulaire (« embryon ») a de quoi surprendre dans un journal chrétien, et donc en principe a priori plutôt hostile à l’avortement. D’autant plus qu’en ne parlant que de « malformation grave de l’embryon », la correspondante de La Croix reprend le vocabulaire des organisations féministes d’extrême gauche à l’origine des manifestations qui ne parlaient pas du tout du fait qu’une majorité de ces avortements concernaient en fait des enfants à naître avec la trisomie 21. Soit dit en passant, ces organisations féministes dont Madgalena Viatteau semble embrasser le point de vue à travers ses articles couvrant ce sujet sont favorables à la légalisation de l’IVG en plus d’être contre l’interdiction de l’IMG pour cause de malformation ou maladie grave et incurable du fœtus.
En fait, comme nous l’écrivions en 2017 dans notre article « Les grands médias français très critiques vis-à-vis de la Pologne gouvernée par le PiS : profil de leurs correspondants » à propos de la correspondante de La Croix :
« Il faut reconnaître à sa correspondante Magdalena Viatteau que ses articles sont plutôt honnêtes et complets en ce sens qu’ils exposent généralement les points de vue des uns et des autres, mais avec tout de même une préférence claire pour ceux de l’opposition libérale-libertaire comme lorsqu’elle cite le chiffre de 200 000 avortements illégaux chaque année en Pologne (chiffre avancé en son temps par la Fédération pour les Femmes et le Planning familial, organisation pro-avortement polonaise, mais qui n’est basé sur aucune étude objective), ou quand elle interroge, pour expliquer la crise parlementaire déclenchée avant Noël, un politologue et commentateur dont l’hostilité virulente au PiS est connue de tous en Pologne. Accessoirement, Mme Viatteau est l’épouse de M. Viatteau qui est le chef du bureau de Varsovie de l’AFP et qui ne cache pas non plus son hostilité au PiS comme dans cet article rédigé en anglais à propos des théories du complot qui seraient selon Michel Viatteau relayées par les conservateurs polonais. Le profil de Magdalena Viatteau convient donc sans doute au rédacteur en chef de La Croix qui parlait le 15 octobre dernier sur le blog Paris Planète de La Croix du « régime » du PiS, une « formation ultra-conservatrice ». Un ton qui ressemble à s’y méprendre à ce qu’on peut lire dans les journaux officiellement de gauche comme Le Monde et Libération. »
Ricochet sur le Times of Israël
On citera encore aujourd’hui cet article du Times of Israël de 2019 où Michel Viatteau, Polonais d’origine, écrit des articles sur la Pologne, et où il affirme en passant, comme une évidence, que « l’extrême droite polonaise exprime ses idées plus ouvertement depuis que le parti catholique conservateur Droit et Justice (PiS) est arrivé au pouvoir en 2015 ». Le simple fait d’appeler PiS « parti catholique conservateur » est plutôt trompeur, car le PiS n’a jamais été un parti confessionnel, mais c’est un qualificatif qui revient assez régulièrement dans les médias de gauche.
Une source de Varsovie qui connaît les Viatteau nous a dit sous couvert d’anonymat que Madame a des opinions encore plus à gauche que celles de Monsieur, même si c’est elle qui écrit pour La Croix et lui qui travaille pour l’AFP, nous livrons ce témoignage tel quel.
Et quand la correspondante à Varsovie de La Croix parlait du jugement du 7 octobre 2021 du Tribunal constitutionnel polonais, elle commettait exactement la même erreur (ou manipulation) que Mayeul Aldebert écrivant depuis la France pour Le Figaro : « Jeudi 7 octobre en début de soirée, la Cour constitutionnelle polonaise, proche du pouvoir conservateur, a affirmé la primauté de la loi fondamentale nationale sur le droit européen. Qu’il s’agisse d’un pas vers un « Polexit », comme le dénonce l’opposition ou d’un net durcissement de Varsovie dans la défense des réformes judiciaires controversées, cette décision retentissante, contraire aux traités européens, fait encore monter la tension avec Bruxelles. »
On notera en sus au passage que la cour constitutionnelle polonaise n’est pas la première à affirmer la primauté de la constitution nationale sur le droit européen. D’autres, comme le Conseil constitutionnel français ou la cour constitutionnelle fédérale allemande, ont déjà fait de même.
Accessoirement, Mme Viatteau parle du « parti nationaliste conservateur Droit et Justice », ou bien encore des « conservateurs nationalistes », reprenant donc à son compte le vocabulaire des médias de gauche. Dans un article d’avril dernier intitulé « En Pologne, une activiste pro-avortement risque la prison », elle assure, comme sa consœur Hélène Bienvenu du Monde et du Figaro (voir la première partie du présent articlehttps://www.ojim.fr/les-correspondants-de-presse-en-europe-centrale-pologne‑i/ ), que « Pratiquer un avortement autogéré ne constitue pas une infraction en Pologne », ce qui est faux comme nous l’avons expliqué dans la première partie de notre passage en revue des correspondants des grands journaux français en Pologne. La militante pro-avortement Justyna Wydrzyńska, « 47 ans, mère de trois enfants, militante du collectif Aborcyjny Dream Team (ADT) » (qui, rappelons-le, parce que la correspondante de La Croix ne le fait pas et préfère présenter cette association sous un jour favorable, réclame l’avortement comme étant quelque chose de « cool »), prétend que « Justyna [avait] chez elle le médicament en question, « pour son usage personnel » ».
Il s’agit en fait de la ligne de défense de la militante pro-avortement à son procès (défense relatée ici par l’organisation d’avocats pro-vie Ordo Iuris qui s’est constituée partie civile), à première vue assez peu plausible d’ailleurs, venant d’une membre en vue d’une organisation qui annonce haut et fort aider les Polonaises qui le souhaitent à se faire avorter, soit en leur envoyant des pilules abortives soit en leur organisant des voyages à l’étranger. Mais cela, la correspondante de La Croix ne le précise pas, puisque c’est présenté comme des faits objectifs.
L’approche de cette affaire avec un biais favorable aux partisans de l’avortement légal est bien entendu légitime de la part d’un journaliste si tel est son point de vue, mais ce qui surprend encore une fois, c’est que c’est le même biais qui caractérise les correspondants des quatre principaux journaux nationaux français, qu’ils soient étiquetés « de gauche » ou « de droite » et même « chrétien ».
Et l’on constate aussi sur le site de La Croix que les articles et entretiens d’autres auteurs concernant par exemple les questions d’État de droit sont préparés avec un angle identique à celui des deux grands journaux de gauche. Voir par exemple « Pologne : Igor Tuleya, juge rebelle malgré lui » et « Pologne : « Le combat pour l’État de droit ne se résume pas au sort de six juges », deux entretiens réalisés par Jean-Baptiste François, avec des juges en conflit ouvert avec le gouvernement et la majorité parlementaire et qui sont également très médiatisés en Pologne, en particulier dans les médias libéraux et de gauche hostiles au gouvernement.
Cinq ans après notre premier article sur les correspondants des médias français en Pologne, la grande presse française dite de grand chemin, semble toujours souffrir d’un sérieux manque de pluralisme d’opinion…