Notre société, obsédée par la race ou le genre, constitue une belle toile de fond pour un romancier qui sait la regarder avec un œil malicieux. C’est le cas de Benoît Duteurtre qui a publié, en février, son dernier roman intitulé Dénoncez-vous les uns les autres (Fayard). Avec cet ouvrage, Duteurtre s’essaie à un hybride entre le roman d’anticipation et le vaudeville.
L’enfer est pavé de bonnes intentions
La quatrième de couverture prévient « Cette fantaisie se déroule dans un monde proche du nôtre où les meilleures causes inspirent parfois des lois tyranniques. ». C’est donc sans surprise que les thématiques du livre ont un retentissement dans l’actualité récente.
Dans une société pas si éloignée de la nôtre, l’écologie, l’antiracisme, l’antisexisme, en deux mots, la « tolérance et le progrès », sont devenus la nouvelle devise nationale, laissant place à toutes les dérives possibles. Toujours au nom du bien.
Viandards et rééducation
Les antispécistes ont obtenu que les « viandards » (mot désignant les gueux osant se mettre un peu de viande sous la dent) aient à tuer eux-mêmes l’animal qui leur servira de repas, l’espace public et les programmes scolaires sont purgés de toute personnalité jugée en désaccord avec la doxa, les rapports hommes-femmes sont régis selon de nouvelles normes… Ces exemples nous rappellent l’affaire de la statue de Napoléon à Rouen, celle de Saint-Michel en Vendée[1] ou, encore le roman Dix Petits Nègres d’Agatha Christie, renommé Ils étaient dix.
Voir aussi : Toujours dix mais plus un seul nègre chez Agatha Christie
Barack et la jeune fille Robert
Le roman montre ainsi quelques saynètes de cet Eldorado de tolérance où Barack, un jeune homme de dix-huit ans, refuse tout rapport sexuel avec sa bien-aimée Robert, une jeune fille dont les parents ne voulaient pas obéir aux stéréotypes de genres ; mais aussi où, Mao, le père de Barack, nargue des antispécistes avec un poulet fraîchement tué.
Duteurtre met en valeur les conflits de générations entre le père, bon vivant, amateur de bonne chère et qui n’hésite pas à laisser la gestion du foyer à sa femme Anabelle, et Barack, jeune gandin pétri de bien-pensance, militant zélé de ce nouvel ordre moral, participant à un programme de réintégration de gens ayant contrevenu à l’ordre établi.
Présomption de culpabilité
Ce petit monde se trouve perturbé lorsque Mao s’empêtre dans une pseudo affaire de harcèlement sexuel. Dans la législation de ce monde alternatif, la victime est sacralisée et la présomption d’innocence fait place à une présomption de culpabilité. Une réplique illustre ce nouveau paradigme :
« — En somme, la supposée victime a toujours raison, même si elle n’existe pas !
C’est un peu cela.»
Dans cette histoire, la victime ne porte pas plainte et ne prend même pas la peine de se manifester. Son simple témoignage vaut parole d’Évangile. Pensons au récent procès Heard-Depp, où Johnny Depp, accusé à tort par son ex-compagne Amber Heard de violences conjugales, a été banni d’Hollywood et a perdu les plus grands rôles de sa carrière, sur les bases de ce que la justice a aujourd’hui reconnu comme un mensonge[2].
Avec ce roman, Benoît Duteutre cible joliment certains maux de notre époque en imaginant les dérives sur lesquelles ils peuvent aboutir. Si le roman se teinte souvent d’une forme d’humour, l’envie de rire peut passer lorsqu’on aperçoit certains campus américains, tel que celui d’Evergreen aux États-Unis, où la fiction est déjà largement dépassée par la réalité[3].
Benoît Duteurtre, Dénoncez-vous les uns les autres, Fayard, 2022, 198 pages, 18 €.
Notes
[1]Les Échos, 7 mars 2022
[2]Radio-Canada, 1er juin 2022
[3]Contrepoints, 29 décembre 2018