Le 24 mars 2022, un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, l’Ojim revenait sur les dix principes de la propagande de guerre. Pour nos lecteurs avides de mettre en pratique leurs capacités à repérer ces axiomes, la lecture du numéro 3712 (25 août 2022) de L’Express sera éclairante.
Intitulé « Nous les Ukrainiens : portrait d’un peuple en guerre », ce numéro spécial illustre à lui seul huit de ces dix principes, ainsi qu’une bonne partie des défauts qui conduisent les lecteurs à se défier de ces titres devenus des “médias de grand chemin”.
Principe numéro 2
Vladimir Poutine et la Russie se retrouvent responsables de tout dans ce numéro, l’Occident n’a rien à se reprocher (principe numéro 2 : le camp adverse est responsable de tout.). Si on ne peut nier que c’est bien la Russie qui a pris la décision d’envahir l’Ukraine, l’Occident et notamment les États-Unis ne sont pas exempts de reproches dans l’engrenage ayant conduit à cette invasion armée, comme nous rappelions en juin dernier. Sans doute trop nuancée et pas assez larmoyante pour L’Express, cette réalité est passée sous silence.
En lieu et place, le journal pond une trame parsemée d’adjectifs et de mots sciemment choisis pour émouvoir sur le sort des Ukrainiens (comme si la guerre n’était pas par elle-même assez attristante) afin de mieux diaboliser l’envahisseur russe, qui serait à l’agonie.
Principes 4 et 9
Sur la forme, tout d’abord, les mots employés traduisent une inclination à peine masquée. Les Ukrainiens font preuve d’une « résistance héroïque » (p.8), grâce à eux « le courage a désormais un visage : celui du peuple ukrainien, entré en résistance sans une seconde d’hésitation » (p.24). Ils sont « plus européens que nous [les Français et les membres de l’UE] » (p.42) et, enfin, se « battent depuis trois décennies pour la liberté » (p.45). En une phrase, on comprend que leur cause, devenue celle de l’Occident, est noble et juste (principes numéro quatre et neuf : notre cause est juste, ne défend pas des intérêts particuliers et a un caractère sacré). De leur côté, les Russes ont un comportement qui n’est « même pas humain » (p.45), ils font preuve de « bestialité » (p.11), leur guerre est « barbare » (p.20). La Russie est « un système totalitaire » (p.20) qui recueille la sympathie de « dictateurs corrompus » (p.21). La Russie est qualifiée par Marion Van Rentergehem, grand reporter, de dictature « sanguinaire et inégalitaire » (p.42).
Principe numéro 3
Le déséquilibre flagrant dans les vocables choisis ne surprend pas. Il n’est pas nouveau que la presse « mainstream » soit la caisse de résonance de la doxa. L’idée est de donner à Poutine et à la Russie un visage diabolique (principe numéro trois : le chef du camp adverse a le visage du diable).
Naturellement, ceux qui ne se soumettent pas intégralement et sans poser de question à cet ordre moral sont eux aussi diabolisés. L’ancien chancelier allemand Gerhard Shcröder, proche de Vladimir Poutine, est qualifié « d’odieuse exception » (p.11).
Principe numéro 10
Des termes qui rappellent aussi les déboires qu’avait eus François Fillon pour avoir rappelé l’échec des accords de Minsk dans son communiqué en date du 24 février 2022, jour du début des opérations en Ukraine. Ne pas être pour l’Ukraine, c’est, dans le logiciel des rédacteurs de ce journal et au-delà, être anti-démocrate, anti-liberté, en un mot : un traître (principe numéro 10 : ceux qui doutent de notre propagande sont des traîtres).
Principe numéro 6
Pour parachever le tout, la revue contient une interview du président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Deux phrases nous marquent. La première, où il parle « d’attaque ignoble et cynique sur des civils » (p.14), la seconde où il affirme que « Nous avons certes moins d’armements, mais nous aimons davantage notre population. Et c’est ça notre plus grand potentiel, notre plus grand trésor. » (p.16). Cette dernière déclaration reste dans la droite ligne des postures prises par les dirigeants européens de manière générale. En revanche la première pose un problème sur le fond.
En effet, l’un des arguments centraux de la revue est : les Russes visent les civils, établissent des bases dans des écoles, violent les lois internationales et se rendent responsables de crimes de guerre pour cela (principe numéro six : l’ennemi utilise des armes non autorisées). Le cas des écoles est notamment cité dans le témoignage d’une Ukrainienne en page 25. Si tout cela est vrai et factuel, les équipes de L’Express restent en revanche muettes sur les débordements commis par l’armée ukrainienne.
Le 4 août 2022, Amnesty International, difficilement accusable d’être un suppôt de Poutine, publie un rapport sur les méthodes de combat ukrainiennes et leur mise en danger des civils. Les rapporteurs notent que dans 19 cas « les forces ukrainiennes avaient établi des bases et utilisé des systèmes d’armement dans des zones résidentielles habitées, notamment des écoles et des hôpitaux, lors des opérations visant à repousser l’invasion russe qui a débuté en février. Ces pratiques […] violent le droit international humanitaire : elles mettent en danger la population civile en transformant des biens de caractère civil en cibles militaires. »[1] Le rapport ajoute : « À notre connaissance, dans les cas sur lesquels nous avons réuni des informations, quand l’armée ukrainienne s’est installée dans des structures civiles dans des zones résidentielles, elle n’a ni demandé aux civils d’évacuer les bâtiments environnants, ni aidé les civils à évacuer, s’abstenant ainsi de prendre toutes les précautions possibles pour protéger la population civile. »[2]. Enfin, le même rapport indique que les armées ukrainiennes se livrent parfois à des frappes depuis ces quartiers civils, exposant alors leurs habitants à des tirs de représailles.
Un journalisme paresseux
Une guerre n’est jamais une affaire propre. Les belligérants, qu’importe leur camp, s’exposent à des bavures voir à des exactions intentionnelles. Néanmoins, nous sommes en France, un pays qui n’est pas encore engagé frontalement, et dans un journal supposé professionnel. N’aurait-il pas été intéressant de donner des clés pour comprendre ce conflit ? De parler des populations civiles, qui sont souvent les victimes principales des conflits, autrement qu’en voulant émouvoir le lecteur ? Trop subtil sans doute pour L’Express.
Qu’il s’agisse de l’interview de Zelensky ou de son ministre, jamais ce rapport n’est évoqué. Pas la moindre contradiction n’est apportée aux dirigeants ukrainiens. Ce rapport n’est évoqué que par Kira Rudik, chef du parti Golos à l’assemblée ukrainienne depuis 2019. Elle déclare : « L’exemple parfait de la culpabilisation des victimes. On sait que Poutine a violé toutes les lois internationales. Amnesty nous met sur le même plan que lui. [Selon l’ONG] nous ne devrions pas nous protéger de notre agresseur. » (p.77). Jamais Amnesty n’a reproché la légitime défense du peuple ukrainien face aux troupes russes. Ce qu’il met en exergue, c’est l’exposition des populations civiles par les tactiques ukrainiennes. Sur ce point, il ne s’agit pas de défense puisque les civils en question ne sont même pas évacués.
Principe numéro 1
Encore une fois, comprenons donc que ce sont uniquement les Russes qui veulent la guerre (principe numéro un : nous ne voulons pas la guerre). L’objectif de Volodymyr Zelensky n’est pas seulement de repousser les Russes, il est aussi de leur reprendre la Crimée, encouragé en cela par son allié américain. Il ne s’agit donc pas seulement de se défendre, mais aussi d’attaquer pour reprendre une région, voilà un principe numéro un sous un angle bien particulier.
Principe numéro 7
En introduction, nous parlions des principes de la propagande de guerre. Cette analyse en a déjà relevé sept en s’attardant seulement sur certains aspects. Nous pourrions facilement rajouter le principe numéro sept : nous subissons très peu de pertes et les pertes ennemies sont énormes. En effet, même sur les chiffres, L’Express se permet quelques libertés. Nous relevons 80 000 morts et blessés côté russe, ce qui est peut-être juste (à vrai dire, qui le sait ?). En revanche, côté Ukrainien nous est donné le chiffre de 9 000 morts, et rien sur les blessés. Or BFMTV, le 8 août, avant la publication du journal, note le chiffre de 10 000 morts minimum dans les rangs ukrainiens selon le gouvernement de Zelensky[3]. Une petite magouille permettant de ne pas mettre le cap symbolique des 10 000 et de minimiser les pertes.
Terminons sur un autre paradoxe : le nationalisme peut séduire même dans les colonnes de L’Express. Dans son interview, Peter Pomeranstev souligne que « le nationalisme ukrainien trouve son ancrage dans une ville fortement cosmopolite qui s’accorde bien avec l’idée d’Union Européenne. » (p.76). Il y a donc le bon nationalisme, et le mauvais. Nous laisserons à nos lecteurs choisir où, selon L’Express, se situe le nationalisme français.
Nous attendons avec impatience les “fact-checkeurs” sur certaines affirmations de ce numéro (vraiment) très spécial, identique dans le ton à celui de son concurrent Le Point paru en mars 2022.
Voir aussi : Le Point et la guerre russo-ukrainienne
Notes
[1]Amnesty International, 4 août 2022, Ukraine : les tactiques de combats ukrainiennes mettent en danger la population civile
[2]Ibidem.
[3]BFMTV, août 2022, Guerre en Ukraine: près de 80.000 soldats russes tués ou blessés, selon Washington