La presse française est devenue une véritable poupée russe : un quotidien ou un magazine appartient à une structure regroupant plusieurs titres et elle-même contrôlée par une banque ou un milliardaire. Le quotidien Le Progrès n’échappe pas à ce schéma, il appartient au groupe Est-Bourgogne-Rhône-Alpes (EBRA) lui-même contrôlé par le Crédit mutuel Alliance Fédérale. Devant cet état de fait, les lecteurs sont en droit de savoir qui écrit les articles : un journaliste attaché à la recherche de la vérité ou un salarié de la branche information d’un groupe bancaire ?
Un acteur régional de poids
Le quotidien Le Progrès est un acteur de poids de la presse régionale. Avec plus de 140 000 exemplaires diffusés chaque jour, il est devenu depuis sa modeste création en 1859 un acteur médiatique incontournable dans les départements du Rhône, de l’Ain, du Nord-Isère, de la Loire, de la Haute-Loire et du Jura. Même avec le développement d’internet et des réseaux sociaux, Le Progrès, avec ses 263 journalistes et 1 800 correspondants locaux, continue de donner le ton dans ses lieux de diffusion.
Pourtant, derrière les chiffres florissants revendiqués de 9,2 millions de visiteurs uniques par mois ou des centaines de milliers d’abonnés sur Twitter et Facebook, la réalité montre une tendance à la baisse des ventes et des abonnés.
Le Crédit Mutuel prend le contrôle du Progrès et d’une partie de la presse quotidienne régionale
Moins d’acheteurs ou d’abonnés, ce sont des rentrées d’argent en moins chaque jour, et donc des pertes annuelles (271 000€ en 2021, 5,4 millions en 2020 ou 23 millions en 2018).
Depuis 1986, Le Progrès a changé trois fois de propriétaire, d’abord Robert Hersant (1986 à 2004) ; puis le groupe Dassault (2004 à 2009) ; enfin depuis 2009, Le Progrès appartient au groupe Est-Bourgogne-Rhône-Alpes (EBRA) propriété de la banque Crédit Mutuel Alliance Fédérale. Au total, ce sont 9 quotidiens régionaux avec Le Progrès, L’Alsace, Le Bien public, Le Dauphiné libéré, Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Est républicain, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Républicain lorrain et Vosges Matin qui sont dans l’escarcelle du groupe EBRA, devenant ainsi le premier groupe de presse quotidienne régionale (PQR).
Illustration : Carte des quotidiens détenus par le groupe EBRA avec leur aire de diffusion. Source : Wikipedia
Au moment où les quotidiens régionaux n’ont jamais été aussi mal-en-point, pourquoi le Crédit Mutuel continue-t-il de renflouer des journaux « qui enregistrent chaque année d’importantes pertes financières » ? Pourquoi le Crédit Mutuel investit-il « lourdement pour redresser le groupe EBRA » avec des pertes oscillant entre 50 à 60 millions d’euros par an entre 2016 et 2020 ?
C’est l’éternelle question que l’on peut se poser devant les sommes astronomiques que des milliardaires comme Patrick Drahi (BFM, I24NEWS, Libération) ou le Crédit Mutuel Alliance Fédérale investissent chaque année en pure perte pour renflouer les caisses de journaux sans cesse en déficit.
Le Crédit Mutuel-EBRA s’offre une puissance de frappe politique, économique et culturelle
La réponse est simple, ils ne sont pas venus gagner de l’argent mais s’acheter une puissance de frappe médiatique, une influence politique, économique et culturelle. Avec ses 850 000 exemplaires papiers vendus chaque jour à travers ses neuf quotidiens régionaux diffusés dans vingt-trois départements de l’Est, le Crédit Mutuel peut peser et, selon le président du groupe bancaire, Nicolas Théry, « participer au débat démocratique, social et culturel dans nos régions. » (lien : https://www.lefigaro.fr/medias/desormais-a-l-equilibre-ebra-repart-de-l-avant-20211001).
Le président du Crédit Mutuel appelle à voter pour son client, Emmanuel Macron
« Je n’ai pas hésité [à appeler à voter pour Emmanuel Macron]. Je savais que je devais le faire et l’assumer au regard des valeurs du groupe que je dirige. »
Nicolas Théry, Libération 22 avril 2022.
Les liens entre le Crédit Mutuel et Emmanuel Macron sont politiques et financiers. Nicolas Théry (ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn), le président du Crédit Mutuel Alliance fédérale a été l’un des rares chefs d’entreprise à donner des consignes de vote pour le second tour des élections présidentielle « en écrivant à ses administrateurs » qu’il allait voter pour Emmanuel Macron : « C’est pourquoi, à titre personnel, je voterai pour Emmanuel Macron, dont j’attends qu’il soit à la hauteur de ces valeurs collectives et mutualistes. ». À titre personnel, Nicolas Théry soutient Emmanuel Macron, mais en le faisant savoir publiquement, le grand patron n’a‑t-il pas envoyé un message aux rédacteurs en chef et aux journalistes qu’il emploie ?
Illustration : Nicolas Thery vote Macron, Le Monde 18 avril 2022
Les liens entre le Crédit Mutuel et Emmanuel Macron ne s’arrêtent pas là, ils sont aussi au moins partiellement financiers, la déclaration de situation patrimoniale du président de la République Emmanuel Macron publiée en décembre 2021 montre que l’ex-banquier de chez Rothschild a placé officiellement et quasi-intégralement sa fortune… au Crédit Mutuel ! Le mari de Brigitte Macron y possède son principal compte courant (166 685 euros) plusieurs livrets (livret bleu, LDD, CEL, PEL), une assurance-vie, un PEA et des comptes titres. Ceci n’a rien d’illégal bien entendu, mais la coïncidence peut mériter remarque.
Illustration : Déclaration de situation patrimoniale de M. Emmanuel Macron
Nicolas Théry et Emmanuel Macron : les « convergences d’intérêts entre banques et l’État »
Le parcours professionnel de Nicolas Théry ou d’Emmanuel Macron ont beaucoup de points communs. Ils illustrent parfaitement ce que dénonce Jézabel Couppey-Soubeyra, auteur du livre Blablabanque, cette « consanguinité et les convergences d’intérêts entre les banques et l’État », nourries par les allers-retours de hauts fonctionnaires entre le public et le privé. Selon Le Monde, un des grands corps de l’État incarne cette osmose : l’Inspection générale des finances dont sont issus Nicolas Théry ou Emmanuel Macron. Autre point commun pour les deux énarques (promos 1989 et 2004), ils ont commencé tous les deux leur carrière politique auprès de la tendance libérale du Parti socialiste. Nicolas Théry est un ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn alors que le président de la République était le protégé de Jacques Attali, membre de l’équipe de François Hollande. Venant des mêmes milieux, ce n’est donc pas étonnant que l’on retrouve des amis de Nicolas Théry, comme Philippe Grangeon (ancien « DSK boy »), François Sureau ou Jean Pisani-Ferry dans l’entourage d’Emmanuel Macron.
Une idéologie de gauche libérale
Idéologiquement, il n’y aucune différence entre les deux banquiers de la gauche libérale, « en même temps » souvent proches de la droite libérale sur le plan économique. Nicolas Théry a toujours accompagné la politique économique d’Emmanuel Macron. Durant la crise des Gilets jaunes en décembre 2018, Nicolas Théry a répondu favorablement à la demande d’Emmanuel Macron de verser une prime exceptionnelle à ses salariés. Que soit pour l’écologie (« pour la transition écologique et pour une politique bas carbone » ou la guerre entre l’Ukraine et la Russie (« je tiens à dire que ces sanctions [contre la Russie] sont justifiées. On parle bien d’une agression contre un pays démocratique et sa population. Comme tous les citoyens, le système bancaire doit contribuer à l’effort de sanction, quelles que soient les conséquences. »), Nicolas Théry a exactement les mêmes orientations idéologiques qu’Emmanuel Macron.
Macron en tête dans le nombre d’articles écrits sur un candidat des élections présidentielles
Entre les différentes éditions et devant la masse des articles écrits chaque jour dans un quotidien comme Le Progrès, il est extrêmement difficile de dégager des tendances et des chiffres précis. Nous avons donc essayé avec l’outil de recherche d’information Europresse de dégager une tendance générale dans les articles du Progrès.
Ainsi sur la période allant du 1er au 22 avril 2022, englobant les deux tours des élections présidentielles, en faisant une recherche sur les titres des articles comportant les noms des trois candidats principaux :
- 119 articles autour de Macron
- 79 articles autour de Le Pen
- 51 articles autour de Melenchon
Nous n’avons pas analysé la teneur (favorable/hostile/neutre) de ces articles mais il existe un autre moyen de vérifier un coup de pouce éventuel de la part d’EBRA via ses quotidiens régionaux, notamment Le Progrès, lors des élections présidentielles, c’est la rubrique « le candidat répond à nos lecteurs » dans laquelle le candidat peut présenter son programme sur 3 pages :
- Marine Le Pen : samedi 19 février 2022, soit 50 jours avant premier tour des élections présidentielles (10 avril)
- Jean-Luc Mélenchon : jeudi 31 mars 2022, soit 10 jours avant le premier tour
- Emmanuel Macron : mardi 5 avril 2022, soit 5 jours avant le premier tour
Emmanuel Macron a donc présenté son programme quelques jours seulement avant le premier tour des élections présidentielles, un avantage certain par rapport aux autres puisque c’est durant cette dernière ligne droite que les électeurs choisissent leur candidat.
Nota bene : L’Observatoire du journalisme (Ojim) est l’objet d’une plainte du Progrès et d’un de ses journalistes Amjad Allouchi. Nous relatons l’affaire ci-dessous :
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