Selon les historiens du dimanche, la monarchie aurait été le règne de l’arbitraire, où les libertés étaient foulées au pied, tandis que la République, dès son avènement, aurait garanti un certain nombre d’entre elles. Parmi ces libertés, celle de la presse occupe une place de choix, garantie depuis la loi sur la presse de 1881. Si celle-ci est régulièrement écornée, comme nous le chroniquons dans nos articles, l’affaire qui a opposé Mediapart à Gaël Perdriau, maire des Républicains de Saint-Étienne, aurait pu créer un précédent dangereux.
Feuilleton politique et sex-tape
Le feuilleton débute au mois d’août 2022. Antton Rouget, journaliste à Mediapart, révèle les pratiques douteuses du maire de Saint-Étienne et de son entourage, qui s’adonneraient au chantage politique sur un adjoint, Gilles Artigues, au moyen d’une sextape. Si l’affaire peut choquer, elle n’a, admettons-le, rien de nouveau. Le chantage est une pratique vieille comme le monde, et qu’un élu s’y adonne n’est pas vraiment pour surprendre. Mais révéler ces pratiques illégales et immorales relève de l’intérêt général. Cependant, ce n’était pas l’avis de maître Ingrain, avocat du maire de Saint-Étienne qui prenait l’offensive pour bloquer toute nouvelle révélation.
Chantage contre Laurent Wauquiez
L’affaire prend une autre tournure il y a quelques semaines. Au cours de ses investigations, Rouget découvre une petite bombe : Perdriau aurait voulu faire chanter Laurent Wauquiez, président de la région Auvergne-Rhônes-Alpes, ancien président des Républicains et potentiel présidentiable. Il ne s’agit plus d’un chantage local, mais de faire pression sur le président d’une des plus grandes régions de France et cadre politique d’envergure nationale en l’accusant de pédophilie. Laurent Wauquiez a de suite porté plainte en apprenant cette calomnie, pure invention pour nuire à un concurrent du même parti et de la même région.
Ces révélations ont été obtenues par le journaliste de Mediapart à travers la consultation d’enregistrements, effectués par Gilles Artigues afin de prouver le chantage dont il a été victime.
Interdiction de publication
Le 18 novembre 2022, alors que le site tenu par Edwy Plenel se prépare à révéler le nouveau volet de ce qui est devenu l’affaire Perdriau, le tribunal judiciaire de Paris envoie un huissier dans les locaux de la rédaction. Il est porteur d’une ordonnance qui interdit au site d’investigation la publication de l’enregistrement obtenu par Rouget, qui est l’appui central de son enquête, sous peine d’être sanctionné de 10 000 euros par extrait publié. La requête fait suite à une demande de Christophe Ingrain, avocat de Gaël Perdriau. Selon l’avocat pénaliste, cet enregistrement est illicite et sa publication représente une violation de la vie privée.
Un précédent dangereux pour l’avenir
L’affaire crée un précédent : la justice ordonne la censure d’un titre de presse sur simple avis de la défense sans même consulter la partie adverse. Les menaces financières rappellent celles de l’affaire Avisa Partners. Dans les deux cas, le dilemme est : publier ou accepter les risques financiers. Néanmoins, dans la première affaire, la requête émanait d’un avocat et pas de la justice, du ministère public. Dans cette affaire, c’est la justice de la République qui empêche la publication de révélations mettant en cause l’un de ses élus. C’est ce qui, finalement, pose le plus problème et non l’action de Maître Ingrain qui n’a jamais fait que son travail en essayant d’empêcher la publication d’un papier incriminant son client.
Dérives potentielles
Comme le relate Marianne, Plenel et ses avocats devant la juge s’inquiètent des dérives potentielles qu’ouvre cette décision. Se basant sur ce précédent, qu’est-ce qui empêcherait un député, un sénateur ou un ministre de faire censurer une enquête de presse lui nuisant ? Afin d’éviter ces dérives, la sénatrice centriste Nathalie Goulet a rédigé une proposition de loi qui vient préciser la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Celle-ci vient préciser l’article 5 en y ajoutant qu’une censure préalable est possible, à la condition que les deux parties aient été consultés ; dans le cas présent c’est un blanc-seing qui était donné à l’avocat de Perdriau.
Levée de l’interdiction de publier
Dans l’ensemble de la presse, les réactions ont été vives et beaucoup pointaient un nouveau recul potentiel de la liberté de la presse. Si l’idée du tribunal de Paris et de l’avocat du maire de Saint-Étienne était de mettre l’affaire sous le boisseau, c’est loupé. De nombreux titres de presse, Libération, Marianne, Atlantico, ou l’Humanité proposaient de publier l’affaire si la censure était maintenue. Au total nous portons un jugement sévère (voir infra) sur Médiapart, mais nous nous sommes associés à cette protestation contre une censure de plus. In fine la censure a été levée par le tribunal mercredi 30 novembre 2022 et l’article, accablant pour le maire de Saint-Etienne, a été publié. En attendant peut-être d’autres épisodes.
Voir aussi : La méthode Médiapart, vue par Pierre Péan dans Le Monde diplomatique