Est-ce vraiment un hasard si c’est au cœur de Varsovie que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, mieux connu sous son acronyme français FRONTEX, a élu domicile ? Ses bureaux sont logés dans l’imposante Warsaw Spire, elle-même surplombant la bien-nommée « Europejski Plass », véritable épicentre du quartier d’affaires de la capitale polonaise.
Si le curieux tient absolument à filer la métaphore, il pourrait trouver qu’elle s’élève comme un rempart de verre et d’acier au sommet duquel les vigies pourraient apercevoir des armées ennemies (il s’agit, après tout, de la troisième tour la plus haute du pays). Mais c’est là que la fantasmagorie du flâneur s’arrête : au XXIe siècle, il n’est plus guère question d’armées, de divisions ou de hordes, mais d’embarcations de fortunes, de tentes et d’ONG. Plus de stratégie militaire et de déplacements coordonnés, mais un afflux autant spontané qu’inépuisable de figures que Jean Raspail décrivit, en son temps, avec acuité dans son Camp des Saints. Aussi, le choix de Varsovie n’en reste pas moins intriguant.
N’est-ce pas depuis cette ville, et sa résidence d’été de Wilanów, que partit Jean Sobieski pour sauver les Habsbourg et l’Europe entière lors du siège de Vienne par les turcs en 1683 ? N’est-elle pas, cette ville, continuellement perdue et reprise, aux Suédois aux XVIIe, puis aux Allemands et aux Russes aux XIXe et XXe siècles ? La symbolique est séduisante, mais ne se suffit malheureusement pas à elle-même. Elle s’accompagne en effet d’une explication plus prosaïque : de Varsovie, nous sommes à équidistance des Balkans occidentaux et des pays baltes, deux aires régionales à surveiller comme le lait sur le feu. À quelques centaines de kilomètres, nous sommes en présence des deux états hostiles au bloc atlantique et aux valeurs qu’il charrie : la Biélorussie d’Aleksandr Lukachenko à l’Est et la Russie de Vladimir Poutine, via l’enclave de Kaliningrad, au Nord-Est. Si les États ont la politique de leur géographie, pour reprendre la formule canonique de Napoléon, il est heureux que les fonctionnaires européens qui ont présidé à la naissance de FRONTEX aient eu la présence d’esprit de l’inscrire au cœur de l’action, à proximité presque immédiate de ces « frontières externes », et non dans un énième placard bruxellois ou amsterdamois.
Preuve en a été le comportement très proactif de l’agence lors de la crise biélorusse en 2021 ou du conflit ukrainien en 2022 où elle n’a jamais hésité à proposer ses effectifs et son expertise au gouvernement polonais.
Accessoirement, le lecteur et le touriste comprendront aisément qu’il se trouve peu d’endroits où la ligne de démarcation entre l’Ouest et l’Est est aussi palpable que dans cette ville, surtout depuis que la guerre en Ukraine a ravivé les vieilles dichotomies. Cette frontière, surimprimée dans les esprits, se rencontre partout. Dites à une femme polonaise qu’elle ressemble à une Allemande, elle s’en sentira offensée car, pour elle, « Allemande » est synonyme de « femme laide » ; dites-lui qu’elle est Russe, et l’interaction tournera court sans même qu’elle sente le besoin de se justifier, tant la femme russe est jugée peu indépendante et désespérément à la recherche d’un mari qui l’entretiendra. Parlez russe dans les transports en commun, vous vous exposerez à des regards désapprobateurs ou, dans le pire des cas, à des invectives. Les Polonais reprennent inlassablement leurs interlocuteurs étrangers lorsqu’ils se hasardent à parler d’« Europe de l’Est » en évoquant leur pays, terme auquel ils préfèrent naturellement celui d’« Europe Centrale ». Il va sans dire que les Polonais regardent spontanément vers l’Ouest dès qu’il est question de culture, d’opportunités professionnelles, de tourisme, cette préférence allant parfois de pair avec un certain dédain pour les pays des Balkans et d’Europe orientale.
Ainsi, non seulement Frontex, agence la mieux dotée de l’UE (1 milliard d’euros prévu pour l’année 2022) est placée sur une ligne de crête géographique mais se trouve elle-même à la croisée des chemins : continuera-t-elle à accroître ses effectifs et ses champs de compétence pour devenir progressivement l’organe fédéral de défense de l’Europe ou bien est-elle destinée à être éternellement ce géant entravé par les médias, par ses autorités de tutelle, par les ONG ? Sera-t-elle toujours l’enfant mal-aimé de la diplomatie européenne ?
Le Soleil se lève à l’Est. Genèse
L’acte de naissance de l’agence coïncide avec le plus important élargissement de l’histoire de l’UE : en 2004, ce ne sont pas moins de dix pays qui viennent garnir ses rangs, dont huit sont issus de l’ex-Union soviétique et de l’ancienne Yougoslavie : la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, la Lettonie, la Lituanie. Autant de nouvelles frontières à surveiller, d’autant plus que la plupart de ces États sont jeunes, capitalistes de fraîche date et ne disposent pas toujours des moyens technologiques et logistiques pour surveiller leurs frontières, ce qui en fait des voies de passages privilégiées pour les criminels. En effet, depuis Schengen, les frontières internes des pays membres sont quasiment virtuelles, d’où la nécessité de redoubler d’attention le long de ces milliers de kilomètres de nouvelles frontières, dites externes. Sans surprise, c’est chez ces nouveaux membres que l’on trouvera la plus forte demande pour prévenir et surveiller les activités illégales aux frontières et cela avant même que l’adhésion ne soit formalisée. Pour les locomotives économiques de l’Union, la peur d’une migration incontrôlée émanant de ces nouveaux membres a sans doute fait également office de catalyseur politique. Plus insidieusement, il est aussi question de se départir des législations nationales en matière d’asile et de contrôle migratoire, jugées trop restrictives et influençables, pour transférer ses compétences à une agence supranationale. Celle-ci serait moins comptable de ses actions devant les parlements nationaux, jouant par là le rôle de parapluie pour des États membres qui ont rarement les coudées franches sur ces domaines politiquement clivants. (…)
Frontières géographiques, frontières mentales
Il en va de l’économie comme de la sécurité et, s’agissant de cette dernière, la demande n’est pas toujours uniformément répartie dans l’U.E. Tant et si bien que l’on retrouve des positions antagonistes entre le Sud et l’Est, généralement acquis à Frontex, et le Nord et l’Ouest, plus sceptiques envers le mandat de l’agence et plus portés sur un respect scrupuleux des fameux droits-de‑l’homme. Deux des récents ennemis déclarés de Frontex sont la suédoise Ylva Johansson, Commissaire aux affaires intérieures, et la hollandaise Tineke Strik, rapporteur de la Commission d’enquête sur Frontex diligentée par le Parlement européen. Sans omettre le Danois Jonas Grimheden, chef du corps interne de commissaire aux droits de l’homme au sein de Frontex, corps imposé par le Parlement pour garder Frontex dans son giron. Ce sont les pays scandinaves qui, entre 2001 et 2003, au moment où se tenait le cycle de négociations menant à la création de l’agence, ont exprimé les plus fortes réserves. Cette dichotomie se reflète même dans l’organigramme de l’agence : les personnels opérationnels sont composés majoritairement de ressortissants d’Europe centrale et orientale, tandis que Français et Allemands occupent les postes de direction.
Sur le terrain
Dans son étude consacrée à Frontex, Nina Perkowski rapporte les témoignages qu’elle a obtenu de la bouche du personnel de Frontex, qu’on suppose sans peine être plutôt est-européen, dépêché à la frontière bulgare-turque lors de l’opération Poseidon en 2014 : « Lors de mes entretiens avec les agents invités près de la frontière terrestre bulgaro-turque, les droits de l’homme et les préoccupations humanitaires étaient pratiquement absents de leurs discours. Les agents insistaient sur la nécessité « d’attraper les criminels », et le phénomène de migration était perçu comme une menace devant être contrariée aussi près de la frontière que possible. Sinon, les « migrants » continueraient d’avancer et seraient de plus en plus difficiles à « attraper ». Selon un agent invité, les « migrants » étaient « l’un des plus gros problèmes de l’UE » : « ils sont là, ils créent des problèmes, ils sont impliqués dans toutes sortes d’activités criminelles ce genre de choses. » Ils ont ensuite déclaré vouloir « le moins de [migrants] possible ». Leur collègue est intervenu en disant que « ils ne sont pas tous généralement perçus comme des criminels potentiels. Je suis sûr qu’une personne qui a décidé de quitter son pays doit vivre des moments difficiles. » Ils ont toutefois ajouté que la planète était vaste et que tout le monde ne pouvait pas venir vivre en Europe. Les frontières existent pour une raison ».
Des propos qui, on l’imagine sans peine, vont à l’encontre de ceux qui prévalent au Parlement européen et à la très militante Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), habituée à produire des rapports à charge contre la Hongrie (rapport Sargentin) et la Pologne (rapport Lopes Aguilar) et dont l’ambition avouée est de châtier Frontex, ainsi que tous les États qui oseraient braver l’ordre européen établi.
Canard boiteux
Cette hémiplégie structurelle, qui puise ses racines dans l’histoire longue de ces régions d’Europe, fait de Frontex, et presque malgré elle, un canard boiteux : si ce sont les pays d’Europe de l’Est qui ont le plus fait pour sa fondation, ils sont aujourd’hui obligés de refuser son aide, tant le carcan humanitariste qui la ligote représente une entrave dans le cadre d’interventions de police.
Ainsi, Frontex a peu à peu déserté les frontières magyaro-serbe et bulgaro-turque, points de passages les plus courus par les clandestins au plus fort de la crise de 2015–2016, et a reçu une fin de non-recevoir de la part du gouvernement polonais lorsqu’elle lui a proposé son aide pour juguler l’afflux de migrants venus de Biélorussie en 2021. Cela marche aussi dans l’autre sens : au début de l’année 2021, l’agence décide cesser toute collaboration avec la Hongrie à sa frontière orientale suite à un arrêt de la CJUE jugeant que le pays avait procédé à des expulsions illégales vers la Serbie. En 2016 pourtant, alors que des ONG de gauche interpellaient déjà l’agence pour au sujet des méthodes expéditives des gardes-frontières hongrois à la frontière magyaro-serbe (emploi de gaz au poivre et de chiens d’attaques contre les clandestins), la direction avait maintenu le cap et refusé de suspendre ses opérations à la frontière. Signe des temps.
Vous venez de lire, en libre accès, un large extrait de notre brochure “Frontex : un géant entravé par l’UE et les médias”. Pour lire la suite, c’est ici.