Dans la guerre de l’information entre l’Amérique et la Russie, les premiers mènent de loin dans une proportion d’au moins 100 contre 1 en France comme ailleurs en Europe, de l’ouest comme du centre. Les médias russes tentent bien de contrattaquer, souvent de manière maladroite comme le montre notre article sur une fausse carte polonaise diffusée auprès du public russe.
Le narratif russe concernant la Pologne et l’Ukraine
Si de grands médias russes reprennent une manipulation grossière circulant sur les réseaux sociaux, cela peut s’expliquer par le fait que cette fausse image de la télévision publique présentant la météo sur une carte de Pologne englobant l’ouest de l’Ukraine s’inscrit dans un thème récurrent de la narration russe : Moscou a peut-être des vues sur l’est de l’Ukraine, mais Varsovie en a de la même manière sur les territoires de l’ouest qui faisaient autrefois partie de la Pologne. Immanquablement, ces cartes dont les chaînes de TVP, la télévision publique polonaise, se voient attribuer la diffusion par les médias russes, font apparaître clairement « Lwów » (Lvov/Lviv), grande ville de l’ouest de l’Ukraine, anciennement appelée Léopol en français, qui a été au cœur des conflits entre les deux peuples slaves pendant la première moitié du XXe siècle.
Plus c’est gros, plus ça passe
Sur cette image qui a circulé sur les médias sociaux en ce mois de janvier, la « Madame Météo » a en fait été prise sur une séquence météo d’une autre télévision polonaise, la télévision catholique privée TV Trwam, datant de 2020 et accessible sur YouTube. Ce qui saute immédiatement aux yeux de toute personne connaissant un peu la langue polonaise, c’est que les noms apparaissant sur la carte affichée dernière la présentatrice n’ont pas les caractères diacritiques polonais. C’est ainsi que Lwów est écrit Lwow (sans l’accent du ó), Słowacja (Slovaquie) est écrit Slowacja (sans la barre du « ł »), etc. Sans chercher plus loin, ce simple détail montre que cette image est un grossier montage.
Si la grossièreté du montage saute aux yeux, cela n’a pas empêché les médias du gouvernement russe ou sous son influence de reprendre cette image et de prétendre que la télévision publique polonaise avait effectivement présenté la météo sur une carte de la Pologne telle que les Polonais voudraient la voir. C’est ainsi que le site d’information russophone Baltnews, qui appartient au groupe Rossia Segodnia (« Russie d’aujourd’hui ») comprenant entre autres l’agence de presse RIA Novosti et le multimédia Sputnik, a titré le 25 janvier sur les « rêves humides » de la Pologne (« Rêves humides ou “plan Jirinovski” : la Pologne va-t-elle prendre le contrôle de l’Ukraine occidentale ? »).
L’article en question se fonde sur « l’information » publiée sur son site le 17 janvier par le célèbre journal Izvestia, avec en gros titre : « Une chaîne de télévision polonaise a diffusé une carte du pays avec des parties de l’Ukraine occidentale ».
« La chaîne de télévision polonaise TVP1 a diffusé une carte actualisée du pays, qui inclut une partie du territoire de l’actuelle Ukraine occidentale. Les images diffusées mardi 17 janvier ont circulé dans les médias et sur les chaînes Telegram », explique le journal russe. « À en juger par l’image, la carte est apparue dans les prévisions météorologiques. Il montre que Lviv fait partie de la Pologne. »
Dans un autre exemple de reprise du bobard de la carte météo avec une Pologne agrandie, le média de grand chemin russe Gazeta a titré le 17 janvier :
« La chaîne polonaise TVP 1 présente l’Ukraine occidentale comme une partie de la Pologne dans ses prévisions météorologiques. » Et le journal d’écrire : « La chaîne de télévision polonaise TVP 1 a montré l’Ukraine occidentale comme faisant partie de la Pologne dans une prévision météorologique. La carte montre en rouge et avec “Pologne” non seulement les régions ukrainiennes traditionnellement occidentales de Lviv, Ternopil, Ivano-Frankivsk, mais aussi les régions ukrainiennes de Volhynie, Tchernivtsi, Rivne, Zhytomyr, Khmelnytskyï, Vinnytsia et Transcarpatie. Il est à noter que la majeure partie de la région de Rivne, ainsi que les régions de Zhytomyr, Khmelnytsky, Tchernivtsy, Vinnytsia et Transcarpatie n’ont jamais fait partie de la Deuxième République, la République polonaise restaurée en 1918 et qui a existé jusqu’en 1939 ».
Les médias cités ci-dessus rappellent une autre carte diffusée par la télévision publique polonaise en mars 2022, qui est une carte dessinée pour illustrer les plans de Vladimir Jirinovski en 2014. Mort en avril dernier, Jirinovski était alors le chef du Parti libéral-démocrate de Russie, un parti ultra-nationaliste créé peu avant l’effondrement de l’Union soviétique. Il était aussi en 2014 vice-président de la Douma. En mars 2014, au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie, Jirinovski a adressé au ministère polonais des Affaires étrangères – mais aussi aux gouvernements hongrois et roumain – un plan de partage de l’Ukraine. C’est une carte illustrant ces propositions du Russe Jirinovski que la télévision publique polonaise a de nouveau montrée en mars 2022, et cette diffusion a été présentée dans les médias russes comme illustrant les intentions polonaises.
C’est ainsi qu’Izvestia relatait le 17 janvier, dans l’article déjà cité :
« Auparavant, en mars 2022, la chaîne de télévision avait présenté une carte de la division de l’Ukraine. Elle montrait que les régions de Lviv, Ivano-Frankivsk, Volhynie, Rivne et Ternopil faisaient partie de la Pologne. Une partie du territoire ukrainien – la région de Tchernovtsy – avait été “cédée” à la Roumanie et la Transcarpatie à la Hongrie. Seules les parties centrale et septentrionale du pays, dans sa composition actuelle, ont été présentées comme faisant partie de l’Ukraine. »
Ce journal avait d’ailleurs titré le 25 mars 2022 sur son site : « Kiva, ancien député de la Rada, a montré une carte de la partition de l’Ukraine par d’autres pays. » Avec, en chapô : « M. Kiva, ancien député de la Rada, affirme que l’Occident est prêt à diviser l’Ukraine sur la carte polonaise. » Précisons ici que la Rada (le Conseil) est le parlement ukrainien.
Pour appuyer la thèse selon laquelle la Pologne aurait des visées sur l’ouest de l’Ukraine, les grands médias russes citent dans leurs articles respectifs des articles publiés dans « le journal polonais Niezależny Dziennik Polityczny » (« Quotidien politique indépendant »).
« Déjà ce mois-ci, le 10 janvier, un chroniqueur du journal polonais Niezależny Dziennik Polityczny, Marek Halas, a parlé de la possibilité d’une annexion des territoires ukrainiens occidentaux qui faisaient autrefois partie de la Pologne. Il a indiqué que l’assistance militaire de la Pologne à Kiev pouvait uniquement porter ses fruits de cette manière », écrivait Izvestia dans son article du 17 janvier à propos de cette fameuse carte de la météo à la télévision publique polonaise.
De même, dans l’article de Baltnews, on pouvait lire :
« Maintenant que la partition de l’Ukraine semble être une affaire réglée, le temps est venu de faire des déclarations franches. […] la Pologne peut éviter le stigmate d’envahisseur et acquérir au contraire le titre honorable de sauveur et de libérateur du peuple ukrainien. C’est pourquoi la controverse autour du massacre de Volhynie et d’autres sujets douloureux des relations polono-ukrainiennes ont été apparemment oubliés pendant toute la durée de l’Opération militaire spéciale”, écrit le chroniqueur de Niezależny Dziennik Polityczny. »
Un média inconnu du public en Pologne
Ce fameux « Quotidien politique indépendant » est régulièrement cité dans les médias russes en tant que voix polonaise. Une voix polonaise qui vient corroborer la narration russe sur l’Ukraine. Le problème, c’est que ce média est inconnu du public en Pologne. Voici d’ailleurs ce qu’on pouvait lire à son sujet dans un article du quotidien polonais Rzeczpospolita publié en 2019 sous le titre « Les trolls russes attaquent l’armée polonaise » :
« Les auteurs utilisent des citations de personnes qui n’ont jamais parlé aux représentants du site. Dans le même temps, afin d’asseoir leur crédibilité, ils reprennent intégralement – sans l’autorisation des rédacteurs – des articles sur la sécurité, entre autres, de Rzeczpospolita, Onet.pl et Gazeta Wyborcza. Cependant, comme nous l’a fait remarquer un officier de l’armée, ils changent parfois délibérément le sens du titre ou de quelques phrases du texte pour que le message soit différent. Une analyse de la syntaxe de certains contenus montre que le polonais est une seconde langue pour leurs auteurs et qu’il y a des russicismes. »
Le serveur de ce « quotidien politique indépendant » est aux Pays-Bas, précisait alors Rzeczpospolita qui relayait une enquête d’un autre média polonais, Oko Press, où il était établit que les signataires des articles publiés par ce site Internet si volontiers cité par les médias russes étaient des personnages fictifs.
Voilà donc une technique de propagande classique qui rappelle, en moins avancée, celle d’un média polonais comme Gazeta Wyborcza dont les journalistes publient des articles critiquant violemment la politique du PiS dans de prestigieux journaux étrangers, qui sont ensuite cités par ce même journal polonais comme étant supposément la voix de l’étranger sur la Pologne (voir ici pour le cas de la France et voir ici pour les médias anglo-saxons).
On notera par ailleurs que l’agence de presse russe Ria Novosti a multiplié dès les premiers mois de l’offensive russe en Ukraine les entretiens et analyses d’experts soutenant que la Pologne avait des visées territoriales sur l’ouest de l’Ukraine. « Selon les renseignements russes, la première étape de la “réunification” sera l’entrée des troupes polonaises dans les régions occidentales de l’Ukraine sous la bannière de leur protection contre l’agression russe. Varsovie discute des termes de cette mission avec l’administration Biden. Selon les accords préliminaires, elle se déroulera sans mandat de l’OTAN, mais avec la participation d’“États volontaires” », assurait ainsi Sergueï Narychkine, le directeur du Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR), dans un entretien avec l’agence de presse publié le 28 avril dernier.
Une propagande pataude
En bas de cet entretien se trouve un lien à un article du 25 mars intitulé « Un ancien député de la Rada révèle la carte polonaise de la partition de l’Ukraine ». Ou comment la carte faisant état des propositions de Jirinovski est devenue une « carte polonaise de la partition de l’Ukraine ». « L’ancien député de la Rada Ilya Kiva a publié sur Telegram une carte de la partition de l’Ukraine montrée sur la chaîne de télévision polonaise TVP1, soulignant que cet acte montre la volonté de l’Occident de modifier les frontières de l’ancienne république soviétique », écrivait alors Ria Novosti.
La même carte avait été montrée en présence de Vladimir Jirinovski sur la chaîne de télévision russe NTV début 2015, et le leader ultra-nationaliste s’était bien gardé, tout comme le présentateur de l’émission, de préciser que si la télévision polonaise avait montré cette carte, c’était justement pour dénoncer les plans de Jirinovski lui-même. La manipulation, comme celle plus récente montrant une image censée provenir de la météo sur TVP, n’était pas passée inaperçue en Pologne où, trois décennies après le retrait de l’Armée rouge, les journalistes comprenant le russe ne manquent pas.
Des exemples de propagande pataude, bien loin des méthodes plus sophistiquées des Américains, omniprésents dans les médias via les Young Leaders de la French American Foundation et par de nombreux autres biais.
Voir aussi : Les Young Leaders, alliés de l’Amérique