Première diffusion le 22 février 2023
Entre la vieille garde attaché au journalisme traditionnel et la jeune garde militante adepte de l’idéologie du genre, le conflit est désormais ouvert au New York Times. Ouvert et même porté sur la place publique avec la publication le 15 février 2023 d’une lettre signée par un millier environ (au 17 février) de journalistes, chroniqueurs, contributeurs et lecteurs qui reprochent à la rédaction le questionnement par certains collègues dans les colonnes du journal des applications pratiques de la théorie du genre poussées par le lobby « trans ».
Les « standards » du NYT
Voici un exemple de reproche pour comprendre le type de griefs adressé à Philip B. Corbett, directeur adjoint de la rédaction en charge des « standards » au New York Times :
« Le récent article de Katie Baker intitulé “When Students Change Gender Identity and Parents Don’t Know” (Quand les élèves changent d’identité sexuelle et que les parents ne le savent pas) présente de manière erronée la bataille sur le droit des enfants à une transition en toute sécurité. L’article ne précise pas que les actions en justice intentées par des parents qui veulent que l’école révèle l’identité trans de leurs enfants font partie d’une stratégie juridique poursuivie par des groupes haineux antitrans. Ces groupes ont identifié les personnes transgenres comme étant une “menace existentielle pour la société” et cherchent à remplacer le système d’éducation publique américain par un enseignement chrétien à domicile, un contexte clé que Baker n’a pas donné aux lecteurs du Times. »
Soins médicaux en ligne de mire
Un autre reproche fait à la direction du New York Times, c’est que certains de ses articles sont utilisés devant les tribunaux pour défendre les lois des États interdisant les traitements médicaux de changement de sexe à destination des mineurs :
« L’année dernière, le procureur général de l’Arkansas a déposé un mémoire d’amicus curiae pour défendre la loi de l’Alabama sur la compassion et la protection des enfants vulnérables, qui érigerait en crime, passible de dix ans d’emprisonnement, le fait pour tout prestataire de soins médicaux d’administrer certains soins médicaux d’affirmation du genre (y compris des bloqueurs de puberté) à un mineur qui diverge du sexe qui lui a été attribué à la naissance. Le mémoire cite trois articles différents du New York Times pour justifier son soutien à la loi : Bazelon, “The Battle Over Gender Therapy” (La bataille autour de la thérapie de genre), Azeen Ghorayshi, “Doctors Debate Whether Trans Teens Need Therapy Before Hormones” (Les médecins débattent pour savoir si les adolescents trans ont besoin d’une thérapie avant les hormones »), et Ross Douthat, “How to Make Sense of the New L.G.B.T.Q. Culture War” (Comment comprendre la nouvelle guerre culturelle LGBTQ). Pas plus tard que le 8 février 2023, le témoignage de l’avocat David Begley devant l’assemblée législative de l’État du Nebraska en faveur d’un projet de loi similaire citait en les approuvant les reportages du Times et s’appuyait sur sa réputation de “journal officiel” pour justifier la criminalisation des soins d’affirmation du genre. »
Appel à la censure généralisée sur le sujet trans
Ce qu’exigent les signataires de la lettre, c’est donc ni plus ni moins la censure des articles et éditoriaux ou autres chroniques remettant en cause le bien-fondé des thérapies de changement de sexe administrées aux mineurs, malgré leurs effets souvent irréversibles (comme la stérilité).
« En tant que penseurs, nous sommes déçus de voir le New York Times suivre l’exemple des groupes haineux d’extrême droite en présentant la diversité des genres comme une nouvelle controverse justifiant une nouvelle législation punitive. Les bloqueurs de puberté, les traitements hormonaux substitutifs et les chirurgies d’affirmation du genre sont des formes de soins standard pour les personnes cis et trans depuis des décennies », affirment ainsi dans la novlangue de l’idéologie du genre les signataires de la lettre. Et ils en profitent pour rappeler au passage à la direction du journal le passé « homophobe » du New York Times. Exemple : « En 1963, le New York Times a publié en première page un article intitulé “Growth of Overt Homosexuality in City Provokes Wide Concern” (Le développement de l’homosexualité affichée en ville suscite une grande inquiétude), dans lequel on pouvait lire que les homosexuels considéraient leur propre sexualité comme “une maladie innée et incurable” — une maladie que les scientifiques, annonçait le Times, pensaient désormais pouvoir “guérir”. » Ou encore la règle en vigueur au New York Times jusqu’en 1987 sur l’utilisation du mot « gay », qui, à la base, veut dire « gai » en anglais : « Ne pas utiliser le mot gay comme synonyme d’homosexuel, sauf s’il apparaît dans le nom officiel et en majuscules d’une organisation ou dans une citation. »
Autant de crimes contre la pensée woke actuelle qui fait la part belle à l’idéologie du genre.
Voir aussi : Le New York Times mettra une majuscule à “Black”
Les employés du NYT, de trans en transe
Dans un premier temps, il s’agissait, à en croire les médias qui ont les premiers publié l’information, d’une lettre signée par « près de 200 contributeurs ». « Près de 200 collaborateurs du NYT signent une lettre reprochant au journal de suivre les “groupes haineux d’extrême droite” sur la question des transsexuels. », titrait ainsi Fox News sur son site le même jour.
« Comme l’a rapporté Fox News Digital en novembre dernier, le Times a été confronté à un “retour de bâton” pour l’un de ses récents articles qui examinait “les conséquences potentielles des inhibiteurs de la puberté” », écrivait alors le site de la grande chaîne de télévision conservatrice américaine. « Ce retour de bâton s’est concrétisé par une lettre du 15 février signée par d’éminents journalistes et auteurs de gauche, dont Ed Yong, Lucy Sante, Roxane Gay et Rebecca Solnit. (…) Les auteurs libéraux chagrinés ont noté que, bien que “de nombreux journalistes du Times couvrent équitablement les questions relatives aux transgenres”, ils sont “éclipsés par ce qu’un journaliste a calculé comme étant plus de 15 000 mots de couverture en première page du Times débattant de la pertinence des soins médicaux pour les enfants transgenres publiés au cours des huit derniers mois seulement”. »
Les problèmes du New York Times avec le lobby trans et LGBT étaient connus avant cette lettre ouverte du 15 février 2023, puisque le même site de Fox News titrait le 15 novembre dernier : « Un article du New York Times sur les inhibiteurs de puberté alimente les critiques dans le débat sur les transgenres : “Une décennie de retard sur cette histoire” », avec le sous-titre : « Les progressistes accusent le NYT de “transphobie”, tandis que d’autres font l’éloge de cette couverture tardive. »
Depuis des années, les thèses de l’idéologie du genre et leur mise en pratique auprès des enfants et adolescents sont très régulièrement critiquées sur la chaîne Fox News.
Guerre culturelle et groupes d’influence
Dans un article publié le 16 février, Le Telegraph, un journal britannique clairement progressiste et « LGBT-friendly » mais devenu au fil des ans de plus en plus critique des dérives du lobby trans et de ses velléités totalitaires, explique « comment le New York Times a été englouti dans une guerre culturelle trans » (c’est le titre de l’article).
« Cette semaine, plus de 180 écrivains ont rédigé une lettre accusant le New York Times de fomenter “le sectarisme et la pseudo-science” dans sa couverture des questions transgenres, tandis que les militants LGBT ont organisé une manifestation au pied de la tour du journal à Manhattan », raconte l’auteur de l’article du Telegraph. « Cette rébellion est une réaction très publique à la récente couverture du New York Times. Pourtant, ce n’est que le dernier conflit d’une guerre culturelle interne, stimulée par un fossé générationnel, qui menace de déchirer le journal. »
Plus loin, on peut lire que « dans le même temps, plus de 100 organisations ont signé une autre lettre accusant le Times de “diffuser des informations erronées et préjudiciables sur les personnes et les problèmes transgenres”. Un porte-parole du Times s’est défendu contre ces critiques, déclarant : “Notre journalisme s’efforce d’explorer, d’interroger et de refléter les expériences, les idées et les débats de la société — pour aider les lecteurs à les comprendre. Notre reportage a fait exactement cela et nous en sommes fiers”. »
Le Guardian britannique aussi
Le Telegraph remarque aussi qu’un conflit similaire avait éclaté au sein de la rédaction du Guardian, un journal britannique de gauche (proche des travaillistes), quand plus de 300 membres de la rédaction avaient signé une lettre pour se plaindre d’un éditorial rédigé par la journaliste Suzanne Moore. Celle-ci a plus tard expliqué dans les colonnes du Telegraph (proche des tories) comment elle avait été, au Guardian, « trahie et malmenée pour avoir dit que les femmes ne devaient pas être réduites au silence » face aux revendications du lobby trans. Dans un autre article publié en décembre dernier, Moore dénonçait le fait que « le Guardian cache la vérité sur la question trans ».
Selon le Telegraph, au contraire du Guardian britannique, le journal américain New York Times a décidé, après s’être laissé surprendre par l’élection de Donald Trump, d’attirer « des chroniqueurs plus conservateurs pour tenter d’élargir ses points de vue et repousser les accusations selon lesquelles il était aveuglé par sa vision libérale. » Attention de bien comprendre ici le mot « libéral » à la mode anglo-saxonne, c’est-à-dire au sens de progressiste/libertaire.
Un premier clash a alors eu lieu après la publication d’un éditorial par un sénateur républicain qui appelait à déployer la troupe pour réprimer les manifestations consécutives à la mort de George Floyd. Les réactions passablement énervées de nombreux membres de la rédaction à cet éditorial ont poussé vers la sortie deux chroniqueurs conservateurs qui venaient de rejoindre le New York Times, le chroniqueur James Bennet et la chroniqueuse Bari Weiss. Cette dernière avait alors estimé dans sa lettre de démission que « un nouveau consensus a émergé dans la presse, mais peut-être surtout dans ce journal : la vérité n’est pas un processus de découverte collective, mais une orthodoxie déjà connue d’une poignée de gens éclairés dont le travail consiste à informer tous les autres” ».
Voir aussi : Chasse aux blancs dans les médias américains, les têtes tombent
Une constatation qui s’applique sans doute aussi à bien des rédactions dans les médias français. De l’autre côté de l’Atlantique, sur « la terre des gens libres » (the land of the free, comme les habitants des États-Unis d’Amérique se complaisent à appeler leur pays), l’avenir nous dira si, en ce qui concerne le New York Times, l’explosion de ce nouveau conflit va mettre définitivement fin à la tentative entreprise après l’élection de Donald Trump d’introduire une toute petite dose de pluralisme d’opinions au sein d’un journal de la gauche libérale libertaire.