Que n’a‑t-on entendu de cris d’alarme et de protestations depuis l’arrivée du parti social-conservateur Droit et Justice (PiS) au pouvoir en Pologne à la faveur des élections de 2015 ! Même chose pour la Hongrie depuis le retour de Viktor Orbán aux affaires en 2010 et sa reconduction à une large majorité à chaque nouvelle élection parlementaire.
Quelques exemples relevés ces dernières années par l’Observatoire du Journalisme :
- Le Monde s’inquiète du manque de pluralisme dans les médias (en Hongrie et en Pologne) (février 2021)
- Des médias polonais moins allemands, les médias français choqués (décembre 2020)
- Pologne : le parti-pris idéologique de Reporters sans frontières (janvier 2017)
- La fermeture du quotidien hongrois Népszabadság, entre fantasmes des médias français et réalité (octobre 2016)
Une enquête biaisée de l’U.E.
À tel point même que le Parlement européen a tenu à enquêter, de manière certes assez biaisée, sur la liberté des médias en Pologne lors d’une visite effectuée en 2018 dans le cadre de la préparation d’un rapport devant ouvrir la voie à une procédure de sanction pour violation de l’État de droit.
En Pologne-même, les médias libéraux et de gauche ont plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme (et ce sont d’ailleurs souvent eux qui ont alerté leurs partenaires français). Par exemple quand le gouvernement polonais a voulu imposer une taxe sur la publicité dans les médias. Plusieurs d’entre eux, et pas des moindres, avaient même organisé une grève des parutions pendant un jour il y a deux ans. Et les grands médias français avaient bien entendu relayé l’information, comme ils l’avaient fait quelques années plus tôt pour la Hongrie et sa propre taxe sur la publicité, en ressassant l’idée que les gouvernements conservateurs (généralement appelés « nationalistes » ou « ultra-conservateurs ») d’Europe centrale chercheraient à brider la liberté d’expression et le pluralisme médiatique. Rebelote quand le PiS polonais a voulu aligner sa législation sur les législations française et allemande, en imposant comme condition pour qu’une télévision puisse émettre sur la TNT qu’elle appartienne à hauteur d’au moins 51 % des parts à des propriétaires de l’Espace économique européen (EEE). En France, la barre est fixée plus haut, à 80 %, mais c’est pour la Pologne que l’idée a suscité un tollé. Elle a été abandonnée depuis.
Le site d’un magazine conservateur censuré par les autorités
En revanche, quand un magazine libéral-conservateur (libéral en économie, conservateur pour les questions sociétales), Najwyższy Czas! (« Il est grand temps ! »), voit son site, qui était visité par plusieurs centaines de milliers de lecteurs chaque mois, bloqué par les autorités sans décision de justice et sans même être informé des motifs du blocage ni même de l’administration qui a procédé à ce blocage, c’est l’omerta ou l’indifférence totale qui prévaut au sein de ces mêmes médias. La même réaction avait pu être observée lorsque c’est une télévision internet de droite (clairement plus à droite que le PiS et de plus – horreur ! – encore plus vigoureusement hostile aux revendications du lobby LGBT), wRealu24, qui avait été bloquée. Dans les deux cas, on soupçonne des articles ou déclarations ou émissions jugés trop favorables à la Russie ou trop critiques de l’Ukraine, dans le contexte de la guerre en cours dans le pays voisin, d’être à l’origine du blocage.
Silence des médias de gauche
Pourtant, si le gouvernement polonais peut bloquer un quelconque média sans même l’accuser de pratiques illégales ni engager une procédure judiciaire à son encontre, cela veut dire que la liberté de la presse est vraiment menacée aujourd’hui en Pologne. Mais alors, si les grands médias libéraux et de gauche qui hystérisaient pour pas grand-chose ces dernières années ne disent rien cette fois, quelle conclusion pouvons-nous en tirer ? Sans doute celle que l’on soupçonnait déjà : ce qui importe aux yeux de ces prétendus défenseurs de la démocratie, ce n’est pas tant la liberté de la presse et le pluralisme médiatique que de préserver la domination de leur obédience idéologique dans le paysage médiatique, et ce dans l’ensemble de l’Union européenne.
Une seule exception à la loi du silence
Le seul média polonais que l’on pourrait qualifier de « mainstream », ou de « média de grand chemin » et qui parle de cette affaire, c’est l’hebdomadaire conservateur Do Rzeczy, avec notamment une brève et un entretien avec Tomasz Sommer, le rédacteur en chef de Najwyższy Czas! publiés sur son site Internet les 10 et 11 février, dès après le blocage survenu le 9 février du site de son concurrent. Ont ensuite suivi deux grands articles publiés dans deux numéros consécutifs du magazine papier de Do Rzeczy : « Le débranchage de la liberté de parole », dans le numéro du 20 février 2023, et « Quand les ‘médias libres’ ont détourné le regard » dans le numéro du 27 février 2023.
Les autres médias qui ont parlé de cette affaire sont des médias plus marginaux et sont tous classés à droite comme Do Rzeczy. On compte parmi ces quelques médias de droite qui en ont parlé l’hebdomadaire du célèbre syndicat polonais Solidarité (Solidarność), Tysol.
Perte de la moitié des lecteurs et des revenus
Pourtant, si le bihebdomadaire Najwyższy Czas! est lié à la personnalité excentrique et volontiers provocatrice du libertarien Janusz Korwin-Mikke, il s’agit d’un des plus anciens magazines politiques en Pologne, son premier numéro étant paru en 1990, au moment de la transition de la dictature communiste à la démocratie parlementaire et à l’économie de marché. Depuis le début du mois de février, son site n’est plus accessible que depuis l’étranger, ce qui veut dire que ses lecteurs résidant en Pologne doivent utiliser une connexion VPN pour continuer à le consulter. D’après les déclarations de son rédacteur en chef, cela lui a fait perdre la moitié de ses lecteurs et donc aussi des revenus publicitaires vitaux.
La constitution polonaise interdit la censure préventive, mais la loi sur les télécommunications autorise les services spéciaux à faire bloquer un site Internet en cas de menace pour la sécurité de l’État ou l’ordre public. Tomasz Sommer déclare être certain que le service à l’origine du blocage est l’Agence pour la sécurité intérieure (ABW), l’agence de contre-espionnage polonaise, et il a écrit au premier ministre et au ministre de l’Intérieur pour demander des éclaircissements, sans toutefois obtenir aucune réponse.
Kafka à Varsovie
Le journaliste Jan Fiedorczuk précise dans Do Rzeczy, dans l’article intitulé « Quand les ‘médias libres’ ont détourné le regard » : « Le site Web de l’un des plus anciens magazines politiques polonais, au ton antigouvernemental évident, a été fermé d’un jour à l’autre. Le propriétaire du site n’a reçu aucune communication ni aucun avertissement, et l’ensemble de la situation a un goût presque kafkaïen. Sommer lui-même ne sait pas pourquoi son site a été censuré ni quel article a motivé cette décision. En fait, il ne sait même pas qui est responsable du blocage, car ses allégations contre l’ABW reposent sur des preuves circonstancielles plutôt que sur des preuves directes. »
On sait toutefois que c’est bien l’ABW qui avait bloqué l’accès aux sites wRealu24.pl et wRealu24.tv en mai dernier, une décision que l’hebdomadaire Do Rzeczy avait déjà été le seul grand média à dénoncer.
Liberté de la presse et censures
Do Rzeczy s’inquiète aujourd’hui ouvertement pour la liberté de la presse sous un gouvernement qu’il critique souvent, mais dont il est toutefois plus proche que des gouvernements libéraux ou de gauche précédents. Ainsi qu’on peut le lire dans l’article de Fiedorczuk : « Il apparaît donc que quelqu’un peut envahir l’espace médiatique polonais et décider de manière autonome qui a le droit de participer au débat public et qui doit être privé de ce privilège. Et ce en dehors de l’ordre juridique (vide : article 54 de la Constitution), en dehors du contrôle démocratique. De plus, tout cet incident a été complètement ignoré tant par les politiciens (sans compter Konfederacja, qui a fait une conférence à la Diète sur le sujet) que par les médias (sans compter l’hebdomadaire “Do Rzeczy” et quelques sites Web). Et c’est justement sur le monde journalistique, davantage que sur toute autre chose, que cette affaire est la plus révélatrice. »
Konfederacja est l’alliance des nationalistes et des libertariens à la Diète, la chambre basse du parlement polonais, avec une dizaine de députés qui forment l’opposition de droite du PiS, les autres partis d’opposition étant situés sur l’aile gauche du parti de Jarosław Kaczyński. C’est de ce groupe Konfederacja que le média Najwyższy Czas! est le plus proche idéologiquement, mais c’est aussi le groupe qui pendant la pandémie de Covid était le plus engagé en faveur de la défense des libertés civiques et de la liberté d’expression (notamment des médecins qui, comme en France, ont été réprimés par les autorités – et le sont encore pour certains – quand ils osaient sortir du rang à propos de la vaccination contre le Covid et de la politique gouvernementale pour lutter contre la pandémie).
Le journaliste de Do Rzeczy continue son article en comparant alors justement le silence des médias face à la censure manifestement contraire à l’État de droit qui a visé Najwyższy Czas!, et avant lui la webtélé wRealu24, à l’hystérie de ces mêmes médias face à des mesures ou des propositions de mesures du PiS qui étaient certainement bien moins dangereuses pour la liberté d’expression et le pluralisme.
Quant à son collègue Tomasz Rowiński, qui est également rédacteur en chef du trimestriel Christianitas, il comparait une semaine plus tôt, dans son article intitulé « Le débranchage de la liberté de parole », la censure actuelle à celle, officielle et légale, qui avait court dans la Pologne d’avant-guerre : « Dans la Seconde République, où la censure existait, la raison de la confiscation d’un journal était expliquée aux éditeurs, alors que le site du bihebdomadaire “Najwyższy Czas!” a tout simplement été coupé des internautes. Et l’on ne sait même pas quel service spécial a fait cela ni pour quelles raisons. »
Jusqu’ici, le site du bihebdomadaire Najwyższy Czas! apparu en Pologne à la chute du communisme n’avait eu les honneurs que d’une censure par la Big Tech américaine.