Première diffusion le 29 avril 2023
Nous publions partiellement une chronique de notre confrère suisse francophone Antipresse de Slobodan Despot sur la politique de Musk depuis son rachat du réseau Twitter et les réactions de certains médias de grand chemin. Certains intertitres sont de notre rédaction.
Malaise dans les médias anglo-saxons
Un si étrange malaise. Parmi toutes les décisions provocantes prises par Elon Musk depuis que le déroutant milliardaire a racheté Twitter, le signalement des médias financés par l’État est celle, probablement, qui a soulevé le plus de scandale dans la médiasphère anglo-saxonne. Essayons de comprendre quel réflexe psychique, conscient ou non, motive des réactions d’une telle violence. Il faut rappeler que Twitter est le réseau social privilégié des médias et des gouvernements à cause de sa faculté de diffusion efficace et rapide des news. C’est une des raisons pour lesquelles l’establishment américain est entré en transe depuis que Musk a mis son projet de rachat à exécution, brocardant la corruption et l’incongruité des médias traditionnels et promettant de faire de Twitter l’outil d’un journalisme plus intègre et plus décentralisé. Or la mesure contestée, a priori, était logique et purement administrative : du moment que les titres russes, chinois ou iraniens étaient affublés dans leur en-tête d’une mention « média lié à un État », il n’y avait pas de raison aux yeux du nouveau propriétaire de ne pas étendre la désignation à l’ensemble des médias publics présents sur Twitter. L’opération d’étiquetage n’était au début pas systématique, mais se limitait à un premier ensemble de pays. Par exemple, la RTS suisse n’était pas marquée, alors que la RTS serbe, elle, l’était. Dans la plupart des médias concernés, cette qualification n’avait pas soulevé de protestations particulières. Mais dans certains cas, elle a provoqué des récriminations violentes, et même des boycotts. Ces cas sont particulièrement intéressants.
Les demi-mondaines se drapent dans leur dignité
Réaction emblématique, celle de la BBC. Le service public britannique a très mal pris sa qualification de média d’État. Ses responsables ont affirmé qu’ils n’étaient pas financés par le gouvernement, mais par les citoyens. Cela serait le cas si ceux-ci payaient un abonnement révocable, or ils paient, comme les Suisses ou les Français autrefois, une redevance obligatoire, et la direction de la BBC le sait mieux que quiconque. Pourquoi alors ce faux-fuyant ? Dans une tentative de représailles, la BBC a envoyé son correspondant US interroger Elon Musk sur son changement de politique concernant l’abolition des signalements de « désinformation » au sujet du Covid-19 et la « propagation des discours de haine » sur Twitter. L’interview a mal tourné pour le journaliste : elle s’est transformée en contre-interrogatoire, notamment au sujet de la désinformation au sujet du Covid pratiquée par la BBC elle-même, et elle est devenue virale. Connaissant les pratiques du métier, Elon Musk avait pris la précaution de la faire filmer de son côté afin d’éviter les caviardages. Le réseau de radios NPR, lui, a « piqué une grosse colère » et carrément cessé de publier sur Twitter (sans éteindre ses comptes pour autant) une fois qu’on l’eut signalé comme « média financé par un gouvernement », ce que révèle d’ailleurs son appellation même : National Public Radio. De manière cocasse, le réseau PBS (Public Broadcasting Service) lui a emboîté le pas pour avoir été qualifié de ce qu’il est.
« Financé à 69% par un gouvernement »
La régie d’État canadienne CBC (Canadian Broadcasting Corp) a fait de son étiquetage une affaire d’État. Le Premier ministre lui-même a fait valoir qu’elle dépendait du budget public pour « moins de soixante-dix pour cent », ceci alors même que le gouvernement lui avait fièrement alloué en 2018 quelque 600 millions de dollars à répartir sur un plan quinquennal. Qu’à cela ne tienne : Elon Musk, pince-sans-rire, a annoncé que « ce problème avait été résolu » en faisant inscrire dans le profil de CBC : « média financé à 69 % par un gouvernement » ! Faisant, au passage, passer Justin Trudeau pour un benêt. La radio d’État suédoise, sitôt désignée pour ce qu’elle est, a décidé de se retirer du réseau en affirmant — sur la base de quel sondage ? — que « Twitter a perdu de sa pertinence pour le public suédois ». • Notule. On relèvera que ladite radio avait auparavant bloqué les commentaires sur ses posts parce que ces commentaires lui apparaissaient souvent « haineux » et « racistes ». Il semble que l’angélisme du service public suédois vis-à-vis de la situation ethnique et sécuritaire dans le pays ne plaise pas à tout le monde…
Crises infantiles et leurs explications
Y a‑t-il un sens à essayer de comprendre ces crises infantiles ? À la réflexion, il me semble que oui. Je propose quatre explications possibles, de la plus superficielle à la plus souterraine.
- ASSOCIATION COMPROMETTANTE Même si la qualification de « médias soutenus par un État» est factuellement incontestable, c’est un terme déjà connoté dans les réseaux sociaux, « le même terme utilisé pour les organes de propagande en Russie, en Chine et dans d’autres pays autocratiques», comme écrit la direction de NPR pour justifier son abandon de Twitter. Comment ose-t-on, même par le biais du financement, associer les médias « indépendants et libres » — ainsi qu’ils se décrivent tous — du monde occidental avec les organes de propagande russes ou chinois? Il n’y a aucune comparaison possible entre ces deux mondes, voyons !
- MYTHOMANIE C’est proprement le réflexe de la cocotte démasquée. Les personnes qui mènent une existence humiliante se construisent une image d’elles-mêmes qui les revalorise et finissent peu à peu par s’identifier à leur biographie imaginaire. Ainsi les journalistes d’État, ou généralement du système. On imagine que la réaction du Washington Post ne serait guère plus amène si on étiquetait ce journal « propriété de Jeff Bezos, milliardaire esclavagiste et tricheur fiscal d’envergure planétaire ». Nous sommes libres et indépendants, voyons! Mais restons-en au service public. Nous découvrons avec étonnement ici que ces employés d’État, sincèrement, s’imaginent vivre et travailler dans une indépendance totale, sans patrons ni maîtres, alors que l’historique de leurs relations avec le pouvoir — en particulier celles des médias U. S. avec les présidences démocrates — donne les preuves d’une connivence totale. L’affabulation médiatique du Russiagate et l’étouffement de l’affaire du laptop de Hunter Biden en sont des exemples effarants. Et ne parlons pas de la participation de la BBC à l’hystérie sanitaire au temps du Covid. L’interview d’Elon Musk citée plus haut en donne un aperçu éloquent : « parlons d’autre chose »…
- LAPSUS FREUDIEN Sans entrer dans des compromissions aussi extrêmes, on ne voit toujours pas en quoi le fait d’être lié à un État serait si désobligeant pour la corporation journalistique. Après tout, les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne ou la Suède sont des démocraties et des États de droit où la séparation des pouvoirs est garantie par la parfaite transparence des institutions, où la liberté d’opinion et d’expression est sacrée, et patati et patata. Cette vulgate, tous ces journalistes la répéteront avec fougue sitôt qu’il est question de Russie ou d’Iran. Mais dans leur for intérieur, ils savent parfaitement qu’ils récitent un conte de fées pour adultes usé jusqu’à la corde, que ces démocraties sont des oligarchies rongées par les passe-droits et la corruption et que l’État de droit n’est qu’une fiction de juristes. Ainsi que le rappelait Éric Werner l’autre jour, citant Stendhal : Je suis là-dessus de l’avis du comte Mosca dans la Chartreuse de Parme, qui dit à Fabrice quand ce dernier lui parle de magistrats jugeant en conscience : « Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit ». On peut aussi rappeler à ce propos — et concernant en particulier la BBC — ce jugement terrible d’un des meilleurs connaisseurs des coulisses de l’État britannique, le grand écrivain John Le Carré : Dans Une vérité si délicate (2013), Le Carré ajoute un degré d’ignominie à la sordide mission des Services : leur privatisation au service des amis et « sponsors » du pouvoir. La dégradation de l’appareil d’État britannique au rang de valet des milliardaires, la vilenie sans bornes du personnel politique, la servilité des médias composent le tableau d’une société en phase terminale…
- RÉBELLION DE CASTE Cette dernière explication pèche, de toute évidence, par un certain idéalisme. Mais elle permet d’enchaîner sur une autre, plus cynique, qui nous rapproche des observations originales d’un Emmanuel Todd. Dans ses interventions récentes, Todd propose une sociologie intéressante de la profession, en relevant qu’elle a développé au fil du temps une idéologie corporative à part, ce qu’il appelle le Journalisme avec un grand J. Todd explicite sa vision, entre autres, dans l’entretien avec Olivier Berruyer dont nous parlions récemment. Vers la fin de l’interview, Todd décrit l’évolution d’un « métier de journaliste » affranchi des idéologies d’hier et qui « a fini par sécréter sa propre idéologie, une idéologie de la liberté définie sur un monde complètement abstrait et sans aucune réflexion sur la société environnante, idée de la liberté où la seule liberté qui compte est la liberté du journaliste… et avec le développement souterrain de l’idée que le journaliste est supérieur à l’homme politique ». Les journalistes ont créé, poursuit-il, « un pouvoir collectif totalement vide en termes programmatiques, une sorte d’exigence à vide de liberté et d’information, avec l’idée que ce système d’information, c’est : surveiller les politiques — qui eux-mêmes ont perdu toute idéologie. Et l’on a ce monde où les politiques sont, en vérité, terrorisés par les journalistes et où l’on ne sait plus où est le rapport de pouvoir… non pas pour tel ou tel journaliste : pour le Journalisme collectif. »
Bellicisme irresponsable
Dans la suite de l’entretien, Todd souligne également le danger d’un Journalisme conditionnant les décisions du monde politique et poussant les dirigeants dans un bellicisme irresponsable. Il parle ici, évidemment, du contexte de la guerre en Ukraine, relevant enfin que les médias portent une responsabilité cruciale dans la dérive irrationnelle des États occidentaux face à la Russie : « Le pôle principal de remontée de la russophobie, c’est la presse elle-même. » Dans cette perspective-là, la réaction frénétique des médias anglosaxons et associés à la mention de leurs liens de dépendance vis-à-vis du pouvoir doit se lire comme une véritable insurrection. Si l’idéologie de caste dont parle Todd les place, à leurs propres yeux, au-dessus des institutions et des hommes politiques, comment pourraient-ils se soumettre à quelque instance que ce soit, comment pourraient-ils tolérer le rappel de cette réalité humiliante qu’est leur source de financement? C’est la révolte des élites circonscrite à une profession particulière qui s’est sentie investie d’un sacerdoce, conformément à la prophétie de Chesterton : « Le journalisme véhicule en soi la potentialité de devenir l’une des monstruosités et des tromperies les plus effrayantes qui aient jamais frappé l’humanité. Cette horrible transformation se produira à l’instant exact où les journalistes comprendront qu’ils peuvent devenir une aristocratie. » (The Speaker, 17 août 1901.) Quelle que soit en définitive l’explication plausible de cette bouffée d’hystérie, celle-ci nous a dévoilé une vérité essentielle : c’est que la première fake news du journalisme institutionnel, celle qui surplombe toutes les autres, réside dans le rapport distordu de cette corporation à la réalité et, par conséquent, à sa propre place dans le monde réel. Il s’agit, par-delà son aspect puéril et grotesque, d’une tentative de coup d’Etat symbolique à prendre au sérieux, et dont cette polémique avec Twitter n’est que l’une des manifestations. À ce stade du putsch antidémocratique, le remède — dans le cas des journalistes du service public — est assez évident, quoique chevalin : la suppression de la redevance publique. Ainsi ils seront aussi libres et indépendants qu’ils rêvent de l’être!
ÉPILOGUE : Le 21 avril 2023, la mention des liens des médias avec les gouvernements a soudain disparu de Twitter, sur tous les comptes. Y compris les russes.
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NB : En France la redevance pour l’audiovisuel public a disparu, mais elle a été remplacée par une dotation budgétaire équivalente, un simple tour de passe-passe.