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Twitter, Elon Musk et les médias étatiques

4 août 2023

Temps de lecture : 11 minutes
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Twitter, Elon Musk et les médias étatiques

Temps de lecture : 11 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 29 avril 2023

Nous publions partiellement une chronique de notre confrère suisse francophone Antipresse de Slobodan Despot sur la politique de Musk depuis son rachat du réseau Twitter et les réactions de certains médias de grand chemin. Certains intertitres sont de notre rédaction.

Malaise dans les médias anglo-saxons

Un si étrange malaise. Par­mi toutes les déci­sions provo­cantes pris­es par Elon Musk depuis que le déroutant mil­liar­daire a racheté Twit­ter, le sig­nale­ment des médias financés par l’État est celle, prob­a­ble­ment, qui a soulevé le plus de scan­dale dans la médi­as­phère anglo-sax­onne. Essayons de com­pren­dre quel réflexe psy­chique, con­scient ou non, motive des réac­tions d’une telle vio­lence. Il faut rap­pel­er que Twit­ter est le réseau social priv­ilégié des médias et des gou­verne­ments à cause de sa fac­ulté de dif­fu­sion effi­cace et rapi­de des news. C’est une des raisons pour lesquelles l’establishment améri­cain est entré en transe depuis que Musk a mis son pro­jet de rachat à exé­cu­tion, bro­car­dant la cor­rup­tion et l’incongruité des médias tra­di­tion­nels et promet­tant de faire de Twit­ter l’outil d’un jour­nal­isme plus intè­gre et plus décen­tral­isé. Or la mesure con­testée, a pri­ori, était logique et pure­ment admin­is­tra­tive : du moment que les titres russ­es, chi­nois ou iraniens étaient affublés dans leur en-tête d’une men­tion « média lié à un État », il n’y avait pas de rai­son aux yeux du nou­veau pro­prié­taire de ne pas éten­dre la désig­na­tion à l’ensemble des médias publics présents sur Twit­ter. L’opération d’étiquetage n’était au début pas sys­té­ma­tique, mais se lim­i­tait à un pre­mier ensem­ble de pays. Par exem­ple, la RTS suisse n’était pas mar­quée, alors que la RTS serbe, elle, l’était. Dans la plu­part des médias con­cernés, cette qual­i­fi­ca­tion n’avait pas soulevé de protes­ta­tions par­ti­c­ulières. Mais dans cer­tains cas, elle a provo­qué des récrim­i­na­tions vio­lentes, et même des boy­cotts. Ces cas sont par­ti­c­ulière­ment intéressants.

Les demi-mondaines se drapent dans leur dignité

Réac­tion emblé­ma­tique, celle de la BBC. Le ser­vice pub­lic bri­tan­nique a très mal pris sa qual­i­fi­ca­tion de média d’État. Ses respon­s­ables ont affir­mé qu’ils n’étaient pas financés par le gou­verne­ment, mais par les citoyens. Cela serait le cas si ceux-ci payaient un abon­nement révo­ca­ble, or ils paient, comme les Suiss­es ou les Français autre­fois, une rede­vance oblig­a­toire, et la direc­tion de la BBC le sait mieux que quiconque. Pourquoi alors ce faux-fuyant ? Dans une ten­ta­tive de repré­sailles, la BBC a envoyé son cor­re­spon­dant US inter­roger Elon Musk sur son change­ment de poli­tique con­cer­nant l’abolition des sig­nale­ments de « dés­in­for­ma­tion » au sujet du Covid-19 et la « prop­a­ga­tion des dis­cours de haine » sur Twit­ter. L’interview a mal tourné pour le jour­nal­iste : elle s’est trans­for­mée en con­tre-inter­roga­toire, notam­ment au sujet de la dés­in­for­ma­tion au sujet du Covid pra­tiquée par la BBC elle-même, et elle est dev­enue virale. Con­nais­sant les pra­tiques du méti­er, Elon Musk avait pris la pré­cau­tion de la faire filmer de son côté afin d’éviter les caviardages. Le réseau de radios NPR, lui, a « piqué une grosse colère » et car­ré­ment cessé de pub­li­er sur Twit­ter (sans étein­dre ses comptes pour autant) une fois qu’on l’eut sig­nalé comme « média financé par un gou­verne­ment », ce que révèle d’ailleurs son appel­la­tion même : Nation­al Pub­lic Radio. De manière cocasse, le réseau PBS (Pub­lic Broad­cast­ing Ser­vice) lui a emboîté le pas pour avoir été qual­i­fié de ce qu’il est.

« Financé  à 69% par un gouvernement »

La régie d’État cana­di­enne CBC (Cana­di­an Broad­cast­ing Corp) a fait de son éti­que­tage une affaire d’État. Le Pre­mier min­istre lui-même a fait val­oir qu’elle dépendait du bud­get pub­lic pour « moins de soix­ante-dix pour cent », ceci alors même que le gou­verne­ment lui avait fière­ment alloué en 2018 quelque 600 mil­lions de dol­lars à répar­tir sur un plan quin­quen­nal. Qu’à cela ne tienne : Elon Musk, pince-sans-rire, a annon­cé que « ce prob­lème avait été résolu » en faisant inscrire dans le pro­fil de CBC : « média financé à 69 % par un gou­verne­ment » ! Faisant, au pas­sage, pass­er Justin Trudeau pour un benêt. La radio d’État sué­doise, sitôt désignée pour ce qu’elle est, a décidé de se retir­er du réseau en affir­mant — sur la base de quel sondage ? — que « Twit­ter a per­du de sa per­ti­nence pour le pub­lic sué­dois ». • Notule. On relèvera que ladite radio avait aupar­a­vant blo­qué les com­men­taires sur ses posts parce que ces com­men­taires lui appa­rais­saient sou­vent « haineux » et « racistes ». Il sem­ble que l’angélisme du ser­vice pub­lic sué­dois vis-à-vis de la sit­u­a­tion eth­nique et sécu­ri­taire dans le pays ne plaise pas à tout le monde…

Crises infantiles et leurs explications

Y a‑t-il un sens à essay­er de com­pren­dre ces crises infan­tiles ? À la réflex­ion, il me sem­ble que oui. Je pro­pose qua­tre expli­ca­tions pos­si­bles, de la plus super­fi­cielle à la plus souterraine.

  • ASSOCIATION COMPROMETTANTE Même si la qual­i­fi­ca­tion de « médias soutenus par un État» est factuelle­ment incon­testable, c’est un terme déjà con­noté dans les réseaux soci­aux, « le même terme util­isé pour les organes de pro­pa­gande en Russie, en Chine et dans d’autres pays auto­cra­tiques», comme écrit la direc­tion de NPR pour jus­ti­fi­er son aban­don de Twit­ter. Com­ment ose-t-on, même par le biais du finance­ment, associ­er les médias « indépen­dants et libres » — ain­si qu’ils se décrivent tous — du monde occi­den­tal avec les organes de pro­pa­gande russ­es ou chi­nois? Il n’y a aucune com­para­i­son pos­si­ble entre ces deux mon­des, voyons !
  • MYTHOMANIE C’est pro­pre­ment le réflexe de la cocotte démasquée. Les per­son­nes qui mènent une exis­tence humiliante se con­stru­isent une image d’elles-mêmes qui les reval­orise et finis­sent peu à peu par s’identifier à leur biogra­phie imag­i­naire. Ain­si les jour­nal­istes d’État, ou générale­ment du sys­tème. On imag­ine que la réac­tion du Wash­ing­ton Post ne serait guère plus amène si on éti­que­tait ce jour­nal « pro­priété de Jeff Bezos, mil­liar­daire esclavagiste et tricheur fis­cal d’envergure plané­taire ». Nous sommes libres et indépen­dants, voyons! Mais restons-en au ser­vice pub­lic. Nous décou­vrons avec éton­nement ici que ces employés d’État, sincère­ment, s’imaginent vivre et tra­vailler dans une indépen­dance totale, sans patrons ni maîtres, alors que l’historique de leurs rela­tions avec le pou­voir — en par­ti­c­uli­er celles des médias U. S. avec les prési­dences démoc­rates — donne les preuves d’une con­nivence totale. L’affabulation médi­a­tique du Rus­si­a­gate et l’étouffement de l’affaire du lap­top de Hunter Biden en sont des exem­ples effarants. Et ne par­lons pas de la par­tic­i­pa­tion de la BBC à l’hystérie san­i­taire au temps du Covid. L’interview d’Elon Musk citée plus haut en donne un aperçu élo­quent : « par­lons d’autre chose »…
  • LAPSUS FREUDIEN Sans entr­er dans des com­pro­mis­sions aus­si extrêmes, on ne voit tou­jours pas en quoi le fait d’être lié à un État serait si désoblig­eant pour la cor­po­ra­tion jour­nal­is­tique. Après tout, les États-Unis, le Cana­da, la Grande-Bre­tagne ou la Suède sont des démoc­ra­ties et des États de droit où la sépa­ra­tion des pou­voirs est garantie par la par­faite trans­parence des insti­tu­tions, où la lib­erté d’opinion et d’expression est sacrée, et patati et pata­ta. Cette vul­gate, tous ces jour­nal­istes la répéteront avec fougue sitôt qu’il est ques­tion de Russie ou d’Iran. Mais dans leur for intérieur, ils savent par­faite­ment qu’ils réci­tent un con­te de fées pour adultes usé jusqu’à la corde, que ces démoc­ra­ties sont des oli­garchies rongées par les passe-droits et la cor­rup­tion et que l’État de droit n’est qu’une fic­tion de juristes. Ain­si que le rap­pelait Éric Wern­er l’autre jour, citant Stend­hal : Je suis là-dessus de l’avis du comte Mosca dans la Char­treuse de Parme, qui dit à Fab­rice quand ce dernier lui par­le de mag­is­trats jugeant en con­science : « Vous me fer­ez plaisir, vous qui voy­agez pour vous instru­ire, de me don­ner l’adresse de tels mag­is­trats, je leur écrirai avant de me met­tre au lit ». On peut aus­si rap­pel­er à ce pro­pos — et con­cer­nant en par­ti­c­uli­er la BBC — ce juge­ment ter­ri­ble d’un des meilleurs con­nais­seurs des couliss­es de l’État bri­tan­nique, le grand écrivain John Le Car­ré : Dans Une vérité si déli­cate (2013), Le Car­ré ajoute un degré d’ignominie à la sor­dide mis­sion des Ser­vices : leur pri­vati­sa­tion au ser­vice des amis et « spon­sors » du pou­voir. La dégra­da­tion de l’appareil d’État bri­tan­nique au rang de valet des mil­liar­daires, la vile­nie sans bornes du per­son­nel poli­tique, la ser­vil­ité des médias com­posent le tableau d’une société en phase terminale…
  • RÉBELLION DE CASTE Cette dernière expli­ca­tion pèche, de toute évi­dence, par un cer­tain idéal­isme. Mais elle per­met d’enchaîner sur une autre, plus cynique, qui nous rap­proche des obser­va­tions orig­i­nales d’un Emmanuel Todd. Dans ses inter­ven­tions récentes, Todd pro­pose une soci­olo­gie intéres­sante de la pro­fes­sion, en rel­e­vant qu’elle a dévelop­pé au fil du temps une idéolo­gie cor­po­ra­tive à part, ce qu’il appelle le Jour­nal­isme avec un grand J. Todd explicite sa vision, entre autres, dans l’entretien avec Olivi­er Berruy­er dont nous par­lions récem­ment. Vers la fin de l’interview, Todd décrit l’évolution d’un « méti­er de jour­nal­iste » affranchi des idéolo­gies d’hier et qui « a fini par sécréter sa pro­pre idéolo­gie, une idéolo­gie de la lib­erté définie sur un monde com­plète­ment abstrait et sans aucune réflex­ion sur la société envi­ron­nante, idée de la lib­erté où la seule lib­erté qui compte est la lib­erté du jour­nal­iste… et avec le développe­ment souter­rain de l’idée que le jour­nal­iste est supérieur à l’homme poli­tique ». Les jour­nal­istes ont créé, pour­suit-il, « un pou­voir col­lec­tif totale­ment vide en ter­mes pro­gram­ma­tiques, une sorte d’exigence à vide de lib­erté et d’information, avec l’idée que ce sys­tème d’information, c’est : sur­veiller les poli­tiques — qui eux-mêmes ont per­du toute idéolo­gie. Et l’on a ce monde où les poli­tiques sont, en vérité, ter­ror­isés par les jour­nal­istes et où l’on ne sait plus où est le rap­port de pou­voir… non pas pour tel ou tel jour­nal­iste : pour le Jour­nal­isme collectif. »

Bellicisme irresponsable

Dans la suite de l’entretien, Todd souligne égale­ment le dan­ger d’un Jour­nal­isme con­di­tion­nant les déci­sions du monde poli­tique et pous­sant les dirigeants dans un bel­li­cisme irre­spon­s­able. Il par­le ici, évidem­ment, du con­texte de la guerre en Ukraine, rel­e­vant enfin que les médias por­tent une respon­s­abil­ité cru­ciale dans la dérive irra­tionnelle des États occi­den­taux face à la Russie : « Le pôle prin­ci­pal de remon­tée de la rus­so­pho­bie, c’est la presse elle-même. » Dans cette per­spec­tive-là, la réac­tion fréné­tique des médias anglosax­ons et asso­ciés à la men­tion de leurs liens de dépen­dance vis-à-vis du pou­voir doit se lire comme une véri­ta­ble insur­rec­tion. Si l’idéologie de caste dont par­le Todd les place, à leurs pro­pres yeux, au-dessus des insti­tu­tions et des hommes poli­tiques, com­ment pour­raient-ils se soumet­tre à quelque instance que ce soit, com­ment pour­raient-ils tolér­er le rap­pel de cette réal­ité humiliante qu’est leur source de finance­ment? C’est la révolte des élites cir­con­scrite à une pro­fes­sion par­ti­c­ulière qui s’est sen­tie investie d’un sac­er­doce, con­for­mé­ment à la prophétie de Chester­ton : « Le jour­nal­isme véhicule en soi la poten­tial­ité de devenir l’une des mon­stru­osités et des tromperies les plus effrayantes qui aient jamais frap­pé l’humanité. Cette hor­ri­ble trans­for­ma­tion se pro­duira à l’instant exact où les jour­nal­istes com­pren­dront qu’ils peu­vent devenir une aris­to­cratie. » (The Speak­er, 17 août 1901.) Quelle que soit en défini­tive l’explication plau­si­ble de cette bouf­fée d’hystérie, celle-ci nous a dévoilé une vérité essen­tielle : c’est que la pre­mière fake news du jour­nal­isme insti­tu­tion­nel, celle qui sur­plombe toutes les autres, réside dans le rap­port dis­tor­du de cette cor­po­ra­tion à la réal­ité et, par con­séquent, à sa pro­pre place dans le monde réel. Il s’agit, par-delà son aspect puéril et grotesque, d’une ten­ta­tive de coup d’Etat sym­bol­ique à pren­dre au sérieux, et dont cette polémique avec Twit­ter n’est que l’une des man­i­fes­ta­tions. À ce stade du putsch anti­dé­moc­ra­tique, le remède — dans le cas des jour­nal­istes du ser­vice pub­lic — est assez évi­dent, quoique chevalin : la sup­pres­sion de la rede­vance publique. Ain­si ils seront aus­si libres et indépen­dants qu’ils rêvent de l’être!

ÉPILOGUE : Le 21 avril 2023, la men­tion des liens des médias avec les gou­verne­ments a soudain dis­paru de Twit­ter, sur tous les comptes. Y com­pris les russes.

Pour s’abonner à L’An­tipresse : antipresse.net

NB : En France la rede­vance pour l’audiovisuel pub­lic a dis­paru, mais elle a été rem­placée par une dota­tion budgé­taire équiv­a­lente, un sim­ple tour de passe-passe.

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