Comme dans bon nombre de pays africains, les journalistes ivoiriens souffrent dans un paysage médiatique parmi les plus politisés d’Afrique de l’Ouest. Ceux qui n’affichent pas la couleur « verte » s’exposent à des convocations devant la justice et même à des agressions. Les suspensions de journaux ne sont pas rares. Et avec l’avènement du numérique, les revenus ont encore chuté.
Paysage médiatique
Avec au moins 190 stations autorisées à émettre, la radio est le média préféré des Ivoiriens. La centaine de journaux et de sites d’information sont marqués par une très forte empreinte politique. D’ailleurs même les lignes éditoriales et titres sont coloriés jusque dans les kiosques de vente : la couleur “verte” pour les médias proches du pouvoir et le “bleu” pour ceux proches de l’opposition. Un « bleu » en déclin ces dernières années, même si la parution des journaux Le Temps et La Voie originale reste assez régulière ; ceci malgré quelques suspensions ou en raison de difficultés financières.
Dans un paysage médiatique aussi polarisé et politisé, le journalisme d’investigation est peu répandu, comparé au “journalisme d’opinion”.
S’agissant des télés, l’arrivée des premières chaînes privées en 2019 a mis fin à plus de 50 ans de monopole de la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI). Le pays compte désormais trois chaînes de télévision privées, toutes détenues par des proches du pouvoir.
Contexte politique
La liberté de la presse est étroitement liée au contexte politique. L’influence de certains partis et responsables politiques dans les médias est très grande. La RTI reste un média d’État au service de l’image du président de la République et de son gouvernement. « Les difficultés de la presse, c’est comme partout en Afrique. Le manque de moyens financiers et les réseaux sociaux ne sont pas venus pour arranger la situation », campe Joel Ettien, journaliste et fondateur du site business actuality.
Christian Guehi, journaliste et critique d’art de nationalité ivoirienne, soutient qu’il y a « une nette amélioration du discours médiatique ». Car, dit-il, « les journalistes font beaucoup d’efforts depuis un certain temps pour faire la différence entre l’information et les commentaires ». Et, poursuit-il, « le discours des journalistes est aujourd’hui basé sur des observations crédibles ». N’empêche, « un problème se pose très souvent : celui de relater les fake news et les commenter et même produire des opinions avec. Il y a également la question de l’interprétation », de l’avis de Guehi.
Pauvreté des médias ivoiriens
Pour Christian Guehi, « s’il est clair que le numérique a atteint une vitesse de croisière, il reste complémentaire de la presse classique ». Selon lui, « les attitudes des journalistes ont changé, car les informations périssent beaucoup plus vite et passent parfois inaperçues sur le plan commercial. Les opportunités et les contraintes existent, mais gardons les. C’est une situation qui touche tout notre système de communication » dit-il. Pour E.T, « les politiques ont une part de responsabilité là-dessus, parce que certains journalistes sont obligés de courir derrière des politiques pour gagner leur vie. Ils sont sans salaire ou mal payés », informe-t-elle. Un autre journaliste d’investigation, parlant sous l’anonymat, révèle que « les convocations ou les intimidations n’ont jamais cessé. Les journalistes d’investigation souffrent le martyre en Côte d’Ivoire ».
Reporters sans frontières dénonce le cadre légal
La loi ne contient aucune disposition privative de liberté, en cas de délit de presse. Toutefois, elle punit le délit d’offense au président de la République. La liberté d’expression est garantie dans la Constitution et la loi sur la presse de 2017 protège les sources d’information. La presse papier et numérique sont régulées par l’Autorité nationale de la presse (ANP), et les radios et télévisions par la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (HACA). L’ANP peut suspendre la parution d’un journal et prononcer une interdiction de publier de trois mois contre son directeur de publication, comme cela a été le cas à plusieurs reprises en 2023.
Pour Sadibou Marone, Directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF, « l’article 3 de l’article 214 ouvre la porte à des abus de pouvoir et pourrait contribuer à l’implantation d’une élimination d’autocensure pour les journalistes ivoiriens ». Il demande le retrait de cet alinéa, ou à défaut, une clause d’exception concernant les informations d’utilité publique.
Abondant dans le même sens, Claude M indique que « cette situation a provoqué une tension chez les journalistes ivoiriens. C’est une loi qui crée de nombreux remous ». Christian Guehi ne partage pas leur avis : « il faut savoir que les projets de loi ont des objectifs. Les politiques mettent en œuvre des systèmes ». Pour lui, « la société civile doit être à même de mesurer le niveau d’impact sur l’épanouissement de la société. Il nous faut juste une société forte. Aujourd’hui, plus que jamais, la presse n’a jamais été aussi libre ». De son point de vue, avec les réseaux sociaux, qui ont pris une attitude ascendante sans pareille, il fait comprendre que « l’information n’est plus le monopole de la presse ». C’est pourquoi, « le législateur doit prendre des options, mais aussi en tenant compte du rôle du journaliste et des exigences dont il doit faire », croit-il savoir.
Contexte économique
« Le tirage de la presse ivoirienne a considérablement diminué à cause de la presse numérique », indique,Joel Ettien. Un tableau que reconnaît un autre journaliste ivoirien, qui rajoute que pour lui, « certains quotidiens sont là pour faire la promotion des politiques ».
En 2021, l’hebdomadaire d’investigation L’Éléphant déchaîné a annoncé l’arrêt de sa version papier pour devenir un journal en ligne. Le principal modèle économique des chaînes de télévision privées reste le marché de la publicité, estimé, en 2021, entre 15 et 18 millions d’euros. Ce qui est largement insuffisant, selon les principaux acteurs.
Entre avant-gardisme et frilosité
Janvier 1997. La Voie ne s’appelle pas encore Notre Voie. Ce quotidien fait alors partie de l’opposition radicale, et plusieurs de ses journalistes ont le triste privilège de faire des séjours périodiques à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), sur ordre du pouvoir. Le journal utilise un papier de très mauvaise qualité dont la blancheur n’a rien d’immaculé. L’encre baveuse gâche le plaisir de la lecture et la maquette laisse à désirer. La Voie combat sans relâche un gouvernement qui n’a de cesse torpiller cet empêcheur de tourner en rond. Toutes les mesures vexatoires sont appelées en renfort pour faire rendre gorge à ce journal impécunieux mais tenace. Et puis, le 2 janvier 1997, le miracle survient : La Voie est désormais disponible sur Internet !
Les habitués de la version papier sont surpris de pouvoir lire, à contenu quasi identique, un journal sans la moindre trace de papier froissé et sans aucune bavure d’encre. La stupeur grandit encore lorsque, en ce même mois de janvier 1997, plusieurs autres quotidiens ivoiriens font leur apparition sur le Web. On peut y lire notamment la Nouvelle République et le quotidien gouvernemental Fraternité-Matin. Tous ces journaux ont emboîté le pas au très sérieux quotidien le Jour, dont le site web a été lancé en décembre 1996. La stupeur est à son comble lorsque l’on s’aperçoit que tous ces journaux, de l’opposant le plus virulent jusqu’à l’organe le plus officiel, sont hébergés sur Internet par un seul et même prestataire : Africa Online. Cet hébergeur d’origine britannique via l’Afrique de l’Est a adopté une stratégie très originale pour conquérir des parts de marché en Côte d’Ivoire.
De la pénurie à la pléthore
Passé le temps de l’euphorie, surgissent les contraintes économiques inhérentes à une entreprise en général et à une entreprise de presse en particulier. Beaucoup de journaux n’ont pas survécu à la tempête, n’étant pas dirigés par des professionnels de la gestion. Crées par des non-professionnels, de nombreux journaux ont recruté des jeunes gens dynamiques et volontaires, mais sans formation professionnelle aux règles de base du métier de journaliste. L’apprentissage de soit faire sur le tas… Du moins tant que le journal survit. Aujourd’hui, seuls quelques titres de la presse écrite ont tiré leur épingle du jeu. Plusieurs quotidiens ont pu s’offrir Internet grâce aux bons offices d’Africa Online, mais seuls le quotidien public Fraternité-Matin et ses confrères privés Notre Voie et Soir Info peuvent revendiquer une mise en ligne à la fois durable, régulière et toujours en vigueur. Plusieurs titres phares de la presse quotidienne n’ont pas surmonté l’épreuve du temps numérique, à commencer par le Jour et le Patriote.
Correspondant Afrique