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Côte d’Ivoire : les journalistes non au « vert » souffrent le martyre

1 septembre 2024

Temps de lecture : 7 minutes
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Côte d’Ivoire : les journalistes non au « vert » souffrent le martyre

Temps de lecture : 7 minutes

Comme dans bon nombre de pays africains, les journalistes ivoiriens souffrent dans un paysage médiatique parmi les plus politisés d’Afrique de l’Ouest. Ceux qui n’affichent pas la couleur « verte » s’exposent à des convocations devant la justice et même à des agressions. Les suspensions de journaux ne sont pas rares. Et avec l’avènement du numérique, les revenus ont encore chuté.

Paysage médiatique

Avec au moins 190 sta­tions autorisées à émet­tre, la radio est le média préféré des Ivoiriens. La cen­taine de jour­naux et de sites d’information sont mar­qués par une très forte empreinte poli­tique. D’ailleurs même les lignes édi­to­ri­ales et titres sont col­oriés jusque dans les kiosques de vente : la couleur “verte” pour les médias proches du pou­voir et le “bleu” pour ceux proches de l’opposition. Un « bleu » en déclin ces dernières années, même si la paru­tion des jour­naux Le Temps et La Voie orig­i­nale reste assez régulière ; ceci mal­gré quelques sus­pen­sions ou en rai­son de dif­fi­cultés financières.

Dans un paysage médi­a­tique aus­si polar­isé et poli­tisé, le jour­nal­isme d’investigation est peu répan­du, com­paré au “jour­nal­isme d’opinion”.

S’agissant des télés, l’arrivée des pre­mières chaînes privées en 2019 a mis fin à plus de 50 ans de mono­pole de la Radiod­if­fu­sion télévi­sion ivoiri­enne (RTI). Le pays compte désor­mais trois chaînes de télévi­sion privées, toutes détenues par des proches du pouvoir.

Contexte politique

La lib­erté de la presse est étroite­ment liée au con­texte poli­tique. L’influence de cer­tains par­tis et respon­s­ables poli­tiques dans les médias est très grande. La RTI reste un média d’État au ser­vice de l’image du prési­dent de la République et de son gou­verne­ment. « Les dif­fi­cultés de la presse, c’est comme partout en Afrique. Le manque de moyens financiers et les réseaux soci­aux ne sont pas venus pour arranger la sit­u­a­tion », campe Joel Ettien, jour­nal­iste et fon­da­teur du site busi­ness actu­al­i­ty.

Chris­t­ian Gue­hi, jour­nal­iste et cri­tique d’art de nation­al­ité ivoiri­enne, sou­tient qu’il y a « une nette amélio­ra­tion du dis­cours médi­a­tique ». Car, dit-il, « les jour­nal­istes font beau­coup d’efforts depuis un cer­tain temps pour faire la dif­férence entre l’information et les com­men­taires ». Et, pour­suit-il, « le dis­cours des jour­nal­istes est aujourd’hui basé sur des obser­va­tions crédi­bles ». N’empêche, « un prob­lème se pose très sou­vent : celui de relater les fake news et les com­menter et même pro­duire des opin­ions avec. Il y a égale­ment la ques­tion de l’interprétation », de l’avis de Guehi.

Pauvreté des médias ivoiriens

Pour Chris­t­ian Gue­hi, « s’il est clair que le numérique a atteint une vitesse de croisière, il reste com­plé­men­taire de la presse clas­sique ». Selon lui, « les atti­tudes des jour­nal­istes ont changé, car les infor­ma­tions péris­sent beau­coup plus vite et passent par­fois inaperçues sur le plan com­mer­cial. Les oppor­tu­nités et les con­traintes exis­tent, mais gar­dons les. C’est une sit­u­a­tion qui touche tout notre sys­tème de com­mu­ni­ca­tion » dit-il. Pour E.T, « les poli­tiques ont une part de respon­s­abil­ité là-dessus, parce que cer­tains jour­nal­istes sont oblig­és de courir der­rière des poli­tiques pour gag­n­er leur vie. Ils sont sans salaire ou mal payés », informe-t-elle. Un autre jour­nal­iste d’investigation, par­lant sous l’anonymat, révèle que « les con­vo­ca­tions ou les intim­i­da­tions n’ont jamais cessé. Les jour­nal­istes d’investigation souf­frent le mar­tyre en Côte d’Ivoire ».

Reporters sans frontières dénonce le cadre légal

La loi ne con­tient aucune dis­po­si­tion pri­v­a­tive de lib­erté, en cas de délit de presse. Toute­fois, elle punit le délit d’offense au prési­dent de la République. La lib­erté d’expression est garantie dans la Con­sti­tu­tion et la loi sur la presse de 2017 pro­tège les sources d’information. La presse papi­er et numérique sont régulées par l’Autorité nationale de la presse (ANP), et les radios et télévi­sions par la Haute Autorité de la com­mu­ni­ca­tion audio­vi­suelle (HACA). L’ANP peut sus­pendre la paru­tion d’un jour­nal et pronon­cer une inter­dic­tion de pub­li­er de trois mois con­tre son directeur de pub­li­ca­tion, comme cela a été le cas à plusieurs repris­es en 2023.

Pour Sadi­bou Marone, Directeur du bureau Afrique sub­sa­hari­enne de RSF, « l’article 3 de l’article 214 ouvre la porte à des abus de pou­voir et pour­rait con­tribuer à l’implantation d’une élim­i­na­tion d’autocensure pour les jour­nal­istes ivoiriens ». Il demande le retrait de cet alinéa, ou à défaut, une clause d’exception con­cer­nant les infor­ma­tions d’utilité publique.

Abon­dant dans le même sens, Claude M indique que « cette sit­u­a­tion a provo­qué une ten­sion chez les jour­nal­istes ivoiriens. C’est une loi qui crée de nom­breux remous ». Chris­t­ian Gue­hi ne partage pas leur avis : « il faut savoir que les pro­jets de loi ont des objec­tifs. Les poli­tiques met­tent en œuvre des sys­tèmes ». Pour lui, « la société civile doit être à même de mesur­er le niveau d’impact sur l’épanouissement de la société. Il nous faut juste une société forte. Aujourd’hui, plus que jamais, la presse n’a jamais été aus­si libre ». De son point de vue, avec les réseaux soci­aux, qui ont pris une atti­tude ascen­dante sans pareille, il fait com­pren­dre que « l’information n’est plus le mono­pole de la presse ». C’est pourquoi, « le lég­is­la­teur doit pren­dre des options, mais aus­si en ten­ant compte du rôle du jour­nal­iste et des exi­gences dont il doit faire », croit-il savoir.

Contexte économique

« Le tirage de la presse ivoiri­enne a con­sid­érable­ment dimin­ué à cause de la presse numérique », indique,Joel Ettien. Un tableau que recon­naît un autre jour­nal­iste ivoirien, qui rajoute que pour lui, « cer­tains quo­ti­di­ens sont là pour faire la pro­mo­tion des poli­tiques ».

En 2021, l’hebdomadaire d’investigation L’Éléphant déchaîné a annon­cé l’arrêt de sa ver­sion papi­er pour devenir un jour­nal en ligne. Le prin­ci­pal mod­èle économique des chaînes de télévi­sion privées reste le marché de la pub­lic­ité, estimé, en 2021, entre 15 et 18 mil­lions d’euros. Ce qui est large­ment insuff­isant, selon les prin­ci­paux acteurs.

Entre avant-gardisme et frilosité

Jan­vi­er 1997. La Voie ne s’appelle pas encore Notre Voie. Ce quo­ti­di­en fait alors par­tie de l’opposition rad­i­cale, et plusieurs de ses jour­nal­istes ont le triste priv­ilège de faire des séjours péri­odiques à la Mai­son d’arrêt et de cor­rec­tion d’Abidjan (Maca), sur ordre du pou­voir. Le jour­nal utilise un papi­er de très mau­vaise qual­ité dont la blancheur n’a rien d’immaculé. L’encre baveuse gâche le plaisir de la lec­ture et la maque­tte laisse à désir­er. La Voie com­bat sans relâche un gou­verne­ment qui n’a de cesse tor­piller cet empêcheur de tourn­er en rond. Toutes les mesures vex­a­toires sont appelées en ren­fort pour faire ren­dre gorge à ce jour­nal impé­cu­nieux mais tenace. Et puis, le 2 jan­vi­er 1997, le mir­a­cle survient : La Voie est désor­mais disponible sur Internet !

Les habitués de la ver­sion papi­er sont sur­pris de pou­voir lire, à con­tenu qua­si iden­tique, un jour­nal sans la moin­dre trace de papi­er frois­sé et sans aucune bavure d’encre. La stu­peur grandit encore lorsque, en ce même mois de jan­vi­er 1997, plusieurs autres quo­ti­di­ens ivoiriens font leur appari­tion sur le Web. On peut y lire notam­ment la Nou­velle République et le quo­ti­di­en gou­verne­men­tal Fra­ter­nité-Matin. Tous ces jour­naux ont emboîté le pas au très sérieux quo­ti­di­en le Jour, dont le site web a été lancé en décem­bre 1996. La stu­peur est à son comble lorsque l’on s’aperçoit que tous ces jour­naux, de l’opposant le plus vir­u­lent jusqu’à l’organe le plus offi­ciel, sont hébergés sur Inter­net par un seul et même prestataire : Africa Online. Cet hébergeur d’origine bri­tan­nique via l’Afrique de l’Est a adop­té une stratégie très orig­i­nale pour con­quérir des parts de marché en Côte d’Ivoire.

De la pénurie à la pléthore

Passé le temps de l’euphorie, sur­gis­sent les con­traintes économiques inhérentes à une entre­prise en général et à une entre­prise de presse en par­ti­c­uli­er. Beau­coup de jour­naux n’ont pas survécu à la tem­pête, n’étant pas dirigés par des pro­fes­sion­nels de la ges­tion. Crées par des non-pro­fes­sion­nels, de nom­breux jour­naux ont recruté des jeunes gens dynamiques et volon­taires, mais sans for­ma­tion pro­fes­sion­nelle aux règles de base du méti­er de jour­nal­iste. L’apprentissage de soit faire sur le tas… Du moins tant que le jour­nal survit. Aujourd’hui, seuls quelques titres de la presse écrite ont tiré leur épin­gle du jeu. Plusieurs quo­ti­di­ens ont pu s’offrir Inter­net grâce aux bons offices d’Africa Online, mais seuls le quo­ti­di­en pub­lic Fra­ter­nité-Matin et ses con­frères privés Notre Voie et Soir Info peu­vent revendi­quer une mise en ligne à la fois durable, régulière et tou­jours en vigueur. Plusieurs titres phares de la presse quo­ti­di­enne n’ont pas sur­mon­té l’épreuve du temps numérique, à com­mencer par le Jour et le Patri­ote.

M.G.,
Cor­re­spon­dant Afrique

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