Depuis maintenant plusieurs mois, la deuxième plus grande chaîne d’info polonaise est totalement bannie des conférences de presse et des briefings de crise du premier ministre libéral pro-UE Donald Tusk. Cette situation est en outre d’autant plus curieuse qu’elle est le fait d’un de ces eurocrates qui, pendant les huit ans de gouvernements conservateurs en Pologne, ont crié aux atteintes à la démocratie, à l’État de droit et au pluralisme des médias. Ceci dit, M. Tusk avait déjà un certain passif en matière d’attaques contre le pluralisme médiatique quand il avait déjà été premier ministre de son pays de 2007 à 2014, avant de devenir président du Conseil européen de 2014 à 2019 puis président du Parti populaire européen (PPE) de 2019 à 2022.
Voir à ce sujet, dans les archives de l’Observatoire du Journalisme :
- Quand Donald Tusk, « président de l’Europe », muselait la presse d’opposition
- En Pologne, sous Donald Tusk, les journalistes d’opposition étaient surveillés de près…
Contrôle par la force des médias publics
De retour au pouvoir depuis le 13 décembre 2023, le même Donald Tusk a d’abord pris le contrôle des médias publics par la force. Ce coup d’éclat a toutefois eu une conséquence sans doute non voulue : le départ en masse des téléspectateurs de TVP Info, la chaîne d’info en continu de la télévision publique, vers la petite télévision privée TV Republika, à la ligne éditoriale conservatrice et favorable aux conservateurs de Droit et Justice (PiS).
Voir à ce sujet notre article du 16 janvier dernier : TV Republika, dernière chaîne d’info conservatrice en Pologne, attaquée de toutes parts
TV Republika, le vent en poupe
Aujourd’hui, TV Republika fait presque jeu égal avec la chaîne d’info en continue TVN24 qui était jusqu’ici le leader incontesté sur le segment de l’information en continue. Il lui arrive même de plus en plus souvent de la dépasser aux heures de grande audience. La chaîne TVN24 appartient au groupe TVN de l’Américain Warner Bros Discovery. Elle délivre à ses téléspectateurs une ligne éditoriale très engagée en faveur du camp gaucho-libéral libertaire et très hostile au camp conservateur.
Mais tandis que la chaîne d’info publique TVP Info a plongé de 5,33 % de parts d’audience en moyenne en septembre 2023 à seulement 2,08% en septembre 2024 – un mois où les résultats des chaînes d’info en continu ont été dopés par les inondations catastrophiques dans le sud-ouest du pays –, TV Republika est passée de 0,11% à 4,66 % en moyenne. Le numéro 1, TVN24, a fait en septembre 6,56 % d’audience contre 5,52% il y a un an (source : Wirtualne Media).
Tusk, ne rien voir, ne rien entendre
Or même pendant les inondations qui ont ravagé le sud-ouest de la Pologne, faisant plusieurs morts, le premier ministre Donald Tusk ordonnait à ses services d’interdire aux journalistes et aux caméras de TV Republika l’accès à ses briefings de crise, y compris sur le terrain quand il a visité les zones victimes de cette catastrophe naturelle. C’est absolument inédit dans un pays européen supposément démocratique. Mais il faut dire que cela fait des mois que Donald Tusk refuse à TV Republika l’accès à ses conférences de presse, souhaitant visiblement éviter les questions gênantes pouvant venir d’un média d’opposition. La situation persiste malgré une première décision de justice qui a donné tort en juillet au ministre de la Culture Bartłomiej Sienkiewicz pour cette même pratique à l’égard de TV Republika. Sienkiewicz est un lieutenant-colonel à la retraite du service de contre-espionnage et c’est lui qui a supervisé le putsch contre les médias publics juste avant Noël, avant d’abandonner son poste pour devenir député du parti Plateforme civique de Tusk au Parlement européen, où il siège donc au PPE.
Dans le cas de l’ancien ministre de la Culture comme dans celui du premier ministre Donald Tusk, le Défenseur des Citoyens s’est exprimé à plusieurs reprises pour protester contre ces pratiques à la fois antidémocratiques et illégales, car contraires au droit des citoyens à l’information inscrit dans la Constitution polonaise ainsi que dans la législation. Récemment, le 18 septembre dernier, le Défenseur des citoyens a encore adressé une lettre au voïvode de Basse-Silésie, la région sinistrée par les eaux, pour demander des explications sur l’attitude des organisateurs de ce briefing qui auraient brutalisé une équipe de TV Republika afin de l’empêcher d’y assister.
Condamnation des organes constitutionnels, en vain
Cette attitude des autorités polonaises a aussi été condamnée plusieurs fois par le Centre de surveillance de la liberté de la presse de l’Association des journalistes polonais (SDP). En vain. A la question d’un journaliste de cette chaîne d’information qui lui demandait, alors qu’il passait, entouré de ses gardes du corps, dans le hall du parlement, pourquoi il se permettait cette pratique illégale, le premier ministre a répondu, moqueur : « tournez-vous donc vers le Tribunal constitutionnel ». L’attitude de Donald Tusk a encore été condamnée par le président du Conseil national de la télévision et de la radio (KRRiT), l’organe constitutionnel indépendant chargé de superviser les médias. Mais il est vrai que, non contente d’avoir pris le contrôle des médias publics sans se soucier de la loi et de discriminer outrageusement la deuxième plus grosse chaîne d’information du pays, la majorité gaucho-libérale veut traduire le président de l’autorité des médias devant le Tribunal d’État, l’instance chargée de juger les ministres et certains hauts fonctionnaires en cas de faits particulièrement graves dans l’exercice de leurs fonctions.
RSF complice, comme toujours
Le 26 septembre2024, le bannissement de TV Republika des conférences de presse et des briefings de crise du premier ministre Donald Tusk a encore fait l’objet d’une note de la plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe, qui attend une réponse du gouvernement polonais à ce sujet d’ici au 26 décembre 2024. Toujours silence radio, en revanche, chez Reporters sans frontières. RSF semble avoir cessé de se soucier de la liberté des médias en Pologne depuis le changement de gouvernement et a même fait progresser ce pays de la 57e place en 2023 à la 47e en 2024 dans son classement de la liberté de la presse dans le monde.
Et pourtant, Donald Tusk lui-même a reconnu lors d’une conférence au Sénat polonais le 10 septembre dernier qu’il ne respectait pas les règles de l’État de droit, assurant que c’était nécessaire pour sauver la démocratie en Pologne. Une démocratie dont il a assuré qu’elle était aujourd’hui une « démocratie militante ». Est-ce la nouvelle réponse de la gauche et des libéraux à la montée des « populismes » de droite en Europe ? On peut le craindre, vu le soutien affirmé de Bruxelles à l’action du gouvernement de Tusk, et si c’est vraiment le cas, il y a de quoi s’inquiéter…en Pologne et ailleurs.