Coup de projecteur sur la restitution officielle des États généraux de l’information 2024. Septième partie : conclusion générale.
À partir des principaux enseignements tirés à partir du croisement de l’investigation transversale de ces différents travaux entreprise sur la base des 6 articles précédents, d’une part, et, d’autre part, de la prise en compte d’éléments de contexte et d’éléments d’analyse complémentaires, cet article cherche à vérifier si ces EGI 2024 ont bien atteint les objectifs que lui avait assignés le président de la République, et identifie quelques pistes de travaux à envisager corriger les faiblesses.
Coup de projecteur sur les objectifs assignés aux EGI et sur la méthodologie retenue
Lancés en octobre 2023 par le président de la République comme un processus indépendant, collectif et collaboratif ayant pour ambition « à la suite d’initiatives déjà prises notamment au plan européen et international […] d’établir un diagnostic sur l’ensemble des enjeux liés aujourd’hui à l’information, d’anticiper les évolutions à venir, de proposer des actions concrètes qui pourront se déployer au plan national, européen et international. »[i], les EGI 2024 visait à aboutir à un plan d’action pour garantir le droit à l’information à l’heure numérique, y compris en préconisant des mesures législatives, fiscales, budgétaires, et une modification de la loi de 1986 qui régit l’audiovisuel, ainsi que des recommandations au secteur des médias.
Pour Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF et ancien directeur du Centre de formation du journalisme choisi comme secrétaire général des EGI : face aux crises technologique, économique ou encore géopolitique qu’affronte le journalisme actuellement, « il est nécessaire d’inventer un modèle français pour répondre aux bouleversements dans le champ de l’information ». Il s’agit « de protéger notre liberté d’opinion en maîtrisant les innovations technologiques et de soutenir les producteurs d’informations en modernisant le cadre légal ». « On ne peut pas s’en sortir en réglant les problèmes par petits bouts ».
Les EGI ont travaillé neuf mois durant mobilisant des citoyens, des journalistes, des éditeurs, des chercheurs, des hauts fonctionnaires, des associations et des jeunes. La première phase de travail a été consacrée à la définition du périmètre d’action des États généraux. Cinq groupes de travail rassemblant une cinquantaine de personnes ont ensuite œuvré à un ensemble de propositions sur des thèmes précis. 22 assemblées citoyennes et évènements organisés en région, 174 auditions, 76 contributions écrites adressées aux membres des EGI : la mobilisation a été exceptionnelle. La somme de ces travaux traduit naturellement une multiplicité de points de vue, de convictions et de réflexions.
Coup de projecteur sur les préconisations formulées
En introduction du dossier de presse constitué en appui du rapport de pilotage établi à l’occasion de cette restitution[ii], le comité de pilotage dresse un constat sombre sous un intitulé des plus explicite : « Sauvegarder et développer le droit à l’information : une urgence. »
« Pour certains analystes, le chaos informationnel menace : des déserts informationnels apparaissent, la fatigue informationnelle s’installe et la défiance à l’égard des médias se généralise. La peur de l’effondrement, voire de l’extinction, est parfois évoquée. Nous n’en sommes heureusement pas encore là. Mais l’heure n’est plus à l’éparpillement de mesures sectorielles. L’heure est à la sauvegarde du droit à l’information pour ceux qui la font, et au développement du droit à l’information pour ceux à qui elle est destinée. Pour une raison simple : le droit à l’information, est la possibilité donnée à un individu de devenir citoyen. Et il n’y a pas de démocratie sans un espace public qui garantisse un débat éclairé, fondé sur une réalité partagée, entre citoyennes et citoyens². Le droit à l’information est une condition d’existence de l’espace public. Et l’espace public est le lieu de vie d’une démocratie. Introduction ¹ Utilisation du réseau comme une arme. Selon la définition donnée par Jürgen Habermas. L’information n’est donc pas un bien comme un autre, même si elle est souvent produite par des entreprises du secteur marchand. D’un point de vue économique, l’information est un bien public : chacun peut en bénéficier, sans jamais en priver autrui. Ses effets sont aussi bien individuels que collectifs. Mais philosophiquement, l’information est notre bien commun : celui qui donne à la cité son unité. Il faut désormais envisager un ensemble de mesures qui, dans leur globalité, constituent une politique générale et ambitieuse de sauvegarde de l’espace public à l’heure des réseaux et de l’Intelligence artificielle. Une politique qui puisse se déployer à la fois au niveau national, mais également au niveau européen, où il s’agit de construire un espace public encore en gestation. Ces mesures doivent mettre en avant les droits, rôles et pouvoirs des citoyens, tout en rétablissant une condition d’exercice du métier d’informer qui soit professionnellement garantie, économiquement possible, dans un contexte technologique qui cesse de lui être défavorable. Il s’agit de se mettre au service de la liberté d’expression et du pluralisme, piliers indispensables de l’espace informationnel démocratique, tout en garantissant trois libertés complémentaires : la liberté pour le citoyen de s’informer librement à l’abri des manipulations et des biais algorithmiques, la liberté pour le journaliste d’exercer son métier à l’abri des pressions et la liberté d’entreprendre pour l’éditeur de médias à l’abri de la dépendance économique. » (extrait de l’introduction du rapport de pilotage)
Ce rapport formule neuf propositions-cadres pour préserver l’espace public français, six propositions-cadres pour contribuer à la construction de l’espace public européen, ainsi que deux recommandations à l’attention des professionnels de l’information.
Même si l’ensemble de ces éléments se nourrit des réflexions et des propositions des autres composantes des EGI (groupes de travail, consultations citoyennes, comité de prospective), il n’en constitue en aucune façon une synthèse, loin s’en faut. Pour autant, le comité de pilotage considère qu’il peut constituer le cadre d’une politique globale.
Retour sur les contextes politique, juridique, budgétaire, européen et international dans lesquels se sont inscrits ces EGI
Ces EGI se sont déroulés dans un contexte global, en France, en Europe et dans le Monde, qui a très probablement influé sur la teneur des travaux entrepris, sans toutefois que les expertises mobilisées soient réellement parvenues à en dégager des enseignements substantiels et des potentialités pertinentes en regard des thématiques explorées.
Comme le mandat présidentiel le stipule, plusieurs initiatives internationales et européennes préalables ont été entreprises qui, chacune dans son registre, offrent des indications sur les orientations prises et auxquelles la France adhère, celles établies dans le cadre de l’Union européenne présentant un caractère contraignant.[iii]
→ Les Principes mondiaux des Nations unies pour l’intégrité de l’information créent un cadre holistique pour guider l’action des différentes parties prenantes en vue d’un écosystème de l’information plus sain. Ce cadre consiste en cinq principes de renforcement de l’intégrité de l’information qui ont tous en commun un engagement inébranlable en faveur des droits de l’homme (confiance et résilience de la société ; médias indépendants, libres et pluralistes ; transparence et recherche ; responsabilisation du public ; et incitations saines), chacun d’entre eux comprenant des recommandations à l’intention des principaux groupes de parties prenantes. En plus d’être fondés sur le droit international, y compris le droit international des droits de l’homme, les Principes mondiaux s’appuient sur les idées proposées dans la note d’orientation n°8 du Secrétaire général des Nations ; ils complètent les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les Lignes directrices de l’UNESCO pour la gouvernance des plateformes numériques, le Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité, la Recommandation de l’UNESCO sur l’éthique de l’intelligence artificielle et la Stratégie et le Plan d’action des Nations Unies pour la lutte contre les discours de haine.
→ Le droit européen encadre l’activité audiovisuelle à divers titres et notamment dès lors que les éditeurs de services de télévision ou de radio sont considérés comme des prestataires de services par le droit de l’Union. Le secteur audiovisuel ayant essentiellement trait à la liberté de communication, les textes relatifs à la protection des droits de l’Homme doivent également être pris en compte. Le droit européen encadre également les services numériques et la quasi-totalité des aspects démocratiques, économiques, de souveraineté et de sécurité qui y sont attachés.[iv]
De manière systématique, il prend appui et/ou se réfère aux dispositions internationales idoines, et notamment aux principes fondamentaux du droit international de l’information souvent dérivés de conventions internationales[v], aux principes mondiaux des Nations unies pour l’intégrité de l’information[vi] publiés le 24 juin 2024 qui établissent une feuille de route internationale pour renforcer l’intégrité de l’information (voir plus particulièrement les éléments relatifs aux incitations saines, à la responsabilisation du public, ainsi qu’aux médias indépendants, libres et pluralistes).
Plus précisément, l’UE aborde de manière globale et opérationnelle les différentes questions relatives à la protection de la liberté, au financement à la résilience et au pluralisme des médias, comme au recours à l’innovation pour les moderniser au rythme de la « digitalisation » de la société en lien avec les initiatives relatives aux données, comme celles relatives à l’alphabétisation et à l’éducation aux médias.[vii]
Alors que les plateformes numériques jouent un rôle croissant dans le quotidien des Européens bien qu’elles soient principalement américaines (les “MAMAA” pour Microsoft, Amazon, Meta, Apple et Alphabet) et chinoises (les “BATX” pour Baidu, Alibaba, Tencent, et Xiaomi). Or, leur fonctionnement soulève des risques sur différents plans. Afin d’appréhender ces enjeux, l’UE encadre l’activité des plateformes numériques à travers des réglementations dont l’application est contrôlée et la violation sanctionnée.[viii]
Elle aborde également les questions soulevées par l’intelligence artificielle et les régulations à y apporter.[ix]
Les réseaux fixes et mobiles jouent désormais un rôle essentiel dans le fonctionnement du pays et la vie quotidienne des Français, y compris en matière de diffusion d’information (68 % des Français sont équipés d’un téléviseur connecté à internet, le plus souvent via la box du fournisseur d’accès à internet, et 38 % disposent d’au moins deux modes de connexion). En raison de leur importance, le législateur européen a jugé nécessaire l’intervention d’une autorité étatique indépendante des entreprises comme du Gouvernement (en France, l’ARCEP), pour s’assurer du bon développement de ces réseaux, tout en veillant à la neutralité du Net (principe protégé par le législateur européen depuis 2016 par le règlement européen sur l’internet ouvert et en France par la Loi pour une République Numérique de 2016) devant garantir l’égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet, qui exclut par exemple toute discrimination positive ou négative à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau. Ainsi, ce principe garantit que les utilisateurs ne feront face à aucune gestion du trafic internet qui aurait pour effet de limiter ou améliorer leur accès aux applications et services distribués sur le réseau.
→ En France, depuis la mise en place au début de ce siècle de la Loi organique relative aux lois de finances, l’audiovisuel public national a motivé un certain nombre de projets de réforme cherchant à la fois à rationaliser structurellement et financièrement ce secteur particulièrement critique de l’action de l’État, qui impacte son budget de manière importante. Le secteur de l’audiovisuel a connu depuis une dizaine d’années de profondes transformations (multiplication des plateformes de vidéos à la demande par abonnement ‑SVOD- comme Netflix ou Prime Video, développement des réseaux sociaux et des sources d’information et avec des infox, hausse des prix des droits de diffusion des compétitions sportives…). Ces transformations ont amené une concurrence frontale et ont réduit l’exposition des médias publics.
L’État a donc entrepris d’accompagner les acteurs de ce secteur en crise dans leurs initiatives visant à le moderniser pour lui permettre de s’adapter à la concurrence nouvelle inhérente à l’émergence de nouvelles offres internationales et nationales, ainsi qu’aux ruptures technologiques qui impactent en profondeur la société de l’information dans son ensemble (TNT, Internet, Ecrans connectés, etc.).
Si la crise sanitaire a conduit à renoncer au projet de loi audiovisuel présenté par le gouvernement en juillet 2018[x], qui visait l’adaptation de l’audiovisuel public aux enjeux actuels et dont l’examen était prévu au premier semestre 2020 et à l’abandon du projet de société-mère à la tête d’un groupe rassemblant quatre entreprises du secteur de l’audiovisuel public. Néanmoins, les mesures les plus urgentes ont été adoptées et plusieurs contrats d’objectifs et de moyens (COM) ont été signés avec les sociétés d’audiovisuel public. Cette synchronisation avait pour objectif d’améliorer la coordination entre les entreprises du secteur.
Relevons que l’article 34 de la Constitution a été modifié par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 pour élargir la compétence du législateur à la définition des garanties en matière « de pluralisme et d’indépendance des médias ».
Par ailleurs, l’État s’est attaché à se mettre en conformité avec le droit européen correspondant pour réguler et sécuriser l’internet[xi], élargissant à cette occasion les prérogatives de l’ARCOM et de l’ARCEP.
Plusieurs évènements ont pu concourir à nuire à un déroulement serein de certains travaux, en toute indépendance d’esprit : l’intérêt tout particulier porté à cet exercice par l’Elysée, l’interruption du processus législatif relatif à l’élaboration d’un nouvelle loi relative à la réforme de l’audiovisuel public et à la souveraineté audiovisuelle visant à réformer l’audiovisuel public pour le renforcer et lutter contre les asymétries qui pénalisent les acteurs français face à leurs concurrents américains[xii], les changements de ministre en charge de l’information chargé de porter devant le Parlement les propositions d’amendements du gouvernement, les crispations observées lors du processus d’attribution des fréquences TNT et des recours engagés auprès du Conseil d’État ainsi que les responsabilités exercées au sein des médias concernés par certaines personnalités jouant un rôle important dans ces EGI, des attaques ad hominem d’une très grande brutalité à l’encontre de Christophe Deloire, le contentieux opposant devant le Conseil d’État RSF et Cnews à l’égard d’un décision prise par l’ARCOM sur la question du pluralisme, etc.
Coup de projecteur sur les principales lacunes relevées
Nous ne reviendrons pas ici sur les lacunes identifiées dans les 6 premières parties de ce dossier.
Bien que nous soyons parfaitement des difficultés que soulèvent l’organisation dans un calendrier serré de tels États généraux, nous ne pouvons néanmoins occulter ici les lacunes méthodologiques et de substance au fond telles qu’elles ressortent des différentes investigations opérées par l’OJIM.
→ L’absence d’harmonisation des définitions des notions les plus centrales entre les groupes de travail, laquelle aurait dû être entreprise en amont de leurs travaux, a participé à altérer la qualité au fond de certaines analyses comme des préconisations qui en résultent. A cet égard, les analyses entreprises par le groupe en charge du thème « État et régulation » offraient pourtant des éléments de définition qui auraient permis de servir de référence à une telle harmonisation, en permettant à leurs membres et aux experts consultés d disposer d’un cadre méthodologique commun et d’un socle sémantique partagé.
Certains développements laissent craindre que parfois, la conception réservée à l’information se confond abusivement avec celle relative à la notion de donnée. Dans l’univers des technologies de l’information, les termes données et informations sont souvent utilisés comme s’ils étaient synonymes. Or, ces deux notions sont très différentes l’une de l’autre. Alors qu’une donnée est une collection de faits et de chiffres bruts, une information est une donnée traitée et contextualisée pour un utilisateur. Les données peuvent prendre différentes formes, telles que du texte, des images, des vidéos ou des valeurs numériques. Elles servent de matière première pour les processus d’analyse, de traitement et de communication, permettant ainsi aux logiciels et aux systèmes de prendre des décisions, de générer des rapports et de fournir des fonctionnalités variées dans le monde numérique, et aux producteurs d’information de la générer selon ses propres règles et objectifs. Une information englobe des éléments tels que des faits, des chiffres, des textes ou des médias, qui sont utilisés pour prendre des décisions, générer des connaissances ou faciliter des processus. L’information résulte de la transformation de données brutes par des algorithmes et des logiciels, jouant un rôle crucial dans la communication, la gestion, l’analyse et l’automatisation des opérations dans l’environnement numérique, ou dans la circulation de messages codifiées orientés vers des objectifs précis.
Si l’information comme la donnée constituent des ressources critiques autant que des instruments privilégiés au service de toutes les formes de pouvoir et de gouvernance, elles peuvent faire l’objet de monétisation, de déformation, de transaction et de capture à des fins malveillantes de manière algorithmique ou non.
L’ambition de lutter contre la manipulation de l’information, que ce soit ou non en ligne, à partir de moyens techniques aussi sophistiqués soient-ils, présente des difficultés juridiques considérables tenant d’abord à la qualification en droit d’« une fausse information », et ensuite à l’établissement du caractère effectivement délictuel de sa mise à la disposition du public.
Or, les différents documents qui rendent compte de ses travaux ne comportent aucune définition ni hypothèse de travail ayant trait aux concepts et notions essentielles d’information, d’intégrité de l’information, de désinformation, etc. convoquées dans le développement des idées et des thèses soutenues. S’il n’existe pas de définition universellement acceptée de ces termes, notamment en France quand bien même des esquisses commencent à émerger de certains processus législatifs et juridictionnels, les entités des Nations Unies ont formulé des définitions opérationnelles dans une note d’orientation rendue publique en juin 2023[xiii]. La Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations Unies définit la désinformation comme « la diffusion intentionnelle d’une fausse information en vue de causer un préjudice social grave ». L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) utilise le terme « désinformation » pour décrire des contenus faux ou trompeurs qui peuvent causer un préjudice particulier, indépendamment des intentions, du degré de conscience et des comportements qui sous-tendent leur production et leur diffusion. Par ailleurs, l’Union européenne a dédié à lutte contre la propagation de la désinformation et de la désinformation en ligne de nombreux processus et instruments qui s’articulent autour des éléments de définition suivants :
« La désinformation est un contenu faux ou trompeur qui est diffusé dans l’intention de tromper ou d’obtenir un gain économique ou politique, et qui peut causer un préjudice public. La désinformation est un contenu faux ou trompeur partagé sans intention nuisible, bien que les effets puissent encore être nocifs. »[xiv].
→ Tout aussi problématique, le parti pris par le comité de pilotage de ne considérer l’information comme un « bien public » en ne retenant comme seule caractéristique le justifiant le fait que l’information constitue un bien non rival ou non excluable. La consommation de ce bien par un agent n’affecte donc pas la quantité disponible pour les autres agents (non-rivalité). Il est impossible d’exclure un agent de l’utilisation de ce bien, même s’il n’a pas participé à son financement. Un bien public pur est un bien non rival et non excluable, il est impossible de faire payer l’accès à ce bien (non-excluabilité). Par exemple, une émission de radio est un bien public. C’est un bien non rival au sens où lorsqu’un agent écoute une émission de radio, il n’empêche aucun autre agent de l’écouter. C’est un bien non excluable au sens où les technologies des ondes radio ne permettent pas de restreindre l’accès à ce bien à ceux qui le financeraient. Mais alors quid de Canal + comme des chaines accessibles qu’au travers l’acquisition d’un droit d’accès à un bouquet numérique ?
Selon Jean Cam :
« La conception courante d’un bien public produit intentionnellement par un agent social se réfère régulièrement à deux notions : celle d’intérêt général ou d’utilité publique, ainsi que celle de l’accès indifférencié du bien à tous les membres de la collectivité. La production d’un bien généralement utile et dont la jouissance ne devrait pas être réservée préférentiellement à certains membres de la collectivité plutôt qu’à d’autres a toujours appelé, tant dans l’histoire institutionnelle que dans la théorie juridique françaises, l’intervention de l’acteur public par excellence qu’est l’État. L’association du bien public à l’État est l’association de deux exceptions : le premier étant un bien d’une structure très particulière et très sensible va tomber dans le domaine réservé du second.
En effet, cette intervention de l’État dans le processus économique est conçue comme exceptionnelle et ne se justifie que par la nature de l’objet en jeu. Ainsi, les théoriciens du droit public français la pensent légitime dans la mesure où la création d’un bien ou d’un service publics par l’État est nécessaire pour sauvegarder un intérêt général, qui autrement serait compromis. Les transitions vers l’affirmation que partout où un intérêt général est en cause, les capacités des acteurs sociaux ordinaires sont structurellement insuffisantes pour l’assurer, de telle manière qu’à la généralité de l’intérêt corresponde une généralité effective de l’accès, sont courtes et ont été décidément franchies. C’est donc à la jonction de deux principes que la théorie et la pratique institutionnelle en France situent la production légitime et ordonnée du bien public : un principe de justice et un principe d’économie. Le premier fait de l’accès général au bien public un enjeu majeur de la production sociale de ce dernier et va jusqu’à instituer la prétention à la jouissance de ce bien comme un droit que tout membre de la collectivité peut faire valoir envers elle. Le second suppose que le bien public soit de par la généralité de son extension objective (surdimensionnalité), sociale (universalité), temporelle (continuité) et spatiale (ubiquité territoriale) de nature à mettre en défaut tant les capacités que la logique intéressée de l’économie privée.
La pensée du bien public en France est ainsi fortement imprégnée par l’idée de son exceptionnalité. Elle affirme la nécessité de sa réservation à un acteur lui-même exceptionnel, doté d’une personnalité, d’une légitimité et de prérogatives de puissance morales, juridiques et politiques incommensurables avec celles de tous les autres acteurs sociaux. Cette conception ne se comprend qu’en tenant compte de deux présuppositions majeures : laissée aux acteurs sociaux ordinaires, la production des biens publics heurterait le principe d’égalité et serait qualitativement ou quantitativement insuffisante. »[xv]
Ce parti pris est contestable comme le montre très bien Henri Pigeat dans son article de la revue Commentaire intitulé L’information, un bien public ? :
« Définie comme un acte d’observation et d’expression, [l’information] peut devenir un service commercialisable, mais sans jamais cesser d’être une capacité humaine naturelle dont la parole est le premier exemple. Un statut de propriété publique serait contradictoire avec l’irréductible appartenance de l’information à chaque individu, sauf à nier l’autonomie de pensée. Malgré de persévérants efforts, aucun régime totalitaire n’a jamais pu véritablement y parvenir. Si vivante que soit encore chez nous la querelle entre Rousseau et Voltaire, un réveil des mânes de Gracchus Babeuf a donc peu de chances d’être ici très productif »
En ayant pris un tel parti, le comité de pilotage comme les groupes thématiques se devaient donc de prendre en compte le droit des biens publics dans leurs analyses.
→ S’agissant des questions touchant à la régulation et à l’État, préoccupation transversale à l’ensemble des EGI eu égard aux objectifs qui leur étaient assignés, une meilleure articulation des thématiques retenues pour les cinq groupes de travail avec ceux engagés au niveau européen aurait permis d’éviter de formuler des propositions peu ou pas utiles en raison de l’existence de propositions européennes plus substantielles qui seront applicables au niveau national.
Malgré le niveau d’expertise des membres des groupes de travail et des personnes auditées, l’association systématique de l’ARCOM, de la CNIL et de l’ARCEP[xvi] ainsi que de membres du SGAE en charge des questions numériques et de l’audiovisuel à la totalité des travaux aurait certainement pu permettre de mieux intégrer les avancées offertes par les instances internationales et européennes en matière de régulation par les différentes voies normative, réglementaire et législative.
L’importance de cette problématique tient à plusieurs facteurs endogènes et exogènes ;
- La multiplication des risques globaux tels qu’ils ressortent des différents rapports internationaux qui y sont consacrés, tels que les Global Risks Reports[xvii] établis au profit du World Economic Forum ont fait apparaître un besoin sans cesse plus pregnant de « régulation » par les pouvoirs publics, aux différentes échelles, des défis posés par la mésinformation et la désinformation, lesquels impactent d’autres natures de risques.
- La technologisation à marche forcée des processus de gouvernance publique confère aux données et aux informations un caractère stratégique qui se matérialise par l’élaboration de stratégies spécifiques, à l’instar de ce que propose l’UE pour les données.
- La dimension géopolitique de l’information procure aux États de nouveaux arguments pour intervenir de manière plus globale sur les processus qui s’y rapportent.
Alors que le néolibéralisme et l’amplification des processus de mondialisation, globalisation et d’internationalisation à la faveur de la fin de la guerre froide ont favorisé depuis les années 80 une altération continuelle des processus de réglementation, de régulation et de cloisonnement (en vertu de la règle des 3D) nous assistons aujourd’hui à un retour de la puissance publique qui n’a échappé ni au commanditaire des EGI ni aux institutions européennes.
D’où l’importance particulièrement accordée également par ces EGI aux questions de souveraineté, de manipulation de l’information, et d’ingérence étrangère.
Autant de notions qui auraient nécessité d’être non seulement mieux définies (notons que la loi du 25 juillet 2024 visant à prévenir les ingérences étrangères en France[xviii] propose, outre la requalification des natures de menaces en jeu, une définition de l’acte d’ingérence ainsi que le détail des peines encourues par les personnes morales ou physiques contrevenant aux dispositions légales en vigueur) mais également étendues à d’autres formes d’ingérence, endogènes, et à la mésinformation.
« La propagande mensongère n’est bien sûr pas le monopole des régimes autoritaires. Les États-Unis, par exemple, ne se sont pas privés d’y recourir massivement, et à grande échelle, à l’occasion de la Guerre du Vietnam, de la Guerre du Golfe ou de la Guerre en Irak. Aujourd’hui encore, la tentation est forte dans certains pays démocratiques de répondre à la désinformation des régimes autoritaires par des campagnes de désinformation. Toutefois, la prise de conscience du caractère contre-productif d’une telle approche semble avoir progressé. En septembre 2023, 38 États, dont la France et les États-Unis, se sont engagés, par la Déclaration mondiale pour l’intégrité de l’information en ligne, à « s’abstenir de participer à des campagnes de désinformation menées par l’État et dénoncer une telle pratique ».
Les démocraties libérales devraient en effet être capables de lutter contre les manipulations de l’information émanant de l’étranger sans renier leurs principes et sans restreindre les libertés d’expression, d’opinion ou d’informer. Certains États démocratiques, comme la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas, Taiwan et l’Australie, ont montré la voie, en encourageant, la résilience de leur société face aux ingérences informationnelles étrangères sans pour autant affaiblir leur régime de libertés. La clé, à mes yeux, pour faire face à la menace que représente le Sharp Power des régimes autoritaires à l’âge de l’intelligence artificielle, réside dans une prise de conscience globale, un état d’esprit de défense informationnelle, l’adoption d’une stratégie nationale, et des mesures encourageant à la fois la transparence des opérations d’ingérence, l’intégrité des espaces informationnels, et la résilience durable de la population. ».[xix]
En France, c’est l’ARCOM qui est chargée de la régulation systémique des plateformes ayant une activité d’intermédiation en ligne, telles que les plateformes de partage de vidéo, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les agrégateurs et les magasins d’application. Ces services ont en effet l’obligation de mettre en œuvre des outils et des moyens afin de répondre aux grands objectifs de politique publique en matière de lutte contre les contenus illicites et préjudiciables et de protection du public.[xx]
La « manipulation de l’information » est une notion qui interroge tant elle emporte des considérations idéologiques et politiques qui suscitent des remises en cause, car il existe aussi une information de la manipulation qui prend parfois appui sur des processus présentés comme vertueux pour établir des « vérités contestables », voire réfutables[xxi]. Les enquêtes d’opinion et de médiamétrie n’échappent pas à ce risque en produisant des données statistiques dont les interprétations ne sont pas toujours dénués d’objectifs « subjectifs ».
Si l’influence constitue désormais un nouvelle fonction stratégique de la stratégie de sécurité nationale, les milieux politiques et médiatiques ne semblent pas se soucier de celles qui sont le fait de personnalités françaises ou binationales et/ou appartenant ou ayant appartenu à des cercles d’influence dont les objectifs et les intérêt ne coïncident pas nécessairement avec les intérêts supérieurs de la nation, les objectifs de valeur constitutionnelle qui en assure la cohésion et la singularité, ou les intérêts essentiels de sécurité nationale.
→ La jurisprudence consécutive à la décision du Conseil d’État stipulant que l’ARCOM doit prendre en compte la diversité des courants de pensée et d’opinions représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement le temps d’intervention des personnalités politiques (le Conseil d’État juge également que l’ARCOM doit s’assurer de l’indépendance de l’information au sein de la chaîne en tenant compte de l’ensemble de ses conditions de fonctionnement et des caractéristiques de sa programmation, et pas seulement à partir de la séquence d’un extrait d’un programme particulier) induisait un élargissement de jure du champ d’analyse relatif au thème traitant de la pluralité de l’information, qui a été globalement négligé.
→ Les questions soulevées par le rôle croissant des technologies totales, et en particulier de l’intelligence artificielle générative dans la production d’information auraient mérité des investigations à la mesure de celles entreprises dans le cadre européen.
→ En lien avec les points ci-dessus, et comme mentionné à plusieurs reprises dans les coups de projecteurs proposés par l’OJIM, les enjeux de régulation publique des médias d’information de nouvelle génération qui mobilisent des journalistes indépendants non nécessairement professionnels n’ont pas fait l’objet d’investigations significatives bien que les Nations Unies comme l’Union européenne y portent une attention spécifique.
Les EGI sont-ils parvenus à atteindre leurs objectifs ?
Si le calendrier de ces EGI comme ces propositions-cadres et recommandations s’inscrivent dans un agenda particulièrement complexe qui a indubitablement impacté les travaux et leurs résultats, les propositions et recommandations qui en résultent, pour utiles et nécessaires qu’elles soient, ne sauraient constituer cette « politique globale » revendiquée par le comité de pilotage, comme le mettent en évidence les six premières parties du dossier établi par l’OJIM.
Ce constat sévère rencontre ceux dont rendent compte les réactions des syndicats de journalisme ou encore Alexis Levrier, maître de conférence, chercheur associé au GRIPIC (Sorbonne Université) et historien de la pressé : « Il fallait des solutions fortes pour réguler les médias, renforcer l’audiovisuel public, lutter contre la concentration des groupes, rendre du pouvoir aux journalistes face à leurs actionnaires. Là, malheureusement, on a le sentiment que la recherche du consensus, la volonté de ne pas déplaire au pouvoir politique ont conduit à des propositions en demi-teinte. »[xxii]
Muriel Bellivier, psychologue du travail, et Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès et fondatrice de Selkis, considèrent que la co-contruction se résume bien souvent à une participation sur les à‑côtés, autrement dit sur ce qui in fine ne changera pas fondamentalement l’organisation.[xxiii]
Pour autant, les documents produits, par la richesse de leurs analyses, constituent indéniablement une très belle base de documentations pour une nouvelle itération de ces EGI tenant compte des observations critiques formulées.
Ce septième article clôt le regard porté par l’OJIM sur les différents travaux sur lesquels prend appui la restitution officielle des États généraux de l’information 2024 proposée par leur comité de pilotage. D’autres investigations ont permis d’examiner les positions exprimées par les citoyens lors des différents processus de consultation mis en œuvre[xxiv]. D’autres enfin devraient être réalisées sur le rapport de prospective sur le monde de l’information en 2050 coordonné par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) ainsi que plusieurs experts.
Notes
[i] Voir le communiqué de l’Élysée : Lancement des États généraux de l’information
[ii] Voir à cet égard :
- Le rapport des États généraux de l’information
- Le dossier de presse de la restitution des États généraux de l’information
[iii] Pour exercer leurs compétences, les institutions européennes peuvent, au titre de l’article 288 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, adopter des directives qui lient les États membres quant aux résultats à atteindre en leur laissant le choix des moyens permettant d’y parvenir. Ces directives visent à établir des règles minimales communes à tous les États de l’Union.
[iv] Cf. les textes européens
[v] Cf. Droit international de l’information : guide essentiel
[vi] Cf. Principes mondiaux pour l’intégrité de l’information
[vii] Voir les contenus des liens suivants :
- L’initiative «Actualités»
- Plan d’action européen pour les médias et l’audiovisuel
- Liberté et pluralisme des médias
[viii] Cf. Tout savoir sur les nouveaux règlements européens ainsi que Comment l’Union européenne contrôle-t-elle les plateformes numériques et quels sont les résultats ?
[ix] Cf. Entrée en vigueur du règlement sur l’IA
Voir également : Entrée en vigueur du règlement européen sur l’IA : les premières questions-réponses de la CNIL
[x] Cf. projet de loi sur la communication audiovisuelle
[xi] Cf. Loi du 21 mai 2024, visant à sécuriser et réguler l’espace numérique
[xii] Cf. projet de loi sur la communication audiovisuelle
Voir l’article que lui consacre Vie publique : Proposition de loi relative à la réforme de l’audiovisuel public et à la souveraineté audiovisuelle
[xiii] Cf. Note d’orientation no 8 Intégrité de l’information sur les plateformes numériques
[xiv] Cf. le dossier établi par la Commission européenne sur Lutte contre la désinformation en ligne
[xv] Extrait de Trajectoires de l’immatériel — Qu’est-ce qu’un bien public ? Une enquête sur le sens et l’ampleur d’une socialisation de l’utilité – Éditions du CNRS
[xvi] L’État exerce une tutelle sur le secteur des services d’intérêt général relatif à l’information et à la presse. Il dispose d’agences indépendantes ayant autorité pour veiller à ce que l’informatique soit au service du citoyen et qu’elle ne porte atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée et informatique, ni aux libertés individuelles ou publiques (la CNIL), garantir la liberté de communication et le respect des lois dans le secteur audiovisuel (l’ARCOM – voir plus particulièrement son Espace juridique) ou pour réguler les communications électroniques et postales et la distribution de la presse (l’ARCEP – voir plus particulièrement son espace consacré à La régulation), ainsi que d’un établissement public à caractère administratif ayant pour mission d’assurer la planification, la gestion et le contrôle de l’utilisation, y compris privative, du domaine public des fréquences radioélectriques (l’Anfr).
Par ailleurs, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) est l’autorité nationale en matière de cybersécurité.
[xvii] Voir par exemple Global risks report 2024
[xviii] Cf. la Loi n° 2024–850 du 25 juillet 2024 visant à prévenir les ingérences étrangères en France
[xix] Cf. IA générative et désinformation : quel impact sur les rapports de force existants en géopolitique ?
[xx] Cf. Lutte contre la manipulation de l’information : déclarations des opérateurs de plateformes en ligne et questionnaires de l’ARCOM
[xxi] Voir par exemple à cet égard les articles que consacre l’OJIM aux décodeurs et autres fact chekers.
- Qui sont les « Décodeurs » ? Entre GAFAM, argent et influence. Première partie
- Qui sont les « Décodeurs » ? Entre GAFAM, argent et influence. Deuxième partie
[xxii] Cf. États généraux de l’information : “Bolloré peut dormir tranquille ”
[xxiii] Cf. La co-construction tous azimuts, ou l’art que rien ne sorte de terre – Fondation Jean Jaurès
[xxiv] Voir le dossier établi par l’OJIM, et notamment Coups de projecteur sur la participation citoyenne aux États Généraux de l’Information : conclusion