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Olivier Legrain

19 octobre 2024

Temps de lecture : 9 minutes
Accueil | Portraits | Olivier Legrain
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Olivier Legrain

Temps de lecture : 9 minutes

Du blé de gauche à moudre

Il n’aura suffi que d’un papier de L’Express, narrant par le menu des dîners secrets où Olivier Legrain faisait se rencontrer les différents représentants des forces de gauche (Clémentine Autain, Francois Ruffin et Éric Piolle se sont attablés, entre autres, sous son discret patronage) pour que les Insoumis, vexés d’apprendre l’existence de cette assemblée de conspirateurs, se mettent à pousser des youyous de détresse. Mais qui est vraiment Olivier Legrain, communiste multimillionnaire enrichi dans l’industrie, curieux trait d’union entre Edwy Plenel et le capitalisme français ?

Dans Le Ban­quier Anar­chiste, l’écrivain por­tu­gais Fer­nan­do Pes­soa fait ain­si s’exprimer un financier, qui estime être resté fidèle aux idéaux généreux de sa jeunesse en inté­grant délibéré­ment le cer­cle des notables :

« Com­ment soumet­tre l’argent ? Il n’y avait qu’une manière : l’acquérir. L’acquérir en quan­tité suff­isante pour cess­er de sen­tir son influ­ence ».

On ne sait guère si Olivi­er Legrain a fait siennes les maximes du Ban­quier anar­chiste, mais son statut de mil­lion­naire com­mu­niste fait de lui une per­son­nal­ité à part, aus­si bien dans le milieu des affaires que dans l’écosystème de la gauche radicale.

Dans le chaudron du communisme

Issu d’une famille de poly­tech­ni­ciens et de nor­maliens, dont cer­tains mem­bres furent déportés durant la guerre, il grandit dans un envi­ron­nement acquis au gaullisme. Mais il cède aux sirènes du com­mu­nisme à ses quinze ans, au moment où des dis­cours révo­lu­tion­naires reten­tis­sent dans la cour du lycée Buf­fon en 1968. L’établissement est alors le cen­tre de grav­ité du gauchisme con­tes­tataire parisien de l’époque. Pour l’anecdote, il y est sco­lar­isé en même temps que Pierre Has­ki, le fon­da­teur de Rue 89 et actuel prési­dent de Reporters sans Fron­tières. Au lycée, il a pour pro­fesseur de philoso­phie l’ancien résis­tant Mau­rice Clav­el, con­nu pour être passé sans tran­si­tion du gaullisme au maoïsme à la faveur de mai 68. Le jeune Legrain con­naî­tra la même tra­jec­toire et adhère l’année suiv­ante au Par­ti Com­mu­niste, où il aura sa carte pen­dant neuf ans, entre 1969 et 1978. Lors d’interventions publiques, il rap­porte avoir cessé tout mil­i­tan­tisme suite à l’éclatement de « l’affaire Sol­jen­it­syne » et la pub­li­ca­tion de L’Archipel du Goulag. Dans la mesure où le livre parut en décem­bre 1973, cette latence de qua­tre années est quelque peu curieuse. Mais cette invraisem­blance ne fait man­i­feste­ment pas tiquer les médias de grand chemin.

Quelques années plus tard, diplômé de l’École des Mines de Nan­cy, il hésite entre deux spé­cial­i­sa­tions : le pét­role ou la sta­tis­tique. Il opte pour la sec­onde (« j’avais con­servé de mon ado­les­cence de con­tes­tataire soix­ante-huitard un fort intérêt pour les ques­tions économiques ») et ral­lie l’ENSAE (École nationale de la sta­tis­tique et de l’ad­min­is­tra­tion économique), alors instal­lée à Saint-Éti­enne. C’est depuis le chef-lieu de la Loire, impor­tant bassin ouvri­er, qu’il assiste au meet­ing de cam­pagne de François Mit­ter­rand en 1974. Il sent pal­piter le peu­ple de gauche et salue avec ent­hou­si­asme l’adoption du pro­gramme com­mun qui fera tri­om­pher la gauche un septen­nat plus tard.

Bon grain et bonnes affaires

Les études achevées, il rejoint le groupe Rhône-Poulenc en tant que cadre à l’issue de ses études en 1978. Devenu numéro 2 du géant de la chimie tri­col­ore, il ral­lie finale­ment le groupe Lafarge six ans plus tard où il est pro­mu à la direc­tion de la stratégie du groupe. À par­tir de 1997, il super­vise la créa­tion d’une branche de matéri­aux de spé­cial­ités qui sera bap­tisée « Materis S.A ».

En 2000, Lafarge décide de ven­dre cette branche et Legrain s’associe avec des salariés du secteur pour le racheter, moyen­nant l’appui de fonds d’investissements (d’abord un con­sor­tium de fonds anglo-sax­ons, puis LBO France et enfin Wen­del). Grâce à trois LBO suc­ces­sifs en six ans, une stratégie d’investissement que ne renierait pas Patrick Drahi, l’entreprise dou­ble son chiffre d’affaires et atteint une val­ori­sa­tion estimée à 2 mil­liards d’euros en 2006. La même année, l’équipe de direc­tion, qui avait par­ticipé à la con­sti­tu­tion du cap­i­tal six ans plus tôt, se partage 300 mil­lions d’euros ; la part du lion revient à Legrain qui a piloté l’opération. Le groupe con­naî­tra des temps plus orageux et devra se ven­dre à d’autres fonds pour sur­mon­ter son endet­te­ment chronique. Mais la for­tune d’Oliver Legrain, elle, est faite.

De plus en plus acculée, la société est restruc­turée et cédée par petits bouts à divers fonds par Wen­del en 2015. Cette ces­sion signe la retraite anticipée pour Legrain. Ce dernier se recon­ver­tit aus­sitôt en tant que psy­chothérapeute pour la médecine du tra­vail et reçoit ses patients à son domi­cile cos­su de Neuil­ly-sur-Seine. Même si le divan est une pas­sion de longue date pour l’ancien patron, elle ne suf­fit pas à combler sa soif d’action con­crète pour un monde plus humain. C’est le début de sa troisième vie, celle d’un argen­tier au ser­vice de l’extrême-gauche poli­tique, médi­a­tique et associative.

Mécène cherche politiciens et clandestins

Désor­mais libre de sa parole et de ses actes, l’industriel retraité n’hésite pas à met­tre la main à la poche pour soutenir des hommes poli­tiques, des asso­ci­a­tions et des médias. L’Express a révélé qu’il avait grat­i­fié François Ruf­fin et Clé­men­tine Autain, deux députés insoumis dis­si­dents, ain­si qu’Eric Piolle, le marie écol­o­giste de Greno­ble, ville où il sou­tient par ailleurs un pro­jet de « mai­son de l’hospitalité » des­tinée aux réfugiés clan­des­tins. L’hebdomadaire pré­cise que le mon­tant des chèques « n’a pas excédé les 7 500 euros, pla­fond fixé par la loi ». Appelant de ses vœux une alter­na­tive crédi­ble à Mélen­chon, il sub­ven­tionne l’organisation de la Pri­maire pop­u­laire de 2022 qui n’aboutit pas à désign­er le sauveur tant espéré de la gauche.

Subventions pour les migrants

Le sou­tien apporté aux asso­ci­a­tions, lui, est, plus mas­sif. En effet, le patron fut con­fron­té pour la pre­mière fois au phénomène des camps de migrants impro­visés lorsqu’un campe­ment s’était for­mé sous ses bureaux de Materis à Issy-les-Moulin­eaux. Depuis sa créa­tion en 2019, le mul­ti­mil­lion­naire a injec­té 3 mil­lions d’euros dans Riace, un fonds de dota­tion qui vient en aide aux réfugiés vrais ou faux via des asso­ci­a­tions locales, en par­ti­c­uli­er dans le pays basque, les Alpes Mar­itimes, la région de Calais et l’île-de-France. Le fonds doit son nom au vil­lage cal­abrais qui avait fait le choix de l’accueil incon­di­tion­nel des réfugiés suite à la grande vague d’immigration de 2015. Son maire, Domeni­co Luciano, avait joui d’une grande notoriété en s’opposant frontale­ment au min­istre de l’Intérieur de l’époque, Mat­teo Salvi­ni. Olivi­er Legrain a per­son­nelle­ment fait la con­nais­sance de l’édile ital­ien, célébré par les médis d’extrême-gauche, à l’occasion d’une pro­jec­tion d’un doc­u­men­taire de Wim Wen­ders à l’École Nor­male Supérieure.

À cette même péri­ode, il pèse de tout son poids financier afin que les navires Aquar­ius (en 2018) et Louise Michel (et en 2023) accos­tent en France. Par­al­lèle­ment, Riace a « mis une par­tie des tentes place de la République » à l’occasion de la bien mal nom­mée Nuit de la Sol­i­dar­ité en 2021. Pour­tant, l’homme se tar­guait à l’époque de « ne pas vouloir faire de poli­tique ». Dans un entre­tien qu’il donne à France Inter en 2020, il détaille ses ambi­tions de trans­for­ma­tion sociale :

« Les règles qui sont édic­tées par mon pays, par l’Europe, sont des règles mais, par con­tre, à l’intérieur de ces règles, on ne peut pas traiter des réfugiés qui ont fait des mil­liers de kilo­mètres, comme on les traite aujourd’hui en France ».

Le Bolloré de Barbès ?

La répu­ta­tion du « mil­lion­naire rouge » se répand vite, en par­ti­c­uli­er auprès des médias mil­i­tants : l’hebdomadaire de gauche antilibéral et écol­o­giste Poli­tis, le men­su­el Regards, porté par l’inénarrable Pablo Vivien et le média en ligne Bas­ta! ont pu récem­ment prof­iter de sa générosité.

L’idée de pos­séder un jour­nal lui demeure très étrangère et l’homme ne se sent pas l’âme d’un patron de presse, à la dif­férence de son ami Edwy Plenel ; il préfér­erait loger des rédac­tions amies avec la béné­dic­tion de la Mairie de Paris. C’est son inten­tion der­rière La Mai­son des Médias, un pro­jet sur lequel l’OJIM avait fait le point à l’été 2024 et qui devrait voir le jour en 2026 dans un bâti­ment indus­triel don­nant sur le boule­vard Bar­bès. Com­bat­tant auto­proclamé « pour la lib­erté de la presse », il fig­ure au rang des sig­nataires de la tri­bune du col­lec­tif Stop Bol­loré qui appelle à « entraver ce proces­sus à visée réac­tion­naire, en défense de la démoc­ra­tie et de l’État de droit ».

Une dynastie bourgeoise au service du « bien commun communiste »

Cet engage­ment au ser­vice des pseu­do damnés de la terre sem­ble se trans­met­tre de généra­tion en généra­tion au sein de la famille Legrain. La fille, Agathe, est avo­cate en droit du tra­vail et inter­vient bénév­ole­ment auprès de la Cimade, une asso­ci­a­tion elle-même stipendiée par Legrain père, pour prodiguer des con­seils juridiques à des migrants clan­des­tins déboutés du droit d’asile (« que l’on appelle à tort les migrants économiques », pré­cise-t-elle dans un por­trait qui lui est con­sacré) ou à des patrons qui emploient des sans-papiers. Le fils, Théophile, est diplômé d’une école d’architectes lau­san­noise et a con­sacré sa dis­ser­ta­tion de fin d‘étude (« L’hospitalité pour les indésir­ables: de l’accueil des migrants à la per­ma­nence du loge­ment ») aux divers­es formes d’habitats tem­po­raires générés en France par l’immigration illégale.

Dans ce texte aux forts accents mil­i­tants, l’auteur for­mule pro­fes­sion de foi humanitariste :

« Con­stru­ire un loge­ment pour accueil­lir les migrants et pro­téger les citoyens qui les sou­ti­en­nent, tel pour­rait être le rôle de l’architecte ».

En out­re, il con­sacre un mémoire à la ville de Bri­ançon et à la ten­ta­tive de la mairie, social­iste, de l’époque d’inclure des habi­ta­tions sol­idaires dans son pro­jet de réno­va­tion urbaine. Le grand père, lui, investit dans un refuge sol­idaire instal­lé dans un ancien sana­to­ri­um, ain­si que dans la Mai­son Bessoulie, « un tiers-lieu dédié à l’hospitalité et la sol­i­dar­ité », dans un vil­lage de la ban­lieue de Briançon.

Et après ?

Par­lera-t-on dans quelques années d’un « empire Legrain » comme on par­le aujourd’hui d’un « empire Bol­loré »? Rien n’est moins sûr et ce patron « stal­in­ien et pas gauchiste » fait plutôt fig­ure d’anomalie dans le Paris des affaires. Mais une chose est cer­taine, l’homme ne tran­sige pas sur les convictions :

« Je crois à l’État fort. On ne change rien sans règles coerci­tives. Prenons les réfugiés : si on ne force pas les gens à en accueil­lir ici à Neuil­ly, ça n’arrivera jamais. […] Il faut des règles ! C’est ça pour moi, être com­mu­niste : je ne crois pas à l’initiative indi­vidu­elle ».

Pro­lé­taires et cap­i­tal­istes de tous les pays, unis­sez-vous ! C’est Legrain qui régale !

Voir aus­si : Mai­son des médias libres, entre copains et coquins

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