Nous allons nous pencher sur la série documentaire consacrée à l’Histoire de France. Voici la présentation qu’en fait la chaîne du service public France TV : « De la Gaule antique à la Renaissance, du façonnement d’un peuple et d’un territoire à la naissance d’une puissante nation, les épisodes de “Notre histoire de France” racontés par Tomer Sisley couvrent plus de seize siècles en six épisodes répartis sur trois soirées événementielles. »
L’histoire de France récurée et dénationalisée
Henry Montaigu écrivait en 1987, dans Le Roi capétien :
« L’Histoire de France que nous connaissons, édulcorée et politicarde, vile, vide et romanesque, odieusement sentimentale, sans doute en souvenir de la boucherie de 1793, ne traverse jamais les apparences et borne son eschatologie au pitoyable triomphalisme radical du « cocorico » de la Belle Époque. Ce n’est qu’un théâtre de foire avec sa pauvre poésie d’Épinal et de roman populaire. À présent que les termites d’Archives se sont attaqués à la vieille maison, tout ce qui demeurait encore de poésie ou de singularité un peu trop forte pour que les historiens puissent complètement les escamoter est en passe d’être décidément confisqué par les idéologies, et noyé par les archéologues. »
Cette confiscation et savante noyade par les idéologues est chose faite, entérinée. Après le roman national sauce Lavisse, de la IIIe République, laïque et positiviste, nous avons eu droit à un récurage de précision, une dénationalisation de l’Histoire de France, si j’ose dire. Aujourd’hui, un Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et auteur de Pour une histoire-monde, y contribue avec tout le prestige de sa fonction, dûment auréolé de titres académiques.
Destruction du roman national
Pierre Nora notait très justement que « l’idéologie des droits de l’homme porte en elle la destruction du roman national. » Cependant, nous avons dépassé ce stade. Les droits de l’homme se sont un peu éventés et démodés, à force de verbalisme et de posture – ce qui entraîne fatalement inflation et érosion sémantiques. La vogue croissante et déjà bien installée d’une idéologie, prétendant certes en finir avec les idéologies et les grands récits, s’est imposée vaillamment à la succession. Je veux parler, bien entendu, de la déconstruction, sacro-sainte bien que récusant le sacré comme la sainteté, mais qui n’en doit pas moins être révérée par tout intellectuel digne de ce nom, se souciant d’être à la page.
Pour ma part, chaque fois que le vocable déconstruction est plantureusement dégoisé par un cuistre, je subodore qu’il prétend m’en imposer par ce facile procédé rhétorique et j’ai instantanément l’encéphale qui me turlupine. Une myriade de questions afflue, en rangs serrés, telles des légions romaines psychiques, toutes plus rétrogrades les unes que les autres. Je dois dire que certaines surnagent dans ce tourbillon de perplexité. Comme celle-ci, par exemple : pourquoi la déconstruction, cette philosophie mise au point par Derrida, qui prétend abolir jusqu’à la notion de sens, devrait-elle être prise au sérieux ? En effet, ce même Derrida professait, candide :
« Là où la pensée opère, elle ne veut rien dire. »
Mais alors si elle ne veut rien dire, la déconstruction ne veut rien dire non plus !
Victoire de l’insignifiant
Lorsque le sens a déserté le monde, il devient insensé de croire pouvoir l’habiter. Le mouvement de la déconstruction a pour tâche d’entériner, d’approfondir cette fuite du sens constatée, sur une tonalité tragique, par Nietzsche : « Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? » La quête immémoriale du sens a été supplantée par la célébration, non de l’absurde qui conserve une relation tourmentée et comme nostalgique au sens, mais du non-sens même. Derrida, peu soucieux de la cohérence, ira jusqu’à dire – comme rappelé plus haut — que « partout où elle opère, la pensée ne veut rien dire ». Les amateurs de paradoxes savoureront. Deleuze, quant à lui, dont la philosophie est certainement l’expression paroxystique de cette tendance qui semble se réaliser jusque dans sa prose, célèbre « un corps sans organes qui ne cesse de défaire l’organisme, de faire passer et circuler des particules asignifiantes », dans une même veine il ajoute : « On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre. » Pareille rage à enterrer son propre message, qui ne veut rien dire, laisse pantois.
Déconstruction et décomposition du langage
La décomposition du langage, que ce soit dans la dissémination derridienne qui lui refuse l’ordination au monde, à l’être et finalement au sens, ou dans les bégaiements qui s’abîment dans la banalité du dire et des vains bavardages sans forme, ponctués par des borborygmes – pour donner bonne mesure – caractérise une décadence politique et une entropie spirituelle inouïes. Joseph de Maistre, en bon logocrate, énonce la loi anthropologique, politique et linguistique, suivante :
« En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage. »
Et l’entrée en grande pompe du vocable déconstruction, son usage systématique dans quelque entreprise de propagande que ce soit, est un signe de dégradation d’une limpidité cristalline.
François Bousquet épingle les caractéristiques de la déconstruction comme suit :
« La déconstruction rejoint les franges les plus radicales de la philosophie libertarienne. L’homme devient entrepreneur de lui-même, selon la formule de Foucault, qui voyait dans les théories néolibérales du capital humain développées par l’école de Chicago l’équivalent du travail de destruction-déconstruction qu’il menait dans le champ philosophique : une promesse d’atomisation sociale, d’hybridation culturelle et d’indétermination identitaire. »
En somme la doctrine de la « destruction créatrice » chère à Joseph Schumpeter. Destruction des habitus, des coutumes, des traditions et des structures fondamentales d’une société, pour ne plus laisser régner que le marché tout nu, sans contrepoids moral ou anthropologique que ce soit. La déconstruction comme théologie, avec sa doctrine et ses grands prêtres à l’âge du capitalisme mondialisé.
Une manœuvre bien connue désormais, qui pourtant rencontre toujours autant de succès : la gauche libertaire s’occupe des idées, du culturel, du sociétal – en l’occurrence la déconstruction – et la droite libérale y voit un moyen de s’ouvrir de nouveaux marchés. Michel Clouscard n’a rien dit de trop sur ce point, sans toutefois toujours en tirer les conséquences qui s’imposent.
Jean-François Mattéi écrit dans L’Homme dévasté :
« Rémi brague, dans Le Propre de l’homme, a mis en lumière l’impuissance de l’humanisme classique et de l’antihumanisme moderne à donner une légitimité à l’existence de l’homme. L’humanisme, celui de Montaigne, parce qu’il a échoué à fonder l’homme sur une vie passagère en oubliant la nécessité d’un point d’appui extérieur. L’antihumanisme, celui d’un Foucault, parce qu’il n’a pu rompre le cercle de la mort de l’homme et de la mort de Dieu. Tous deux, en repliant l’homme sur son propre vide sans lui laisser d’issue, concourent à sa disparition. “La création de soi par soi tourne à la destruction de soi par soi.” (Rémi Brague). »
C’est donner une définition exacte de la déconstruction.
Libération enthousiaste
Toutes ces réflexions ne sont pas du goût de Libération, c’est l’évidence même, qui saluait la série documentaire en ces termes : « « Notre histoire de France » : une série sur France 2 pour « déconstruire » le roman national. » Il nous est précisé que, de son côté « 20 minutes, partenaire de « Notre histoire de France », n’a pas visionné tous les épisodes mais nul doute que la manière dont seront abordées certaines figures, dans un programme aussi exposé, fera grincer des dents les partisans d’une histoire de France rigide, forcément blanche, forcément chrétienne. » Les bons apôtres ! Faire grincer des dents ceux qui s’en tiennent absurdement à « une histoire de France rigide, forcément blanche, forcément chrétienne », est un noble souci, certes, mais nous verrons que les déceptions seront grinçantes pour ces mêmes apôtres et ne bouderons pas notre plaisir.
Après visionnage, Télérama titre, désabusé :
« « Notre histoire de France » : France 2 choisit les héros surannés d’un panthéon IIIe République. »
Et Libération, revenu de ses espérances trompeuses et trompées, se remettant mal d’une griserie qu’il lui faudra s’employer à déconstruire, sans doute :
« Peut-on écrire « Notre Histoire de France » sans tomber dans le roman national ? »
Comme si le roman national constituait en soi une chute. Mais de quels sommets ? La réponse est simple : non.
Nous ferons quelques remarques brèves, épisode par épisode, pour déconstruire – après tout ce mot appartient à tout le monde ! — cette série documentaire consacrée à l’Histoire de France et nous verrons s’il y a lieu de rejoindre les conclusions de Libération, une fois n’est pas coutume. Nous verrons que la déconstruction promise, annoncée, présentée ainsi dans les médias, n’a pas été à la hauteur des attentes et que le roman national n’est pas démantelé méthodiquement, de quoi décevoir les passions nihilistes de nos chers déconstructeurs. Et pourtant dès le texte du générique, qui introduit chaque épisode, nous aurions pu croire que la Grande Histoire serait mise en arrière-plan du récit :
« Ces événements ont construit la France, façonné un peuple, et forgé une nation. Des femmes, des hommes, mais aussi des rois, des reines, des personnages légendaires, ont écrit cette histoire, notre histoire. »
À suivre
Jean Montalte