Le gestionnaire de fonds d’investissement Paul Marshall a racheté l’hebdomadaire conservateur The Spectator et est également en lice pour racheter le journal conservateur Telegraph, qui comprend le site telegraph.co.uk, le quotidien papier The Daily Telegraph et l’édition papier du week-end The Sunday Telegraph. Le rachat de l’hebdomadaire The Spectator englobe aussi celui du mensuel d’art Apollo. Avec la jeune chaîne télévisée d’information en continu GB News, c’est un véritable groupe médiatique conservateur qui est en train de se constituer au Royaume-Uni, qui comprend aussi le site de réinformation UnHerd fondé en 2017 par le même Paul Marshall. UnHerd est un jeu de mot : prononcé comme Unheard (jamais entendu), il s’écrit avec « un » (l’équivalent du préfixe français « dé », comme dans « défaire ») et le nom « herd » pour troupeau, comme pour un troupeau de moutons, ou encore le verbe « herd » pour rassembler ou conduire le troupeau.
Saisie des éditeurs par la Lloyds Bank
Le Telegraph et le Spectator avaient été mis en vente en 2023 après la saisie des deux journaux par la Lloyds Bank à laquelle leurs propriétaires, les frères Barclay, devaient 1,2 milliards de livres sterling. Une option avait alors été prise pour leur rachat par RedBird IMI, une co-entreprise de l’Américain RedBird Capital Partners et d’International Media Investments (IMI). IMI est une compagnie basée aux Émirats Arabes Unis qui appartient au cheikh Mansour bin Zayed Al Nahyan, actuel vice-président et vice-premier ministre émirati, ce qui a suscité des protestations dans les milieux politiques et médiatiques outre-Manche. Finalement, le gouvernement tory de Rishi Sunak a réagi en janvier en promettant de bloquer la transaction et le Parlement a modifié la loi en mars. Un gouvernement étranger ne peut désormais plus acquérir, directement ou indirectement, par exemple par le biais de fonds d’investissement privés comme dans le cas d’IMI, plus de 0,1 % des parts d’un média du Royaume-Uni, ceci afin d’éviter que les médias puissent être contrôlés par une puissance étrangère.
100M de livres pour Spectator
RedBird IMI, qui avait versé 600 millions de livres sterling pour son option d’achat, cherche depuis à rentrer dans ses fonds et a par conséquent lancé un appel d’offres pour la vente du Spectator et du Telegraph. L’affaire est donc bouclée pour le Spectator, qui se targue d’être le plus ancien magazine au Royaume-Uni (il date de 1826), au prix de 100 millions de livres sterling.
« Le prix auquel nous avons été vendus, 100 millions de livres sterling, témoigne de cette confiance en notre potentiel », s’est réjouit le rédacteur-en-chef de l’hebdomadaire, Fraser Nelson dans son éditorial du 10 septembre, après l’annonce de la vente.
« Nous étions évalués à 20 millions de livres sterling lorsque nous nous sommes séparés du Daily Telegraph en 2005. Depuis, le marché des magazines a chuté d’environ deux tiers, mais nos abonnements ont plus que doublé. Cette multiplication par cinq de la valeur de notre entreprise est, pour le moins, rare dans notre secteur d’activité. L’appel d’offres a attiré 22 acheteurs potentiels, dont certains des plus grands et des plus respectés noms de l’édition britannique et européenne. Pas mal pour une publication qui compte juste une grosse trentaine de journalistes. »
Pour Nelson, la réussite du Spectator prouve qu’il y a encore de la place pour un journalisme de qualité. Et de citer un ancien membre de la rédaction du journal, le romancier écossais John Buchan, qui avait affirmé en 1928 :
« Il est fatal d’avoir l’oreille toujours collée au sol, de ne parler que de choses douces à entendre, de ne donner à ses lecteurs que ce que l’on pense qu’ils aimeront. C’est ainsi que l’on peut obtenir une popularité temporaire, mais pas une popularité durable. Pour gagner un public, il faut du tact et du bon sens ; pour le conserver, il faut de l’intégrité et du courage. Le Spectator a eu une influence unique parmi nos compatriotes, une influence gagnée non pas par des artifices de pacotille, mais par la franchise morale et intellectuelle. »
Le Telegraph toujours en vente
Trois candidats restent en lice pour le Telegraph, dont justement Paul Marshall. Pour rentrer dans ses fonds, RedBird IMI doit désormais en obtenir au minimum 500 millions de livres sterling, sans compter les frais qui ont forcément dû être occasionnés par la gestion de ce dossier et des mois de lobbying infructueux. La somme obtenue pour le Spectator ayant dépassé les attentes, il est fort possible que ce seuil des 500 millions de livres soit dépassé. Le deuxième round d’appels d’offres a démarré fin septembre. Paul Marshall aura face à lui Nadim Zahawi, ancien ministre des finances de Boris Johnson et président du Parti conservateur pendant les premiers mois du gouvernement Sunak. D’après la chaîne Sky News, Zahawi pourrait confier à Boris Johnson un rôle majeur dans la direction du Telegraph si son offre l’emporte. National World Publishing Ltd, groupe médiatique comptant une centaine de journaux et sites Web à son actif est lui aussi encore dans les cordes. Le propriétaire du Daily Mail s’était également porté candidat mais s’est retiré au début de l’été en raison du risque de voir la transaction bloquée par les autorités de la concurrence. Mais outre les trois candidats déjà cités, d’après la BBC le magnat des médias Rupert Murdoch serait lui aussi encore en lice pour le rachat du Telegraph, ce qui porterait à quatre le nombre de candidats dans ce deuxième round d’appels d’offres. La BBC, média public dont le penchant à gauche n’est plus à prouver, s’inquiète du risque de voir Paul Marshall l’emporter « alors qu’il poursuit son projet de construction d’un empire de médias de droite ».
Du pluralisme, mais britannique
Quoi qu’il en soit, grâce à la loi définitivement adoptée en mars par la Chambre des Lords, le Telegraph et le Spectator resteront britanniques et continueront de contribuer de manière indépendante à ce vrai pluralisme médiatique qui existe encore outre-Manche, beaucoup plus que dans l’Hexagone. Un pluralisme et une liberté des médias défendus à travers tous les partis politiques. Le rédacteur-en-chef du Spectator, Fraser Nelson, le soulignait dans son éditorial du 26 mars dernier, intitulé « L’offre d’achat des Émirats arabes unis pour The Spectator est terminée » :
« Il ne s’agissait pas d’une question de faction ou de parti. Le succès a plusieurs pères, mais Thangham Debonnaire, ministre de la culture du gouvernement fantôme, a fait bouger les choses en renouvelant l’engagement du parti travailliste en faveur de la liberté de la presse et en se déclarant opposée par principe à l’accord avec les Émirats arabes unis. Les libéraux-démocrates se sont montrés résolus, tant aux Communes qu’aux Lords. Caroline Lukas, des Verts, a apporté son soutien. Même les membres du Parti national écossais SNP ont souligné qu’il était manifestement insensé de laisser des puissances étrangères acheter des journaux nationaux. Peu de causes bénéficient d’un véritable soutien interpartis, mais l’interdiction pour les gouvernements d’acheter des journaux est l’une d’entre elles. »
Une situation qui contraste avec la nôtre, notamment à la lumière de la présence qatarie dans les médias français.
Voir aussi : Au Royaume-Uni, la chaîne anti-woke GB News confirme son succès après des débuts difficiles